CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 4 décembre 2019, n° 18-05708
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Entre Sols Industrie (Sté)
Défendeur :
Atelier général d'impressions spéciales (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseiller :
M. Gilles
Avocats :
Mes Etevenard, Simon, Traesch, Gary, Baudouin
FAITS ET PROCÉDURE
Vu le jugement rendu le 15 février 2018 par le tribunal de commerce de Rennes qui a :
- débouté la société Entre Sols Industrie (ESI) de l'ensemble de ses demandes,
- condamné la société Entre Sols Industrie (ESI) à payer à la société Atelier Général d'Imprimerie Spéciale (AGIS) :
* la somme de 2 995 euros, à titre de dommages-intérêts, pour rupture brutale des relations commerciales établies, outre intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement,
* la somme de 3 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- débouté la société Atelier Général d'Imprimerie Spéciale (AGIS), du surplus de ses demandes,
- condamné la société Entre Sols Industrie (ESI) aux dépens ;
Vu l'appel relevé par la société Entre Sols Industrie (ESI) et ses dernières conclusions notifiées le 2 janvier 2019 par lesquelles elle demande à la cour, au visa des articles L. 442-6-I 5 ° et suivants du Code de commerce, d'infirmer le jugement en son entier et, statuant à nouveau, de :
- juger que la société AGIS a rompu brutalement les relations commerciales entretenues depuis 1999, en l'absence de lettre de résiliation et de délai de préavis,
- condamner la société AGIS à lui payer les sommes de :
* 55 776 euros équivalant à 24 mois de marge brute, en réparation de la brutalité de la rupture,
* 10 000 euros, à titre de dommages-intérêts, en raison de sa déloyauté et de sa résistance abusive,
* 9 896,04 euros HT, soit 11 875,25 euros TTC, au titre des commissions de l'exercice 2016,
- condamner la société AGIS à lui communiquer les preuves des commandes et livraisons effectuées par elle à la société Sicomen au cours de l'année 2016,
- augmenter l'ensemble des condamnations des intérêts au taux légal à compter du jour de l'assignation introductive d'instance,
- condamner la société AGIS à lui payer la somme de 3 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- la condamner aux dépens de première instance et d'appel ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 7 septembre 2018 par la société AGIS, appelante incidente, qui demande à la cour :
1) sur l'appel principal :
- à titre principal :
* constater que les conclusions de la société ESI ne comportent aucune critique du jugement et que l'appelante ne conclut ni à l'annulation du jugement, ni à son infirmation,
* en conséquence, dire que son appel n'est pas soutenu, que l'effet dévolutif de l'appel ne peut jouer et que la cour n'est valablement saisie d'aucune demande,
* débouter la société ESI de ses demandes sans plus ample examen,
- à titre subsidiaire, dire les prétentions de la société ESI mal fondées et la débouter de ses demandes,
- à titre encore plus subsidiaire, s'il était fait droit au moins en partie aux demandes de la société ESI, ordonner la compensation judiciaire entre les condamnations éventuellement prononcées à son encontre et celles qui seront prononcées à l'encontre de la société ESI pour rupture brutale des relations commerciales qui existaient entre les parties,
2) sur son appel incident :
- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société ESI à lui payer des dommages-intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies, outre les intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement,
- mais l'infirmer sur leur montant et, statuant à nouveau, condamner la société ESI à lui payer, à titre de dommages-intérêts, les sommes de :
* 12 907 euros, en indemnisation de la perte de marge brute subie pendant le délai de 24 mois qui aurait dû être respecté pour mettre fin aux relations,
* 2 601 euros HT, en indemnisation du stock de produits spécifiquement dédié à la société ESI qui n'a pu être écoulé du fait de la rupture brutale des relations et qui ne pourra l'être auprès du reste de sa clientèle,
3) par ailleurs, condamner la société ESI aux dépens d'appel et à lui payer la somme complémentaire de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
SUR CE LA COUR
Des relations commerciales s'étaient nouées depuis le 15 décembre 1999 entre d'une part la société AGIS, qui a pour activité le commerce de matériel d'impression, la découpe de tout matériel lié directement ou indirectement à cette activité ainsi que la fabrication et la commercialisation de supports imprimés, d'autre part la société ESI, qui a pour activité toutes prestations de services et activités d'entretien, de propriété et de maintenance de sols de locaux industriels et collectifs ainsi que la conception, la production et la vente de tous produits et matériels destinés au marquage de toutes surfaces; ces relations étaient matérialisées par des commandes de la société ESI portant sur des rouleaux de bandes adhésives destinées à des marquages au sol.
