CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 27 novembre 2019, n° 17-18291
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Camly (SARL)
Défendeur :
Groupe Canal + (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Mes Olivier, Papeloux, Boccon Gibod, Guidoux
FAITS ET PROCÉDURE
Vu le jugement rendu le 6 septembre 2017 par le tribunal de commerce de Paris qui a :
- pris acte de ce que la société Groupe Canal + venait aux droits de la société Canal + France, elle-même venant aux droits de la société Canal + Distribution,
- débouté la société Camly de sa demande de résiliation, aux torts exclusifs de la société Groupe Canal +, venant aux droits de la société Canal + France, elle-même venant aux droits de la société Canal + Distribution, du contrat les liant et de sa demande de condamnation de la société Groupe Canal +, venant aux droits de la société Canal + Distribution à lui payer la somme de 250 000 euros à titre d'indemnité de préavis,
- débouté la société Camly de sa demande de condamnation " conjointe et solidaire " de la société Groupe Canal +, venant aux droits de la société Canal + France, elle-même venant aux droits de la société Canal + Distribution, à lui payer la somme de 400 000 euros, à titre de dommages-intérêts, pour rupture brutale des relations commerciales établies,
- débouté la société Groupe Canal +, venant aux droits de la société Canal + France, elle-même venant aux droits de la société Canal + Distribution de sa demande reconventionnelle,
- condamné la société Camly à payer à la société Groupe Canal +, venant aux droits de la société Canal + France, elle-même venant aux droits de la société Canal + Distribution, la somme de 10 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- débouté les parties de toutes leurs autres demandes,
- condamné la société Camly aux dépens ;
Vu l'appel relevé par la société Camly et ses dernières conclusions notifiées le 23 septembre 2019 par lesquelles elle demande à la cour, au visa des articles 1131 et 1147 du Code civil (dans leur rédaction en vigueur à la date de conclusion des contrats entre elle et Canal + Distribution) ainsi que de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce, de :
- juger que Canal + Distribution et Groupe Canal + ont manqué à leurs obligations à son égard,
- vu l'arrêt quasi-total de toute commande de Canal + Distribution et Groupe Canal + à partir de 2014,
- juger qu'il n'est pas démontré par Canal + Distribution et Groupe Canal + un quelconque manquement de sa part,
- juger que Canal + Distribution et Groupe Canal + ne démontrent pas la réalité de la baisse de leurs besoins en 2014 et 2015,
- juger qu'il a été ainsi commis par " Canal + " un arrêt brutal des relations établies,
- prononcer la résiliation du contrat aux torts exclusifs de Canal + Distribution et Groupe Canal + et fixer la date de résiliation au 6 juin 2015, date de l'assignation,
- condamner Canal + Distribution et Groupe Canal + à lui payer :
* la somme de 32 500 euros à titre d'indemnité de préavis,
* la somme de 97 500 euros, à titre de dommages-intérêts, pour inexécution fautive du contrat,
- débouter Canal + Distribution et Groupe Canal + de l'ensemble de ses demandes,
- condamner conjointement et solidairement Canal + Distribution et Groupe Canal + aux dépens et à lui payer la somme de 8 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 30 septembre 2019 par la société Groupe Canal +, venant aux droits de la société Canal + France, elle-même venant aux droits de la société Canal + Distribution, qui demande à la cour, au visa de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce, de :
- à titre principal, confirmer le jugement en toutes ses dispositions,
- à toutes fins, en cas d'infirmation, dire que la société Camly ne justifie pas de son préjudice et la débouter de l'ensemble de ses demandes indemnitaires,
- en toute hypothèse, condamner la société Camly aux entiers dépens et à lui payer la somme de 20 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
SUR CE LA COUR
En 2003, la société Canal + Distribution, qui était chargée de mettre en place les campagnes publicitaires et marketing des sociétés du Groupe Canal +, est entrée en relation avec la société Camly qui réalise des prestations d'édition, de fabrication et d'impression de supports, de packaging et de publicité sur lieu de vente, dite PLV.
Trois contrats à durée indéterminée ont été successivement conclus entre ces sociétés : les 10 novembre 2003, 29 avril 2008 et 2 septembre 2010.
