CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 12 décembre 2019, n° 17-14026
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Sabarot Wassner (SA)
Défendeur :
Equation (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Prigent
Conseillers :
Mme Lignières, M. de Chergé
Avocats :
Mes Leboucq Bernard, Nouel, Bernabe, Lacroix
FAITS ET PROCÉDURE :
La société Sabarot Wassner, SA immatriculée au RCS du Puy-en-Velay depuis 1957, est une entreprise familiale qui a pour activité initiale le tri et la vente de la lentille verte du Puy, et qui a étendu par la suite son activité à l'ensemble de la gamme des légumes secs et céréales de qualité ainsi qu'aux champignons sylvestres et aux escargots en conserve.
La société Equation, SA immatriculée au RCS du Puy-en-Velay depuis 1993, membre d'une Union de Coopératives, exerce son activité dans plusieurs secteurs de l'agro-distribution : la collecte de céréales et de lentilles, la distribution des aliments pour bétails, de produits agricoles.
Pendant près de 20 ans, la société Sabarot Wassner a été cliente de la société Equation dans le cadre de contrats de distribution tripartites conclus avec des producteurs de lentilles vertes du Puy consistant en la réservation de la culture de l'année à venir : la société Equation intervenant comme " collecteur ", c'est-à-dire qu'elle est en charge de la mise en silo des lentilles qu'elle revend par la suite au collectionneur. La société Sabarot Wassner, quant à elle, intervient comme " collectionneur " en achetant au collecteur les lentilles qu'elle conditionne et distribue.
Par courrier recommandé avec avis de réception reçu le 30 octobre 2015 par la société Equation, la société Sabarot Wassner lui a indiqué qu'elle prenait acte de l'intention de la société Equation de mettre un terme à leur collaboration et lui donnait un délai de rétractation de 8 jours.
Par acte d'huissier en date du 21 janvier 2016, la société Sabarot Wassner a assigné la société Equation devant le tribunal de commerce de Lyon aux fins d'obtenir une indemnisation du préjudice subi au titre d'une rupture brutale des relations commerciales établies.
Par jugement du 15 mai 2017, le tribunal de commerce de Lyon a :
- dit que l'action de la société Sabarot Wassner est recevable mais non fondée ;
- jugé que la société Equation n'est pas à l'origine de la rupture des relations commerciales ;
- rejeté la demande concernant la marge brute de deux années à titre de dommages et intérêts de la société Sabarot Wassner ;
- débouté la société Sabarot Wassner de sa demande concernant le coût d'investissement de son site de Landos ;
- dit qu'il n'y a pas lieu à condamnation en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- rejeté comme non fondés tous autres moyens, fins et conclusions contraires des parties ;
- dit que les dépens seront partagés par moitié entre les parties.
Par déclaration du 11 juillet 2017, la société Sabarot Wassner a interjeté un appel total de ce jugement.
Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 13 juin 2019, la société Sabarot Wassner demande à la cour de :
Vu l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce,
- reformer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lyon ;
Statuant à nouveau,
- condamner la société Equation à verser à la société Sabarot Wassner la somme de 482 224 euros en réparation de son préjudice, outre intérêts au taux légal à compter du 28 octobre 2015 ;
- condamner la société Equation à verser à la société Sabarot Wassner la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamner la société Equation aux entiers dépens, distraits au profit de Maître Sandrine Rousseau, avocat sur son affirmation de droit.
Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 18 septembre 2019, la société Equation demande à la cour de :
Vu l'article L. 442-6-5° du Code de commerce,
Vu les pièces versées aux débats,
- dire et juger que la société Equation n'est pas à l'origine d'une rupture brutale de relations commerciales avec la société Sabarot Wassner ;
En conséquence,
- débouter la société Sabarot Wassner de toutes ses demandes, tant concernant leur principe en l'absence d'une faute de la société Equation, que leurs montants au regard du caractère infondé du préjudice allégué,
- condamner la société Sabarot Wassner à payer et porter à la société Equation la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, outres les entiers dépens.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 19 septembre 2019.
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la rupture brutale de la relation établie
L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'Economie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas.
La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.
Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.
Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.
Sur la relation commerciale établie :
Il n'est pas contesté l'existence d'une relation commerciale établie entre les parties depuis 1995, la première facture datant du 10 novembre 1995.
Il n'est pas non plus discuté que leur relation a cessé totalement à la fin de l'année 2015.
Le litige porte sur l'imputabilité de la rupture des relations commerciales établies entre la société Sabarot Wassner et la société Equation.
Sur l'imputabilité de la rupture :
La société Sabarot Wassner prétend que la société Equation est à l'origine de la rupture de la relation commerciale établie.
