CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 28 novembre 2019, n° 17-07023
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Sogeclair (SA)
Défendeur :
CTA Events (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Birolleau
Avocats :
Mes Monta, Iglesis, Testut, Meynard, Coste
FAITS ET PROCÉDURE :
La société Sogeclair est la société holding du groupe Sogeclair, spécialisé dans l'ingénierie en matière de structure et de simulation dans le domaine notamment de l'aéronautique.
La société CTA Events est une agence de voyages et de gestion de déplacements professionnels.
Par acte sous seing privé du 21 avril 2010, la société Sogeclair et la société CTA Events ont conclu un contrat de prestations de services aux termes duquel la société Sogeclair a confié à la société CTA Events l'organisation des voyages professionnels réalisés par le personnel des sociétés du groupe Sogeclair. Ce contrat a été conclu pour une durée d'une année. Il était stipulé que toute extension de validité du contrat ferait l'objet d'un avenant.
Après le terme du contrat, des relations se sont poursuivies entre la société Sogeclair et les filiales du groupe et la société CTA Events.
Dans un courriel du 13 janvier 2016, il a été demandé à la société CTA Events de transmettre ses meilleurs tarifs dans le cadre d'une recherche d'optimisation des coûts " voyages ".
Par courriel du 15 janvier 2016, la société CTA Events a répondu à cette demande.
Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 20 janvier 2016, la société Sogeclair a rappelé à la société CTA Events que le contrat conclu avait pris fin le 21 avril 2011 et que ses effets avaient néanmoins perduré au-delà du terme. Elle indiquait dans ces conditions confirmer l'expiration de ce contrat et sa résiliation à compter du 29 février 2016.
A compter du 29 février 2016, plus aucune commande de prestations de service n'a été passée auprès de la société CTA Events pour les sociétés du groupe Sogeclair.
Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 11 mars 2016, la société CTA Events a, par l'intermédiaire de son conseil, critiqué les conditions de la rupture des relations et mis en demeure la société Sogeclair de respecter un préavis d'usage.
Cette mise en demeure étant demeurée infructueuse, la société CTA Events a, par acte du 20 mai 2016, assigné la société Sogeclair devant le tribunal de commerce de Bordeaux afin d'obtenir la réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Par jugement du 20 mars 2017, le tribunal de commerce de Bordeaux a :
- constaté la rupture brutale des relations commerciales,
- condamné la société Sogeclair à payer à la société CTA Events la somme de 29 214,55 euros à titre de dommages et intérêts,
- débouté la société CTA Events de sa demande de dommages et intérêts pour préjudice moral,
- condamné la société Sogeclair à payer à la société CTA Events la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- ordonné l'exécution provisoire,
- condamné la société Sogeclair aux dépens.
La société Sogeclair a interjeté appel de cette décision le 31 mars 2017.
Prétentions et moyens des parties :
Dans ses dernières conclusions du 19 juillet 2017, la société Sogeclair demande à la cour de :
- la recevoir en son appel,
Au fond,
- le dire bien fondé,
- réformer en son entièreté la décision dont appel,
- constater, dire et juger que l'ensemble des sociétés cocontractantes de la société CTA Events n'ont pas été appelées en cause et que la société Sogeclair ne saurait répondre pour ses filiales,
Vu les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5e du Code de commerce,
- constater, dire et juger que la société Sogeclair a ménagé un préavis suffisant à la société CTA Events tenant compte de la durée des relations contractuelles, des moyens mis en œuvre par la société CTA Events et du faible chiffre d'affaires développé,
A titre subsidiaire,
- constater, dire et juger que la société CTA Events a exigé un préavis de 90 jours et que la société Sogeclair a ménagé un préavis d'un mois et 18 jours, le préjudice ne pouvant être évalué qu'entre ces deux durées,
- débouter la société CTA Events de l'ensemble de ses demandes,
- la condamner au paiement de la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
A l'appui de son appel, la société Sogeclair rappelle que si un contrat la liait à la société CTA Events, celui-ci s'est achevé le 20 avril 2011 dès lors qu'il n'était pas renouvelable. Elle fait valoir que les relations qui ont eu lieu par la suite ont lié la société CTA Events à chacune des sociétés du groupe Sogeclair et que chacune de ces sociétés dispose d'une personnalité morale distincte. Elle dénie toute relation établie mais prétend que ses relations avec la société CTA Events postérieurement au 20 avril 2011 ont été ponctuelles et ont généré un chiffre d'affaires annuel moyen de 18 000 euros, minime au regard du chiffre d'affaires annuel réalisé par la société CTA Events.
