CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 20 novembre 2019, n° 18-05965
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Quitté Développement (SAS)
Défendeur :
CNH Industrial France (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Bodard-Hermant, M. Gilles
Avocats :
Mes Régnier, Bourgeon, Baechlin, Vogel
FAITS ET PROCÉDURE
La société CNH Industrial France (CNH) vient aux droits de la société New Holland. Elle est constructeur et importateur de matériel agricole notamment de marque New Holland.
La société Quitté Finances vient aux droits de la société Quitté Développement qui venait elle-même aux droits de la société Etablissements Quitté par l'effet d'une transmission universelle de patrimoine du 25 avril 2015 et dont le dirigeant était M. Roger Quitté.
La société Etablissements Roger Quitté & Fils - Cemia (Cemia), qui avait le même dirigeant et un actionnariat commun, a conclu avec la société CNH le 26 février 1997 un contrat de concession exclusive pour la distribution des matériels de marque New Holland, à durée indéterminée dont CNH, concédante, a réduit le territoire en application de son article 1.4, par lettre du 20 juin 2013 avec un préavis de six mois.
S'estimant victime directe de cette rupture qu'elle prétend brutale, de relations commerciales établies, la société Quitté Développement a assigné, par acte du 2 novembre 2016, la société CNH Industrial France pour obtenir réparation de ses préjudices. Par jugement du 26 février 2018, le tribunal de commerce de Paris a dit la SAS Quitté Développement recevable mais non fondée en ses demandes et l'a condamnée à payer à la SAS CNH Industrial France une indemnité de procédure de 7 000 euros ainsi qu'aux dépens.
La société Quitté Finances est appelante de ce jugement, et par conclusions déposées et notifiées le 4 octobre 2019, elle demande à la cour de :
- la dire recevable et bien fondée en son intervention volontaire comme venant aux droits de la société Etablissements Quitté ;
Vu les articles L. 442-6-I-5°) du Code de commerce et 1382 du Code civil,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il l'a dite " non fondée en ses demandes " et condamnée à payer une indemnité de procédure ;
- rejeter les demandes adverses ;
- dire que la société CNH Industrial France a rompu brutalement à effet du 31 décembre 2013 la relation commerciale qu'elle poursuivait avec la société Etablissements Quitté depuis 1990.
- subsidiairement, dire que la rupture brutale de la relation commerciale que la société CNH Industrial France entretenait avec la société Roger Quitté & Fils - Cemia lui a causé un préjudice dont elle est recevable et fondée à demander réparation sur le fondement de la responsabilité délictuelle ;
- condamner la société CNH Industrial France à lui payer la somme de 473 218 euros à ce titre outre une indemnité de procédure de 15 000 euros ainsi qu'aux dépens.
La société Quitté Finances soutient qu'elle entretenait des relations commerciales établies directement avec CNH de 1990 à 1997, puis que Cemia lui a cédé, avec l'accord de CNH, ses droits découlant du contrat de concession de 1997 pour le secteur de Saint Jean d'Angely et que la relation poursuivie entre elle et CNH peut être assimilée à une relation de sous-traitance. Elle en déduit qu'elle est fondée à solliciter 24 mois de préavis en réparation du préjudice propre qu'elle prétend subir du fait de la réduction le 20 juin 2013 du territoire concédé à Cemia en 1997, qui correspond au secteur de Saint Jean d'Angely, soutenant que cette réduction est une manœuvre de rétorsion suite à son refus, le 15 avril 2013, de vendre son entreprise de Niort au groupe Chambon qu'elle lui désignait.
La société CNH Industrial France, intimée, par conclusions déposées et notifiées le 30 septembre 2019 demande à la cour, au visa notamment les articles 122, 123 et 517 du Code de procédure civile, 1134, 1165, 1382 et 1842 du Code civil, L. 442-6 du Code de commerce, dans leur rédaction applicable aux faits de :
- débouter la société Quitté Finances,
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Quitté Développement et des chefs de l'indemnité de procédure et des dépens
- et condamner la société Quitté Développement à lui payer une indemnité de procédure de 15 000 euros ainsi qu'aux dépens, distraits conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.
