Cass. com., 4 décembre 2019, n° 18-15.640
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
CERP Rouen (SAS)
Défendeur :
Ranbaxy Pharmacie Génériques (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Guérin
Rapporteur :
Mme Sudre
Avocat général :
M. Debacq
Avocats :
SCP Célice, Soltner, Texidor, Périer, SCP Baraduc, Duhamel, Rameix
LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 28 février 2018), qu'à partir de l'année 2006, la société Ranbaxy pharmacie génériques (la société Ranbaxy), fabricant de produits pharmaceutiques génériques, a conclu chaque année avec la société Compagnie d'exploitation et de répartition pharmaceutiques de Rouen (la société CERP Rouen), grossiste en produits pharmaceutiques, un contrat-cadre annuel, sans tacite reconduction ; qu'invoquant les mauvaises performances de la société Ranbaxy, la société CERP Rouen l'a informée, par lettre du 14 février 2014, de sa décision de ne maintenir les relations contractuelles que jusqu'au 30 juin 2014, sous certaines conditions ; qu'après divers échanges entre les parties, la société Ranbaxy a assigné la société CERP Rouen en paiement de dommages-intérêts pour rupture brutale d'une relation commerciale établie ; que cette dernière a formé une demande reconventionnelle aux mêmes fins, ainsi qu'en réparation de son préjudice d'image ;
Sur le premier moyen : - Attendu que la société CERP Rouen fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la société Ranbaxy une certaine somme à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale d'une relation commerciale établie et de rejeter ses demandes alors, selon le moyen : 1°) que la cour d'appel a constaté, d'une part, qu'entre 2006 et 2013, la société Ranbaxy et la société CERP Rouen avaient négocié, chaque année, la signature d'un contrat annuel et que le dernier contrat conclu entre les parties venait à expiration le 31 décembre 2013, d'autre part, que ce contrat ne contenait aucune clause de reconduction tacite et prévoyait l'obligation pour les parties de se réunir deux mois avant son expiration en vue de négocier son " éventuelle reconduction ", de troisième part, que les parties, qui n'avaient pas réussi à s'accorder sur les conditions d'un contrat applicable pour l'année 2014, avaient signé, le 6 décembre 2013, un avenant prévoyant l'application du contrat alors en cours du 1er janvier au 28 février 2014, " dans l'attente de pouvoir éventuellement conclure un nouveau contrat-cadre applicable à compter du 1er mars 2014 ", et de quatrième part, que le 14 février 2014 la société CERP Rouen avait finalement notifié à la société Ranbaxy son intention de rompre leurs relations commerciales en lui proposant toutefois de proroger leur contrat jusqu'au 30 juin 2014 au moins, ce dont il résultait que la société Ranbaxy n'ignorait rien du risque de non-reconduction du contrat depuis au moins la fin de l'année 2013, qu'elle avait été en mesure de prendre ses dispositions, et que la société CERP Rouen lui avait finalement proposé une poursuite de contrat moyennant l'exécution d'un préavis, de sorte qu'elle ne pouvait revendiquer aucun dommage à ce titre ; qu'en reprochant néanmoins à la société CERP Rouen d'avoir tardé à aviser la société Ranbaxy et de l'avoir laissée dans l'incertitude sur la poursuite des relations commerciales, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences de ses constatations et a violé l'article 1382 du Code civil ; 2°) que, devant les juges du fond, la société CERP Rouen rappelait que le 14 février 2014, elle avait proposé à la société Ranbaxy de mettre en place un préavis de quatre mois, tout en laissant ouverte la possibilité de négocier la mise en place d'un préavis plus long si cette dernière en exprimait le souhait ; qu'elle rappelait qu'à réception de ce courrier, la société Ranbaxy avait mis fin d'autorité à leur partenariat et que celle-ci, estimant les relations rompues, s'était opposée à la négociation et à l'exécution de tout préavis, fût-il plus long que celui qui lui était d'ores et déjà proposé ; qu'elle rappelait qu'à compter de cette date, la société Ranbaxy s'était contentée de formuler des demandes indemnitaires dont elle subordonnait l'abandon à des concessions contraires à toute déontologie ; que la cour d'appel a elle-même relevé que la société CERP Rouen avait " proposé " à la société Ranbaxy la mise en place d'un préavis de quatre mois, tout en lui demandant si ce délai lui " convenait " et que la société Ranbaxy avait refusé d'exécuter le moindre préavis, les relations entre les parties ayant de fait cessé à compter du 28 février 2014 ; qu'en allouant à la société Ranbaxy une indemnité couvrant six mois de préavis - soit la durée du préavis qui, selon la cour d'appel, devait lui être accordé sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce - au motif que la société CERP Rouen " qui [avait] fixé un préavis insuffisant, [était] mal fondée à reprocher à la société Ranbaxy d'avoir refusé de l'exécuter ou encore d'avoir rendu impossible son exécution ", sans rechercher si la société Ranbaxy n'était pas elle-même à l'origine de son préjudice pour avoir mis fin unilatéralement aux relations nouées avec la société CERP Rouen alors qu'elle était invitée à négocier la mise en place d'un délai de préavis plus long que les quatre mois proposés par la société CERP Rouen, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce ; 3°) que, lorsque le caractère brutal de la rupture d'une relation commerciale établie se déduit de l'insuffisance du préavis