La dernière de ces conventions de prestations de services rappelle, en préambule, que le Groupe Canal + a confié à la société Canal + Distribution la mission d'organiser pour l'ensemble des sociétés de son groupe, une consultation afin de procéder à la sélection de prestataires capables de fournir des prestations de production de supports de publicité sur lieu de vente ainsi que des packagings et qu'à l'issue d'un appel d'offre, la société Camly a été sélectionnée en vue de fournir ces prestations ; il y est stipulé notamment :
- que la société Canal + Distribution, le client, adressera au prestataire un bon de commande spécifique comprenant l'expression de ses besoins, que le prestataire établira un devis, qu'une fois le devis accepté le prestataire présentera une maquette et, en cas d'acceptation du devis et de la maquette, le client émettra la commande correspondante,
- que la société Canal + Distribution est libre de recourir ou non aux prestations visées au contrat et ne garantit pas de chiffre d'affaires au prestataire,
- que les prestations ne présentent aucun caractère d'exclusivité, le client se réservant le droit de confier à plusieurs sociétés des prestations similaires,
- que le prestataire pourra sous-traiter l'exécution des prestations, à l'exception de celles relatives au suivi de production,
- que la fourniture des prestations de gestion du processus de production fera l'objet d'une rémunération de 13 % du montant facturé au titre de la fourniture des produits,
- que le contrat prend effet rétroactivement au 1er mars 2010 pour une durée indéterminée et qu'il pourra être résilié par l'une ou l'autre des parties, à tout moment, moyennant le respect d'un préavis de 3 mois signifié par lettre recommandée avec accusé de réception.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 7 mai 2015, adressée aux sociétés Groupe Canal + et Canal + Distribution, la société Camly s'est plainte d'une réduction de son chiffre d'affaires réalisé avec Canal + Distribution, qui était passé de 546 055 euros en 2013 à 233 201 euros en 2014 et n'avait plus été que de 4 266 euros au cours du deuxième trimestre 2014 et du premier trimestre 2015 ; elle soulignait alors que cet arrêt brutal, amplifié du fait de sa dépendance économique, constituait une violation des obligations contractuelles et lui causait un préjudice considérable dont elle entendait demander réparation en justice.
C'est ainsi que les 4 et 10 juin 2015, la société Camly a fait assigner la société Groupe Canal + et la société Canal + Distribution devant le tribunal de commerce de Nanterre pour obtenir une indemnisation de ses préjudices en se fondant sur l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce ; la société Groupe Canal +, venant aux droits de Canal + Distribution, a soulevé une exception d'incompétence matérielle et le tribunal saisi, constatant l'accord des parties sur ce point, a transféré le dossier au tribunal de commerce de Paris ; ce dernier, par le jugement déféré, a débouté la société Camly de toutes ses demandes.
La société Camly expose, au soutien de son appel :
- que ses exercices étant clos le 31 mars de chaque année, elle a réalisé 72 % de son chiffre d'affaires total avec Groupe Canal + pour l'exercice 2010/2011, 49 % pour l'exercice 2011/2012, 61,4 % pour l'exercice 2012/2013, 47,3 % pour l'exercice 2013/2014 et 28,6 % pour l'exercice 2014/2015,
- qu'après juin 2014, elle n'a plus été destinataire que de 2 consultations en appels d'offres : l'une en septembre 2014 pour laquelle elle n'a pas été retenue sans explication, l'autre en novembre 2014 pour laquelle elle n'a reçu aucune réponse,
- qu'elle n'a plus été destinataire de commandes de gré à gré, les courriels versés aux débats par la partie adverse n'ayant jamais été suivis de commandes,
- que son chiffre d'affaires réalisé avec Canal + Distribution, puis avec Groupe Canal +, qui était de 574 736 euros en 2014 est tombé à 23 320 euros en 2014 et à 10 122 euros au premier trimestre 2015,
- que Canal + Distribution et Groupe Canal +, en ne lui confiant plus de prestations, tout en s'abstenant de résilier le contrat dans les formes prévues, ont manqué à leurs obligations contractuelles,
- qu'elle-même n'a pas manqué à ses obligations contractuelles pour sa prestation PLV de cartes cadeaux puisque, ayant constaté un non-alignement infime dans le caractère des cartes, elle les a faites refaire sans frais pour Groupe Canal +,
- que Groupe Canal + ne justifie d'aucun ralentissement corrélatif de ses besoins en PLV, ni du fait que ses tarifs n'auraient pas été compétitifs.
L'appelante en déduit :
- d'une part, que le contrat doit être résilié aux torts de Groupe Canal + à la date de l'assignation soit le 4 juin 2015 et que son préjudice doit être réparé par la somme de 65 000 euros calculée sur la base d'une perte de marge de 13 % sur un chiffre d'affaires de 500 000 euros en 2014 ainsi que par la somme de 32 500 euros calculée sur la base d'une perte de marge de 13 % sur un chiffre d'affaires de 250 000 euros au premier semestre 2015,
- d'autre part, qu'elle a subi une rupture brutale de la relation établie, que se trouvant en état de dépendance économique elle aurait dû bénéficier d'un préavis de 6 mois et que son préjudice s'élève à 5 416,617 euros par mois (500 000 x 13 % : 12 ), soit 32 500 euros .
La société Groupe Canal + venant aux droits de la société Canal + Distribution, les demandes de la société Camly ne peuvent être dirigées que contre elle seule.