CNH, qui fait valoir que l'appelante a attendu trois ans pour assigner, conteste toute relation commerciale établie directement avec la société Etablissements Quitté, de droit ou de fait, depuis 1997, en l'absence de contrat signé avec la société Etablissements Quitté et de facturation directe. Elle soutient qu'il ne peut y avoir de sous-traitant à un contrat de concession et qu'en tout état de cause, elle a respecté les termes du contrat et accordé un préavis de six mois, correspondant au double du préavis contractuel tenant dûment compte du contexte de la relation commerciale établie avec Cemia et d'une réduction de territoire ne représentant que 16 % des ventes de celle-ci. Enfin, elle soutient qu'aucune faute de sa part ni aucun préjudice ne sont démontrés, alors même qu'elle est toujours en relation avec Cemia aujourd'hui dénommée Gonin puis après fusion, Gonin Matériel Agricole.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du Code de procédure civile.
SUR CE LA COUR
Il y a lieu de déclarer recevable l'intervention volontaire de la société Quitté Finances, dont il n'est pas contesté qu'elle vient aux droits de la société Etablissements Quitté.
Sur l'existence entre les parties d'une relation commerciale établie
L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, applicable en l'espèce, dispose qu'engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé, celui qui rompt brutalement une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale.
Il est constant qu'une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce s'entend d'échanges commerciaux conclus directement entre les parties.
Les parties s'opposent sur l'existence entre elles d'une relation commerciale établie au sens de ce texte.
La société Quitté Finances fait valoir qu'elle a été concessionnaire de CNH de 1990 à 1997 et prétend vainement avoir poursuivi avec CNH après 1998 une relation commerciale directe en tant qu'" établissement secondaire ou filiale " de Cemia, au sens de l'annexe D du contrat de concession conclu par celle-ci le 26 février 1997 et avoir bénéficié avec l'accord de CNH, de la cession stipulée par Cemia de ses droits issus de ce contrat.
En effet, si l'annexe D " organisation du concessionnaire " du contrat de concession litigieux indique bien au point 1.9 un " établissement secondaire ou filiale " à Saint Jean d'Angely, il n'y est néanmoins fait nulle mention de son exploitation par la société Etablissements Quitté et Cemia est le seul concessionnaire partie à ce contrat.
Par suite, la circonstance que CNH savait que les locaux de Saint Jean d'Angely n'étaient pas un établissement secondaire de Cemia mais le siège social de la société Etablissements Quitté avec laquelle elle avait entretenu des relations contractuelles de 1990 à 1997 et à laquelle elle avait facturé et livré jusqu'en 1998 les produits objet du contrat de concession de 1997 ne suffit pas à caractériser l'accord écrit et préalable de CNH à toute cession de droits issus du contrat, tel que requis par son article 22 ou l'accord de CNH en toute connaissance de cause, à la stipulation pour autrui alléguée. A cet égard, il importe peu que Cemia et la société Etablissements Quitté ait le même dirigeant et un actionnariat commun.
De même, il est indifférent que les locaux de Saint Jean d'Angely, figurant au contrat de concession portent les enseignes de New Holland dès lors qu'ils y figurent comme lieu de son exécution ou que CNH ait livré directement la société Etablissements Quitté jusqu'en 2013 puisque CNH n'a contracté et entretenu de relation commerciale qu'avec Cemia à compter de 1997, à qui CNH facturait et que Cemia payait, peu important cette livraison directe au client final.
Enfin, il n'est pas sérieusement soutenu à titre subsidiaire que la société Etablissements Quitté a poursuivi avec CNH à compter de 1997 une relation assimilable à une relation de sous-traitance agréée dès lors que cette société, qui invoque dans le même temps sa qualité de concessionnaire (Conclusions p. 13) n'est pas mentionnée au contrat et qu'elle n'entretient de relations qu'avec Cemia, seule débitrice de CNH, qui n'a pas reçu commandes de la société Etablissements Quitté qu'elle n'a pas facturée.
Il en résulte l'absence de preuve d'une relation commerciale directe entre CNH et la société Etablissements Quitté. La société Quitté Finances qui vient aux droits de cette dernière est donc mal fondée en ses demandes formées au visa de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce.
Sur la responsabilité délictuelle de la société Quitté Finances
Il est constant que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage.
Ainsi, la société Quitté Finances peut se dire victime directe, en sa qualité de seule exploitante effective des territoires retirés au concessionnaire en titre le 20 juin 2013, de la réduction de territoire litigieuse, même en l'absence de grief de celui-ci de ce chef.