A l'appui de sa prétention, l'appelante soutient avoir téléphoné au dirigeant de la société Equation, après avoir eu vent d'une rumeur disant que cette dernière souhaitait rompre le partenariat avec elle, et que lors de cet entretien le dirigeant de la société Equation lui aurait confirmé son intention de rompre la relation commerciale pour la récolte de 2016.
Elle affirme que la société Equation n'a pas daigné se rapprocher d'elle dans le délai de rétractation de 8 jours proposé par le courrier qu'elle lui a envoyé par la suite et reçu le 30 octobre 2015.
L'appelante explique qu'elle a dû, pour préserver son approvisionnement de la récolte 2016, créer son propre centre de collecte, via un partenariat avec le groupe L. qui est collecteur sur d'autres plateaux, ce partenariat avec le groupe L. ayant été rendu public en janvier 2016 pour la construction d'un silo au premier semestre 2016.
Enfin, la société Sabarot Wassner ajoute que dans un e-mail du 21 janvier 2016 la société Equation a reconnu être à l'origine de la rupture et lui a proposé un approvisionnement partiel sur la récolte de 2016 à la suite de l'assignation du 21 janvier 2016, ce qu'elle n'a pu que refuser du fait qu'elle avait déjà investi dans la construction de son propre centre de collecte.
La société Equation réplique qu'elle n'entendait pas rompre les relations commerciales avec la société Sabarot Wassner mais souhaitait obtenir des explications sur le projet concurrent qui semblait être initié par cette dernière à Landos qui est sa zone privilégiée de collecte.
Selon l'intimée, c'est pour se défendre que la société Sabarot Wassner a, de manière déloyale, tenté de lui imputer la faute d'une rupture, s'est abstenue de lui fournir les contrats tripartites de distribution pour la récolte 2016, et a refusé de les signer quand elle le lui a proposé en janvier 2016 pour finalement mettre en œuvre effectivement un projet concurrent avec un autre partenaire sur le plateau de Landos.
Sur ce,
Celui qui se prévaut être victime d'une rupture brutale doit apporter la preuve que l'autre partie est à l'origine d'une rupture unilatérale de la relation commerciale.
En l'espèce, la société Sabarot Wassner se prévaut d'un courrier daté du 28 octobre 2015 adressé à la société Equation dans lequel elle lui indique prendre " acte du principe caractérisant votre intention de mettre un terme à la collaboration entretenue entre votre coopérative et notre société depuis plus de 20 ans " en évoquant le contenu d'une conversation téléphonique entre les dirigeants des parties en date du 26 octobre 2015.
Cependant, la société Equation nie avoir pris l'initiative de la rupture de leur relation lors de cette conversation téléphonique et affirme que l'objet de leur conversation a porté sur la rumeur d'un projet de partenariat concurrent sur le plateau de Landos qui aurait été développé par la société Sabarot Wassner, ce qui n'est pas contesté par cette dernière.
Il est donc insuffisamment démontré par la société Sabarot Wassner le fait que la société Equation a pris l'initiative de la rupture, par la simple allégation du contenu d'une conversation téléphonique démenti par l'autre partie et repris dans un courrier émanant d'elle-même.
Au contraire, il ressort de l'e-mail du 21 janvier 2016 que la société Equation a demandé à la société Sabarot Wassner de lui adresser des contrats de distribution tripartites pour la récolte de 2016, ce que cette dernière a refusé indiquant que la proposition était trop tardive. Il apparaît pourtant des contrats de distribution tripartites conclus les années antérieures et versés aux débats qu'ils avaient été signés courant janvier/février. Le refus par la société Sabarot Wassner de conclure ces contrats pour la récolte 2016 était donc bien motivé par la mise en œuvre au moins depuis début janvier 2016 d'un nouveau partenariat consistant en la construction d'un silo à Landos avec un collecteur concurrent.
Il en résulte que la société Sabarot Wassner échoue à prouver être victime d'une rupture unilatérale à l'initiative de la société Equation de leur relation commerciale établie, condition sine qua non pour mettre en œuvre la responsabilité délictuelle de la société Equation en matière de rupture brutale prévue par les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a débouté la société Sabarot Wassner de toutes ses demandes de ce chef.
Sur les frais et dépens
Le jugement du tribunal de commerce sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Sabarot Wassner aux dépens et laissé à la charge de chacune des parties les frais irrépétibles respectivement engagés par elles lors de la première instance.
En cause d'appel, la société Sabarot Wassner succombant totalement, supportera les entiers dépens de l'appel.
L'appelante participera en outre à hauteur de 8 000 euros aux frais irrépétibles complémentaires que la société Equation a dû engager pour se défendre en appel.
Par ces motifs LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement, Confirme le jugement entrepris dans toutes ses dispositions, Condamne la société Sabarot Wassner à payer à la société Equation la somme de 8 000 euros, en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Sabarot Wassner aux entiers dépens de l'appel.