L'intimée fait justement valoir que, conformément aux stipulations contractuelles :
- la société Camly n'avait fait l'objet que d'une pré-sélection dans le cadre d'un système de référencement,
- qu'elle-même s'était engagée à fournir des prestations à la société Camly dès lors que cette dernière répondrait au besoin de l'opération envisagée, qu'elle restait libre de recourir ou non aux prestations visées au contrat, ne garantissait pas de chiffre d'affaires au prestataire - le contrat n'emportant aucune obligation d'achat - et se réservait le droit de confier des prestations similaires à d'autres sociétés.
En conséquence, l'appelante est mal fondée à reprocher à la société Groupe Canal +, dont la mauvaise foi n'est pas démontrée, une diminution de ses commandes par appel d'offres ou de gré à gré à compter de juin 2014 ; elle doit donc être déboutée de ses demandes tendant à la résiliation du contrat aux torts de l'intimée et de sa demande en paiement de la somme de 97 500 euros à titre de dommages-intérêts.
Pour contester la demande de la société Camly au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie, la société Groupe Canal + fait valoir :
- que la relation commerciale n'était pas stable et établie du fait de la mise en concurrence permanente de la société Camly pour l'attribution des prestations de PLV,
- que la relation commerciale n'a pas été rompue brutalement compte tenu de la baisse constante et progressive du flux d'affaires depuis 2009, date à laquelle elle avait informé sa cocontractante du lancement d'un appel d'offres sur l'activité exercée,
- que cette baisse de commandes résulte d'une baisse de ses propres besoins du fait de l'essor de la publicité digitale (internet, supports digitaux, réseaux sociaux), d'une baisse de la compétitivité de la société Camly dont les prix étaient supérieurs de plus de 35 % pour certaines prestations ainsi que d'une dégradation de la qualité de ses prestations illustrée par la non-conformité des cartes cadeaux et la perte d'un autre client, la Maison Dior.
Mais il apparaît qu'il existait entre les parties des relations établies qui perduraient depuis 2008 ; eu égard aux chiffres d'affaires réalisés depuis 2010 qui, même s'ils étaient fluctuants et en baisse, sont restés conséquents jusqu'en 2014, la société Camly pouvait légitiment croire à la continuité de ces relations.
Au cours du dernier trimestre de 2014, la société Camly a été consultée dans le cadre de 2 appels d'offres et par 6 courriels de septembre à novembre 2014, la société Groupe Canal + a continué à demander à la société Camly de lui soumettre des devis pour diverses prestations.
Par la suite, en 2015, la société Camly n'a facturé à la société Groupe Canal + que la somme de 3 240 euros en janvier, 7 032 euros en février puis enfin 1 874,40 euros, ce qui traduit une rupture brutale quasi totale de leurs relations sans le moindre préavis écrit, en violation des dispositions de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce.
La société Camly ne peut valablement invoquer un état de dépendance économique ; en effet elle était en mesure de substituer à la société Groupe Canal + un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables à celles résultant des relations rompues.
Une malfaçon ayant affecté une seule des nombreuses prestations, qui constitue un manquement isolé et qui a été réparé, n'est pas suffisamment grave pour justifier une rupture sans préavis.
Eu égard à la durée des relations et à l'ensemble des éléments ci-dessus énoncés, dont la diminution progressive des chiffres d'affaires réalisés avec la société Groupe Canal +, le préavis contractuel de 3 mois était suffisant pour permettre à la société Camly de retrouver d'autres clients.
Pour évaluer son préjudice, la société Camly fait état d'une marge brute de 13 % ; mais la société Groupe Canal + objecte à juste raison :
- que ce pourcentage correspond seulement à la prestation de gestion complémentaire que la société Camly pouvait lui facturer en plus de ses services par application de l'article 6.2 du contrat,
- que la société Camly ne produit pas ses comptes sociaux et ne justifie en aucune façon de sa marge brute.
Il demeure que la rupture brutale de la relation sans respect du préavis de 3 mois a causé préjudice à la société Camly qui n'a pas disposé de ce laps de temps pour réorganiser son activité ; en réparation de ce préjudice, la cour dispose des éléments suffisants pour fixer à 15 000 euros la somme que la société Groupe Canal + devra lui payer à titre de dommages-intérêts.
La société Groupe Canal +, qui reste débitrice envers la société Camly, doit supporter les dépens de première instance et d'appel ; vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme de 5 000 euros à l'appelante et de rejeter la demande de ce chef de la société Groupe Canal +.
Par ces motifs : LA COUR, Infirme le jugement en toutes ses dispositions, Statuant à nouveau, Condamne la société Groupe Canal + à payer à la société Camly : - la somme de 15 000 euros, à titre de dommages-intérêts, pour rupture brutale de la relation commerciale établie, - la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Déboute les parties de toutes leurs autres demandes, Condamne la société Groupe Canal + aux dépens de première instance et d'appel.