L'article 1.4 du contrat est ainsi libellé : " Article 1.4 - Le Concédant peut à tout moment et avec un préavis écrit d'au moins trois mois, modifier le territoire pour tout ou partie des Produits pour des raisons objectives telles que celles figurant en annexe F. "
" Annexe F - Pour l'application de l'article 1.4 du contrat, sont considérés comme des raisons objectives justifiant la modification du Territoire pour tout ou partie des Produits à l'initiative du Concédant, les cas suivants :
1. Les ventes cumulées des Produits concernés faites par le Concessionnaire dans la partie du Territoire objet de la modification ont représenté au cours des douze mois précédant la notification de l'article 1.4 une part de marché inférieure à 80 % de la part de marché détenue par le concédant dans la partie restante du Territoire ... ".
Il est établi que CNH a réduit le territoire concédé à Cemia par lettre du 20 juin 2013, conformément à l'article 1.4 du contrat de concession, soit :
- motif pris d'une sous-performance objective telle que prévue à l'annexe F point 2 auquel cet article renvoie
- en respectant, compte tenu de la qualité de ses relations avec Cemia, un préavis de six mois correspondant au double du préavis que cet article prévoit,
- sans que cette réduction de territoire n'ait pas été remise en cause par Cemia au-delà de la seule lettre du 8 juillet 2013 y voyant une réponse contestée à son refus de donner suite à la suggestion de CNH de vendre son entreprise au groupe Chambon, étant au surplus observé que Cemia est toujours en relation d'affaires avec CNH.
- après l'avoir mise en demeure de proposer un plan d'action par lettres des 8 mars 2010 et 31 janvier 2012 (ses pièces 4 et 5).
Or, la société Quitté Finances ne démontre ni manquement contractuel de CNH ni faute à son égard pour les raisons qui suivent.
Il résulte du tableau reproduit dans la lettre du 20 juin 2013 que la part de marché tracteurs de Cemia sur la zone retirée, soit 9,7 % en 2012 était effectivement nettement inférieure de 80 % à sa part de marché sur le reste de son territoire, soit 15,5 % la même année, de même qu'en moyenne sur les années 2010-2012 soit 10,4 % pour 15,4 %. Le fait qu'aucune statistique ne les étaye ne suffit pas à les invalider dès lors que Cemia elle-même s'est bornée par lettre du 8 juillet 2013 précitée à faire valoir que le taux de pénétration, sur le secteur concerné, était conforme à la moyenne nationale, en dépit des ventes des concessionnaires voisins.
La référence aux seuls tracteurs est pertinente dès lors qu'ils représentaient 71 % du matériel vendu à Cemia en 2012. En outre elle permet une appréciation objective puisque les tracteurs sont immatriculés et la circonstance que ces pourcentages correspondent à un écart de quatre tracteurs sur douze mois sur un marché étroit ne suffit pas à en faire, comme allégué, le prétexte d'une rupture destinée à favoriser le groupe Chambon auquel CNH a attribué les secteurs retirés sans qu'il ait eu à bourse délier pour acquérir les titres ou le fonds de commerce de la société Etablissements Quitté.
Enfin, la justification de ces performances à Saint Jean d'Angely par les ventes des voisins sur ce territoire contractuel - le groupe Houvrard et la société Gonin - est inopérante dès lors que la part de marché ne tient pas compte des vendeurs et qu'ainsi qu'en atteste la correspondance des parties à ce sujet, il n'a pas été établi de faute des concessionnaires voisins, tenus de répondre aux sollicitations des clients et autorisés à réaliser des ventes passives (pièces 15-19, 23 et 25 appelante).
Par ailleurs, quant à la dépendance économique alléguée, la société Quitté Finances a cédé son fonds de commerce en avril 2014 et il n'est démontré ni que CNH " savait parfaitement " que la distribution des produits en cause sur les cantons supprimés correspondait à 100 % de ses ventes de matériels New Holland ni à quel pourcentage correspond effectivement la réduction de territoire dont la société Quitté Finances conteste l'évaluation à 16 % faite par CNH.
Les demandes indemnitaires de la société Quitté Finances ne peuvent donc être accueillies.
Conformément aux articles 696 et 700 du Code de procédure civile, la société Quitté Finances, partie perdante doit supporter la charge des dépens de première instance et d'appel sans pouvoir prétendre à une indemnité de procédure et l'équité commande de la condamner à ce dernier titre dans les termes du dispositif de la présente décision, étant précisé que seuls les dépens peuvent être distraits.
Par ces motifs : LA COUR, Déclare recevable mais non fondée l'intervention volontaire de la société Quitté Finances ; Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; y ajoutant, Condamne la société Quitté Finances aux dépens d'appel et à payer à la société CNH Industrial France une indemnité de procédure de 5 000 euros.