Fin juillet 2005, le compte de la société ESI ouvert dans les livres de la société AGIS présentait un solde débiteur de 33 190 euros ; les parties se sont alors rapprochées et à la mi-septembre 2005, il a été convenu que la société AGIS reprendrait directement la gestion des commandes de la société Sicomen, jusqu'alors cliente de la société ESI, qu'en contrepartie la société AGIS reverserait à la société ESI une commission correspondant à 50 % du prix de vente des produits vendus à la société Sicomen et qu'à compter de fin 2005, la société ESI ne procéderait à aucun règlement dans l'attente de l'établissement en fin d'année de sa propre facture de commissions; en vertu de cet accord, la société AGIS payait la facture de commission avant que la société ESI lui paye ses propres factures au titre des commandes passées au cours de l'année; le montant de la commission a ensuite été réduit, passant à 45 % en 2006, puis à 42 % en 2007 et pour les années suivantes.
Après transfert du client Sicomen, la société ESI a continué à passer des commandes à la société AGIS pour fournir ses autres clients.
En 2016, M. X, dirigeant de la société AGIS, a cédé celle-ci à la société Quartown ayant pour gérant M. Y ; la société Quartown est devenue la dirigeante de la société AGIS.
Par courriel du 24 février 2017, M. Y a confirmé à la société ESI, suite à leur entretien téléphonique :
- que le montant total des factures qu'elle restait devoir était de 11 912,31 euros TTC et qu'il avait bien noté son accord pour le payer comme suit : 5 382,51 euros par chèque à recevoir le 28 février, encaissement immédiat, et 6 529,80 euros par chèque à recevoir le 28 février, encaissement au 15 avril 2017,
- qu'était mise en place la remise de fin d'année sur les produits rubans de sol en vinyl et que la remise au titre de l'année 2016, d'un montant de 652,98 euros, serait versée à la société ESI dès encaissement de la somme de 11 912,31 euros TTC due à ce jour.
Le 28 février 2017, la société ESI a envoyé à la société AGIS les deux chèques destinés à solder sa dette.
Par la suite, le 22 mai 2017, la société ESI a assigné la société AGIS devant le tribunal de commerce de Rennes afin d'obtenir des dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie ; la société AGIS a conclu au rejet de ces prétentions et formé une demande reconventionnelle sur le même fondement; le tribunal, par le jugement déféré, a débouté la société ESI de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société AGIS la somme de 2 295 euros, à titre de dommages-intérêts, pour rupture brutale de la relation commerciale établie.
Sur la procédure
Il apparaît que le dispositif des premières conclusions notifiées par la société ESI le 12 juin 2018, soit dans le délai de trois mois de l'appel, ne comporte pas de demande d'infirmation ou d'annulation du jugement, mais il reprend toutes les demandes rejetées par le tribunal, ce qui aboutit implicitement mais nécessairement à une demande d'infirmation du jugement et à sa critique.
Dans ses dernières conclusions, au vu desquelles la cour doit statuer, l'appelante demande expressément l'infirmation du jugement.
En conséquence, la société AGIS est mal fondée à prétendre que la cour ne serait pas valablement saisie des demandes de la société ESI et que l'appel de cette dernière ne serait pas soutenu.