A titre subsidiaire, elle estime avoir ménagé un préavis suffisant à la société CTA Events. Elle considère à cet égard que le délai de préavis a commencé à courir le 13 janvier 2016, et non le 20 janvier 2016, soit une durée d'un mois et 18 jours de préavis. Elle précise en effet que le courriel du 13 janvier 2016 exprimait sa volonté de recourir à un appel d'offres et manifestait en conséquence sa volonté de mettre fin aux relations dans le cadre existant. Si l'on devait retenir sa lettre du 20 janvier 2016 comme point de départ du délai de préavis, elle estime que le préavis observé d'une durée d'un mois et 9 jours était suffisant. Elle fait en effet valoir que les relations ont duré moins de six ans, que le volume d'activité était réduit (18 059 euros en 2015) et qu'il n'existait aucune exclusivité ni dépendance économique dans les relations. Elle affirme qu'en tout état de cause, la durée du préavis ne pourrait être supérieure à 90 jours ainsi que l'a dans un premier temps revendiqué la société CTA Events. Elle conteste encore que le préjudice financier invoqué puisqu'il ne peut concerner que les relations entre la société CTA Events et elle-même à l'exclusion de ses filiales. Elle critique encore le taux de marge brute moyen allégué par la société CTA Events et dément l'existence de tout préjudice moral.
Dans ses dernières conclusions du 5 juillet 2017, la société CTA Events demande à la cour de :
Vu l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce,
Vu l'article 1382 du Code civil dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations,
Vu les articles 515 et 700 du Code de procédure civile,
- confirmer le jugement rendu le 20 mars 2017 par le tribunal de commerce de Bordeaux (RG n° 2016F00545) en ce qu'il a :
- constaté la rupture brutale, aux torts de la société Sogeclair, de la relation commerciale établie ;
- condamné la société Sogeclair à lui payer la somme de 29 214,55 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice économique ;
- condamné la société Sogeclair à lui payer la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, outre les entiers dépens ;
- infirmer le jugement rendu le 20 mars 2017 par le tribunal de commerce de Bordeaux (RG n° 2016F00545) en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages et intérêts au titre de son préjudice moral et,
Statuant à nouveau,
- condamner la société Sogeclair à lui verser la somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral ;
Ajouter au jugement rendu le 20 mars 2017 par le tribunal de commerce de Bordeaux (RG n° 2016F00545) et :
- dire et juger que son préjudice économique s'élève à la somme de 40 170 euros ;
- condamner la société Sogeclair à lui verser la somme complémentaire de 10 955,45 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice économique ;
- condamner la société Sogeclair à lui verser la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamner la société Sogeclair au paiement des entiers dépens.
En défense, la société CTA Events prétend que malgré l'échéance du contrat du 21 avril 2010, la relation d'affaires s'est poursuivie entre les deux sociétés et ce, jusqu'au début de l'année 2016 de sorte que la durée totale de la relation commerciale a atteint presque six années. Elle observe qu'après le 21 avril 2011, la société Sogeclair a continué à lui commander des prestations tant pour ses propres besoins que pour ceux des filiales du groupe Sogeclair même si les prestations étaient facturées aux sociétés bénéficiaires.
Elle fait valoir que lesdites relations ont généré un chiffre d'affaires de 2 809 091,50 euros entre 2010 et 2016, soit un chiffre annuel moyen de 468 181,92 euros. Elle prétend ainsi qu'il existait bien une relation commerciale établie avec la société Sogeclair.
Elle soutient que la rupture de cette relation, par courrier en date du 20 janvier 2016, a été brutale dès lors que le préavis d'un mois et 9 jours observé était insuffisant.
Elle précise que le courriel adressé le 13 janvier 2016 ne correspond aucunement à la notification d'un appel d'offre et n'a donc pas pu faire courir le délai de préavis. Elle considère qu'un préavis d'au moins une année et non de huit mois seulement, comme l'a jugé le tribunal de première instance, aurait dû être respecté. Elle affirme que le préavis de 90 jours prévu au contrat, dont elle a dans un premier temps revendiqué le respect, n'est pas applicable dès lors que ledit contrat a pris fin le 21 avril 2011. La société CTA Events ajoute que l'appelante ne peut pas tenter de limiter sa responsabilité en se réfugiant derrière le fait que chaque société du groupe Sogeclair dispose d'une personnalité morale distincte alors même que la relation qui existait la liait avec la société Sogeclair, qui commandait les prestations et qui décidait seule du maintien ou de la fin des relations pour l'ensemble du groupe. Elle affirme que la société Sogeclair a représenté 6,63 % du chiffre d'affaires qu'elle a réalisé en France en 2014.
Elle précise que sa marge brute s'élève à 9,36 % tel que cela est attesté par son expert-comptable. Elle invoque un préjudice moral, dans la mesure où elle s'est sentie totalement déconsidérée par la brutalité de la rupture imputable à la société Sogeclair qui a voulu lui imposer une réduction de prix inacceptable alors qu'elle avait toujours pris soin d'exécuter les prestations commandées.
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et des prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 16 mai 2019.
MOTIFS :
Sur la responsabilité de la société Sogeclair pour rupture brutale d'une relation commerciale établie
L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
Sur l'existence d'une relation commerciale établie
La relation commerciale, pour être établie au sens des dispositions précitées, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.
En l'espèce, la société Sogeclair conteste le caractère établi de ses relations avec la société CTA Events.