notifié, l'auteur d'une rupture brutale de relations commerciales établies n'est tenu que de réparer le préjudice résultant de l'insuffisance de préavis ; que la partie qui, se voyant notifier un préavis insuffisant, décide de mettre unilatéralement fin aux relations nouées avec son partenaire commercial ne peut réclamer de ce dernier l'indemnisation intégrale du préjudice résultant de la situation de rupture immédiate dans laquelle elle s'est elle-même placée, l'auteur de la rupture ne devant répondre que du préjudice résultant de son propre fait ; qu'en condamnant la société CERP Rouen à verser à la société Ranbaxy une indemnité couvrant six mois de préavis - soit une indemnité couvrant la totalité du préavis qui, selon la cour d'appel, aurait dû lui être accordé sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce - au motif que la société Ranbaxy n'avait pas commis de faute en refusant d'exécuter un préavis insuffisant, cependant qu'indépendamment du caractère fautif ou non du comportement adopté par la société Ranbaxy, la société CERP Rouen ne pouvait répondre que de son propre fait et non de l'initiative prise par son partenaire commercial de rompre sans délai toutes relations, la cour d'appel a violé l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, ensemble l'article 1382 du Code civil ; 4°) que le seul fait, pour un commerçant, de s'être vu notifier un préavis de rupture insuffisant ne l'autorise pas à mettre fin immédiatement à la relation commerciale nouée avec son partenaire, étant lui-même tenu de respecter les règles de prévenance prévues par l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce ; qu'en jugeant que la société Ranbaxy n'avait pas commis de faute en mettant fin d'autorité aux relations nouées avec la société CERP Rouen, motif pris que lui avait été proposé un préavis de quatre mois au lieu des six qui auraient dû lui être accordés, la cour d'appel a violé l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce ; 5°) que l'indemnité allouée à la partie qui supporte la rupture d'une relation commerciale établie doit être calculée au regard de la marge que celle-ci pouvait escompter pendant la période de préavis qui aurait dû lui être accordé ; que si, dans les rapports entre fournisseurs et distributeurs, l'octroi d'un préavis suppose en principe le maintien de la relation commerciale aux conditions antérieures, une telle obligation ne s'impose pas au distributeur confronté à une baisse de commandes émanant de ses propres clients ; qu'en l'espèce, la société CERP Rouen faisait valoir qu'elle n'était contractuellement tenue, dans ses rapports avec la société Ranbaxy, par aucune clause lui imposant un volume de commandes minimum et qu'elle n'aurait pas été en mesure, en cours de préavis, de maintenir un niveau de commande équivalent à celui qui avait été constaté au cours des précédents exercices du fait de la baisse de commandes et de la situation de sur-stock à laquelle elle était elle-même confrontée ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a alloué à la société Ranbaxy une indemnité correspondant à six mois de marge et évalué cette indemnité au regard de la marge réalisée par la société Ranbaxy avec la société CERP Rouen au cours des exercices 2011, 2012 et 2013 ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher si, compte tenu de la baisse des commandes et de la situation de sur-stock à laquelle elle devait faire face, la société CERP Rouen aurait été tenue de maintenir, en cours de préavis, un niveau de commandes équivalent à celui qui avait été constaté au cours des précédents exercices, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce ;
Mais attendu, en premier lieu, que l'arrêt relève que des relations commerciales établies existaient entre les sociétés Ranbaxy et CERP Rouen depuis 2006 et que, si les contrats-cadres conclus n'étaient pas reconductibles par tacite reconduction, les parties s'étaient contractuellement engagées à se rencontrer deux mois avant l'expiration du contrat afin de négocier les conditions de son renouvellement éventuel ; qu'il relève encore que, le 6 décembre 2013, les parties ont signé un avenant prorogeant de deux mois les effets du dernier contrat annuel, dans l'attente de la conclusion éventuelle d'un nouvel accord-cadre, applicable à compter du 1er mars 2014 ; qu'il retient ensuite que, par application de l'article L. 447-1 [sic] du Code de commerce, ce contrat-cadre pour 2014 devait être conclu avant le 1er mars 2014 mais que c'est seulement le 14 février 2014, en réponse aux demandes de la société Ranbaxy, que la société CERP Rouen lui a notifié par écrit la rupture de leur relation, en proposant une poursuite des relations jusqu'au 30 juin 2014, la diminution de ses livraisons, compte tenu de la chute des demandes des pharmaciens, et, si cette proposition lui convenait, l'envoi d'un nouveau projet de contrat de partenariat ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations, desquelles il résulte que, malgré le silence gardé par la société CERP Rouen entre le 6 décembre 2013 et le 14 février 2014 et l'incertitude dans laquelle se trouvait alors la société Ranbaxy quant à la signature d'un nouvel accord-cadre, le caractère établi de la relation commerciale existant entre les parties n'avait pas été remis en cause et que la rupture de cette relation était imputable à la seule société CERP Rouen, la cour d'appel, sans avoir à effectuer la recherche invoquée par la deuxième branche, rendue inopérante, a souverainement retenu que le préavis proposé par cette société était insuffisant eu égard aux délais légaux fixés pour la conclusion d'un contrat-cadre et à l'ancienneté des relations entre les parties ;