Au fond
La société ESI, appelante, expose :
- que depuis janvier 2000, elle est l'auteur et le concepteur d'une gamme de produits adhésifs de signalisation dont les rouleaux de bandes adhésives d'îlotage, référencée en accord avec la direction du groupe Valeo et qu'elle n'a cessé de commercialiser auprès des usines de ce groupe en France et à l'étranger,
- qu'elle a accordé à la demande de sa cliente Sicomen depuis 2001 un tarif préférentiel ainsi que la possibilité de commercialiser la gamme ESI de rouleaux de bandes adhésives d'îlotage auprès des usines du groupe Valeo,
- que le succès grandissant de la gamme qu'elle a conçue et commercialisée a eu pour effet de lui occasionner une crise de croissance due à un afflux démesuré de commandes du groupe Valeo qui en pratique payait dans un délai de 120 à 180 jours,
- que les sociétés ESI et AGIS se sont rapprochées pour permettre à chacune d'assurer le développement croissant de la gamme de produits adhésifs créés par ESI et fabriqués par AGIS,
- que du fait de l'accord de partenariat du 15 septembre 2005, la société AGIS bénéficiait désormais de l'autorisation implicite de commercialiser, pour le compte de la société ESI, la gamme de produits créée (quasi concession de licence de marque) ainsi que de l'exclusivité de ses ventes et prestations,
- que de 2005 à 2016, la société AGIS a bénéficié de la confiance et des process commerciaux mis en place par elle avec deux clients " premium " : Sicomen et Groupe Valeo et qu'elle a bénéficié d'une autorisation d'exploitation de la propriété industrielle de la société ESI.
L'appelante prétend que la modification brutale des conditions commerciales et tarifaires par la société AGIS dans son courriel du 24 février 2016, l'a empêchée de continuer à se fournir auprès d'elle et s'analyse en une rupture brutale de sa part de la relation commerciale établie depuis 17 ans ; reprochant à la société AGIS de ne pas lui avoir adressé de lettre de résiliation et de ne lui avoir accordé aucun préavis, elle soutient :
- que la société AGIS ne justifie d'aucun manquement de sa part l'autorisant à rompre sans préavis la relation commerciale,
- qu'elle avait mis en œuvre une stratégie à moyen et long terme pour restructurer son activité avant et après la rupture brutale,
- que cette restructuration avait été rendue urgente et indispensable afin de pouvoir survivre à l'abus de position dominante exercée par la société AGIS au cours des deux années précédant son rachat, soit d'avril 2015 à juin 2016,
- qu'il convenait pour elle de parvenir à ne plus être dépendante à 100 % de son fournisseur AGIS et de s'équiper pour pouvoir produire, fabriquer et livrer ses clients (Valeo et Amazon),
- que la brutalité de la rupture l'a désorganisée alors qu'elle se trouvait en plein processus d'investissement et de réorganisation.
Mais la société AGIS réplique à juste raison :
- que pendant 17 ans, elle a vendu des produits à la société ESI sans la moindre variation de prix, alors qu'elle appliquait des augmentations de tarif à ses autres clients,
- que les prix appliqués à la société Sicomen n'ont subi aucune variation même après la reprise de ce client en direct,
- que la société ESI ne justifie aucunement d'un abus de position dominante de sa part et ne démontre en rien avoir conçu ou créé une gamme originale de produits adhésifs de signalisation,
- que la société ESI mentionne sur son site internet qu'elle effectue des travaux d'impression numérique d'adhésifs tous formats pour tous types de supports, sans aucune indication de création d'une gamme de produits, et qu'elle n'a jamais déposé de brevet pour une quelconque invention ou création,
- qu'elle-même n'a jamais refusé d'honorer une commande de la société ESI et que c'est celle-ci qui, à partir du 8 décembre 2016, ne lui a plus adressé de commandes alors que pendant les trois années précédentes le montant annuel moyen de ses commandes était de 14 063,33 euros,
- que la facturation de commissions, qui résultait d'un accord intervenu en 2005 lors de la reprise du client Sicomen et qui ne limitait pas leur versement dans la durée, ne correspondait plus en février 2016 à un service effectivement rendu,
- que par attestation dont il n'est nullement prouvé qu'elle ait été rédigée sous la pression comme prétendu par la société ESI, M. X, ancien dirigeant de la société AGIS, précise qu'une réunion s'est tenue le 23 juin 2016 entre lui, M. Y, nouveau dirigeant de la société AGIS et M. Z, dirigeant de la société ESI, au cours de laquelle il a été convenu que suite au changement de direction de la société AGIS, les anciennes pratiques de délais de paiement et de règlement de commissions Sicomen ne pouvaient perdurer et qu'il convenait désormais que la société ESI paye ses factures à leur échéance et qu'un nouveau système de remises soit mis en place pour remplacer le système des commissions Sicomen non adossé à un service effectif de la part de la société ESI,
- que la pratique des commissions était susceptible, par application de l'article L. 442-6 1er du Code de commerce, d'engager la responsabilité de son auteur pour avoir obtenu ou tenté d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu,
- que si un " service " a pu être rendu au titre de l'apport du client Sicomen, ce fait ne peut justifier le versement d'une commission permanente sur les ventes réalisées auprès de ce client sans aucune limitation de durée.