Il résulte toutefois des éléments produits aux débats que le contrat initial du 21 avril 2010 conclu entre la société CTA Events et la société Sogeclair, holding du groupe Sogeclair, marquant le début des relations commerciales, précisait qu'il concernait toutes les filiales du groupe et que si ce contrat s'est achevé le 21 avril 2011 à défaut d'avoir été reconduit expressément comme cela avait été stipulé, il n'en demeure pas moins que les relations commerciales entre la société CTA Events et la société Sogeclair se sont poursuivies au-delà de cette date, celle-ci continuant à commander des prestations à la société CTA Events tant pour son compte que pour celui de ses filiales. Il est également établi que par lettre du 20 janvier 2016, la société Sogeclair a mis un terme aux relations commerciales à compter du 29 février 2016 et que cette rupture a concerné à la fois la société Sogeclair ainsi que les autres sociétés du groupe Sogeclair.
Il en ressort que la société Sogeclair a été seule décisionnaire pour ses filiales tant dans l'établissement de la relation commerciale avec la société CTA Events que dans son achèvement.
Il est par ailleurs démontré que cette relation commerciale a duré du 21 avril 2010 au 29 février 2016, soit près de six ans, et qu'elle a généré un flux d'affaires de 534 059,50 euros en 2011, 437 381,40 euros en 2012, 474 167,28 euros en 2013, 498 919,45 euros en 2014 et 500 788,68 euros en 2015.
Dans ces conditions, l'existence d'une relation commerciale établie est démontrée.
Sur le point de départ du préavis
Les parties s'opposent sur le point de départ du préavis, la société Sogeclair considérant que le courriel adressé le 13 janvier 2016 constitue le début du préavis.
S'il est exact que le recours à une procédure d'appel d'offres pour choisir des prestataires peut manifester l'intention d'un cocontractant de ne pas poursuivre les relations commerciales dans les conditions antérieures et peut faire courir le délai de préavis, il convient toutefois que cette intention soit claire.
Or le courriel du 13 janvier 2016 adressé par une chargée de voyage de la société Sogeclair Aérospace, Mme X, dans lequel il est indiqué: " Nous travaillons actuellement à l'optimisation de nos coûts " voyages " et dans ce cadre-là, nous vous remercions de nous faire part de vos meilleurs tarifs concernant les frais de services via votre portail. Une réponse de votre part serait souhaitable par retour mail avant le 15 janvier 2016. ", ne saurait marquer une volonté claire de la part de la société Sogeclair holding d'interrompre les relations commerciales établies ni même de recourir à un appel d'offres.
Dans ces conditions, il convient de retenir le courrier du 20 janvier 2016 comme point de départ du délai de préavis.
Sur la durée du préavis
Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.
Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné...
En l'espèce, les relations entre la société CTA Events et la société Sogeclair ont duré 5 ans et neuf mois et ont généré un chiffre annuel moyen de 468 181,92 euros.
Toutefois aucune relation d'exclusivité n'existait entre les deux sociétés, la part des relations avec la société Sogeclair dans le chiffre d'affaires de la société CTA Events était minime (3,8 %) et les prestations proposées ne présentaient aucune spécificité de sorte que le préavis d'un mois et neuf jours observé était suffisant pour permettre à la société CTA Events de se réorganiser et de trouver un nouveau partenaire.
En conséquence, aucune brutalité dans la rupture des relations n'est caractérisée et la responsabilité de la société Sogeclair à l'égard de la société CTA Events ne peut être engagée de ce chef.
Le jugement entrepris sera donc infirmé en ce qu'il a constaté la rupture brutale des relations commerciales et en ce qu'il a condamné la société Sogeclair à payer à la société CTA Events la somme de 29 214,55 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice financier.
Eu égard à l'absence de responsabilité de la société Sogeclair, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a débouté la société CTA Events de sa demande de dommages et intérêts pour préjudice moral.
Sur les dépens et l'article 700 du Code de procédure civile
La société CTA Events succombe à l'instance. Le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a condamné la société Sogeclair aux dépens de première instance ainsi qu'à payer à la société CTA Events la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile. La société CTA Events supportera les dépens de première instance et d'appel et devra régler à la société Sogeclair une somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile. Sa demande de ce chef sera écartée.
Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement par arrêt contradictoire et en dernier ressort, Infirme le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux du 20 mars 2017 en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a débouté la société CTA Events de sa demande de dommages et intérêts pour préjudice moral ; Statuant à nouveau, DIT que le préavis observé par la société Sogeclair avant de rompre les relations commerciales établies la liant à la société CTA Events était suffisant ; Déboute la société CTA Events de sa demande tendant à voir engager la responsabilité de la société Sogeclaire pour rupture brutale des relations commerciales établies ; Déboute la société CTA Events de sa demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice financier résultant d'une rupture brutale des relations commerciales ; Condamne la société CTA Events à régler à la société Sogeclair une somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société CTA Events aux dépens de première instance et d'appel ; Déboute les parties de leurs autres demandes.