Et attendu, en second lieu, que c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation que la cour d'appel a évalué le préjudice subi par la société Ranbaxy, du fait de la brutalité de la rupture, sur la base du chiffre d'affaires moyen réalisé avec la société CERP Rouen au cours des trois années antérieures à la rupture et de la marge nette correspondante ; d'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le deuxième moyen : - Attendu que la société CERP Rouen fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'indemnisation pour rupture brutale d'une relation commerciale établie alors, selon le moyen : 1°) que devant les juges du fond, la société CERP Rouen rappelait que le 14 février 2014, elle avait proposé à la société Ranbaxy de mettre en place un préavis de quatre mois, tout en laissant ouverte la possibilité de négocier l'instauration d'un préavis plus long si la société Ranbaxy en exprimait le souhait ; qu'elle rappelait qu'à réception de ce courrier, la société Ranbaxy avait mis fin d'autorité aux relations qu'elles avaient nouées et s'était opposée à la négociation et à l'exécution de tout préavis, fût-il plus long que celui qui lui était proposé ; qu'elle rappelait qu'à compter de cette date, la société Ranbaxy s'était contentée de formuler des demandes indemnitaires dont elle subordonnait l'abandon à des concessions contraires à toute déontologie (telle l'obligation, pour la société CERP Rouen, de lui apporter une certaine clientèle) ; que la cour d'appel a elle-même relevé que la société CERP Rouen avait " proposé " à la société Ranbaxy la mise en place d'un délai de quatre mois, tout en lui demandant si ce délai lui " convenait " et que la société Ranbaxy avait refusé d'exécuter le moindre préavis, les relations entre les parties ayant de fait cessé à compter du 28 février 2014 ; qu'en déboutant la société CERP Rouen de ses propres demandes fondées sur la rupture brutale dont elle avait elle-même été victime aux motifs que la rupture de la relation était imputable à la société CERP Rouen et que la société Ranbaxy n'avait pas commis de faute en refusant d'exécuter un préavis insuffisant, sans rechercher si la société Ranbaxy n'était pas à l'origine de son propre préjudice pour avoir mis fin unilatéralement à ces relations alors qu'elle était invitée à négocier, si elle en exprimait le besoin, la mise en place d'un délai de préavis plus long que les quatre mois proposés par la société CERP Rouen, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce ; 2°) que le seul fait, pour un commerçant, de s'être vu notifier un préavis de rupture insuffisant ne l'autorise pas à mettre fin d'autorité à la relation commerciale nouée avec son partenaire, étant lui-même tenu de respecter les règles de prévenance prévues par l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce ; qu'en déboutant la société CERP Rouen de ses propres demandes fondées sur la rupture brutale dont elle avait elle-même été victime aux motifs que la rupture de la relation était imputable à la société CERP Rouen et que celle-ci n'avait pas commis de faute en refusant d'exécuter un préavis insuffisant, motifs impropres à justifier le rejet des demandes indemnitaires de la société CERP Rouen, la cour d'appel a violé l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce ;
Mais attendu qu'après avoir relevé que la relation commerciale liant les sociétés Ranbaxy et CERP Rouen avait pris fin le 28 février 2014, l'arrêt, par motifs propres et adoptés, retient que, du fait de l'insuffisance du préavis accordé, de sa tardiveté et des conditions d'exécution nouvelles imposées, il ne peut être reproché à la société Ranbaxy d'avoir refusé d'exécuter le préavis ; qu'en l'état de cette appréciation, dont il résulte que le refus de la société Ranbaxy d'exécuter le préavis était la conséquence de la rupture brutale de la relation imputable à la société CERP Rouen et non la cause de cette rupture, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;
Et sur le troisième moyen : - Attendu que la société CERP Rouen fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de dommages-intérêts au titre du préjudice résultant de son droit à l'image alors, selon le moyen, qu'un acte de dénigrement, qui constitue un acte de concurrence déloyale, cause nécessairement un trouble commercial à la partie qui en a fait l'objet ; qu'en jugeant que la société CERP Rouen ne justifiait pas d'un préjudice résultant de la transmission, par la société Ranbaxy, de fausses informations quant aux conditions dans lesquelles la société CERP Rouen avait proposé de mettre fin à leurs relations, la cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil applicable en la cause ;
Mais attendu que l'arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que la divulgation de fausses informations par certains collaborateurs de la société Ranbaxy, de nature à nuire à l'image de la société CERP Rouen, est intervenue en réponse aux initiatives des collaborateurs de celle-ci qui, dès la fin de l'année 2013, ont divulgué des informations erronées sur l'avenir du partenariat liant les parties ; qu'en cet état, dont il résulte que la société CERP Rouen est à l'origine du préjudice qu'elle invoque, la cour d'appel a pu statuer comme elle a fait ; que le moyen n'est pas fondé ;
Par ces motifs : Rejette le pourvoi.