De plus, la société ESI ne verse aux débats aucun élément de nature à étayer ses dires relatifs aux relations qu'elle entretenait avec les sociétés du groupe Valeo et la société Sicomen.
Au regard de l'ensemble de ces éléments, elle doit être déboutée de toutes ses demandes en dommages-intérêts au titre d'une rupture brutale par la société AGIS de la relation commerciale établie ainsi que pour déloyauté et résistance abusive.
Le tribunal a justement retenu que la rupture incombait à la société ESI qui avait cessé ses commandes en décembre 2016, brutalement, sans préavis écrit ; la société AGIS demande en réparation la somme de 12 907 euros calculée sur la base d'un chiffre d'affaires annuel moyen réalisé avec la société ESI de 14 063,33 euros, une marge brute de 45,89 % et un préavis de 24 mois.
Mais contrairement à ce que fait valoir la société AGIS, un préavis de 3 mois était suffisant compte tenu de la modicité de son chiffre d'affaires annuel avec la société ESI par rapport à son chiffre d'affaires global annuel de 800 000 euros et de la possibilité pour elle de retrouver rapidement d'autres clients ; son préjudice s'établit donc à la somme de 1 613,42 euros (14 063,33 x 0,4589 x 3 : 12).
Par ailleurs, la société AGIS demande la somme de 2 601 euros HT en exposant que, du fait de la rupture brutale, elle se trouve avec un stock spécifiquement dédié aux sociétés ESI et Sicomen qu'elle ne pourra écouler auprès de Sicomen dans la mesure où les produits adhésifs ont une durée d'utilisation de 18 mois au-delà de laquelle ils perdent leurs qualités s'ils ne sont pas posés sur un support.
Sa demande de ce chef ne peut prospérer dans la mesure où la société AGIS ne justifie pas en quoi ce stock serait spécifique et ne pourrait servir à d'autres clients que les sociétés ESI et Sicomen.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile
La société ESI qui succombe en toutes ses prétentions doit supporter les dépens de première instance et d'appel.
Vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme supplémentaire de 4 000 euros à la société AGIS et de rejeter la demande de la société ESI de ce chef.
Par ces motifs : LA COUR, Dit que l'appel de la société Entre Sols Industrie (ESI) est soutenu et que la cour est valablement saisie des demandes de cette société, Infirme le jugement seulement en ce qu'il a condamné la société Entre Sols Industrie (ESI) à payer à la société Atelier Général d'Imprimerie Spéciale (AGIS) la somme de 2 995 euros, à titre de dommages-intérêts, pour rupture brutale des relations commerciales établies, Statuant à nouveau, Condamne la société Entre Sols Industrie (ESI) à payer à la société Atelier Général d'Imprimerie Spéciale (AGIS) la somme de 1 613,42 euros, à titre de dommages-intérêts, en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale de la relation commerciale établie, avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement, Confirme le jugement en toutes ses autres dispositions, Y ajoutant, Condamne la société Entre Sols Industrie (ESI) à payer à la société Atelier Général d'Imprimerie Spéciale (AGIS) la somme de 4 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Déboute les parties de toutes leurs autres demandes, Condamne la société Entre Sols Industrie aux dépens d'appel.