CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 11 décembre 2019, n° 17-22029
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Ipsos France (Sasu)
Défendeur :
Marketing Horizon Terrain (Sasu), Selarl ML Conseils (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Bodard-Hermant, M. Gilles
FAITS ET PROCÉDURE
Vu le jugement assorti de l'exécution provisoire rendu le 13 novembre 2017 par le tribunal de commerce de Paris qui a :
- reçu la Selarl ML Conseils, représentée par Me X, en sa qualité de mandataire judiciaire liquidateur de la société Marketing horizon terrain, en son intervention volontaire,
- débouté la société Ipsos France de son exception de fin de non-recevoir et dit la Selarl ML Conseils, ès qualités, recevable en ses demandes,
- fixé à 8 mois la durée du préavis dû pour la rupture par la société Ipsos France de la relation commerciale établie de 12 ans ayant existé entre elle et la société Marketing horizon terrain, préavis en totalité manquant,
- condamné la société Ipsos France à payer à la Selarl ML Conseils, ès qualités :
* la somme de 198 984 euros, majorée des intérêts légaux à compter du prononcé du jugement, à titre de dommages-intérêts, en réparation du préjudice causé par la brutalité de la rupture de cette relation,
* la somme de 6 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- débouté la Selarl ML Conseils, ès qualités, de sa demande complémentaire de condamnation de la société Ipsos France au titre de la réparation d'un préjudice de perte de chance,
- débouté les parties de leurs autres demandes,
- condamné la société Ipsos France aux dépens ;
Vu l'appel relevé par la société Ipsos France et ses dernières conclusions notifiées le 6 juillet 2018 par lesquelles elle demande à la cour, au visa de l'article L. 442-6 du Code de commerce ainsi que des articles 1134 et 1184 du Code civil dans leur rédaction antérieure à la réforme du 1er octobre 2016, de :
1) à titre principal :
- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la Selarl ML Conseils, ès qualités, de sa demande au titre de la réparation d'un préjudice de perte de chance,
- l'infirmer pour le surplus et, statuant à nouveau, débouter la Selarl ML Conseils, ès qualités, de toutes ses demandes,
2) à titre subsidiaire :
- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la Selarl ML Conseils, ès qualités, de sa demande au titre de la réparation d'un préjudice de perte de chance,
- l'infirmer pour le surplus et dire que le préjudice subi par la Selarl ML Conseils, ès qualités, est limité à 2 mois de préavis, soit la somme de 49 746 euros,
3) en tout état de cause, condamner la Selarl ML Conseils, ès qualités, aux entiers dépens et à lui payer la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 11 juillet 2019 par la Selarl ML Conseils, représentée par Me X, en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Marketing horizon terrain, qui demande à la cour, au visa des articles L. 442-6, D. 442-3 et suivants du Code de commerce ainsi que des articles 122 et suivants du Code de procédure civile, de :
1) confirmer la décision dont appel :
- en ce qu'elle l'a reçue en son intervention volontaire,
- en ce qu'elle a jugé la rupture brutale intervenue exclusivement imputable à la société Ipsos France,
2) l'infirmer en ce qu'elle a limité à 8 mois la durée du préavis indemnisable et en ce qu'elle l'a déboutée de sa demande au titre de la perte de chance,
3) en conséquence :
- condamner la société Ipsos France à lui payer, ès qualités :
* la somme de 348 220 euros, à titre de dommages-intérêts, en réparation du non- respect du préavis,
* la somme de 537 256,80 euros, à titre de dommages-intérêts, en réparation de la perte de chance,
- débouter la société Ipsos France de l'ensemble de ses demandes,
- condamner la société Ipsos France aux entiers dépens et à lui payer la somme de 7 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile.
SUC CE LA COUR
A partir de l'année 2002, la société Ipso France, qui réalise des études de marchés et des enquêtes d'opinion auprès de la population française, a confié différentes prestations à la société Marketing horizon terrain spécialisée dans le même secteur d'activité, en sus de son activité de conseils et recherches dans le domaine du marketing et du management.
Les relations continues entre les parties ont fait l'objet de plusieurs contrats-cadre : le premier en date du 27 janvier 2004 prenant effet rétroactivement au 1er janvier 2003, le dernier en date du 1er janvier 2012, d'une durée d'un an, renouvelable par tacite reconduction pour une même durée, que les parties pouvaient dénoncer par lettre recommandée avec accusé de réception 2 mois avant sa date de renouvellement.
La société Marketing horizon terrain a réalisé avec la société Ipsos France : 75,13 % de son chiffre d'affaires total en 2010, 59,03 % en 2011, 82,93 % en 2012, 54,76 % en 2013, 2,26 % en 2014 et aucun chiffre d'affaires en 2015.
Le 17 novembre 2015, une procédure de redressement judiciaire a été ouverte à l'égard de la société Marketing horizon terrain ; sa liquidation judiciaire sera ensuite prononcée le 18 avril 2017, la Selarl ML Conseils, représentée par Me X, étant désignée en qualité de liquidateur judiciaire.
Entre-temps, par lettres des 8 janvier et 8 février 2016, la société Marketing horizon terrain avait reproché à la société Ipsos France d'avoir rompu brutalement leurs relations commerciales depuis février 2014, lui demandant de l'indemniser à ce titre.
Aucune solution amiable n'ayant été trouvée entre les parties, la Selarl ML Conseils, agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Marketing horizon terrain, a saisi le tribunal de commerce de Paris ; par le jugement déféré, le tribunal a retenu que la société Ipsos France aurait dû respecter un préavis de 8 mois et l'a condamnée à payer à ce titre la somme de 198 984 euros ; il a rejeté la demande d'indemnisation pour perte de chance.
La société Ipsos France, appelante, conclut au rejet des demandes formées par la Selarl ML Conseils en sa qualité de liquidateur de la société Marketing horizon terrain ; elle fait valoir en premier lieu que cette société n'a pas respecté son obligation contractuelle d'information exposant en ce sens :
- qu'il était prévu à l'article 13 du contrat de prestation de service de 2012 qu'afin d'éviter tout risque de dépendance économique vis-à-vis de la société Ipsos France, le prestataire l'informerait par écrit dans l'hypothèse où ses services représenteraient plus de 22 % de son chiffre d'affaires annuel et que, dès lors que ce seuil serait dépassé, il l'informerait régulièrement de l'évolution de la situation, les parties convenant de se rencontrer pour trouver des solutions préservant leurs intérêts respectifs,
- que cet article stipulait encore que cette obligation d'information était essentielle pour permettre aux parties de conserver des relations équilibrées et sereines, que la société Ipsos France dégageait toute responsabilité au titre des mauvais choix stratégiques que ferait le prestataire et que celui-ci communiquerait au plus tôt à sa cocontractante les renseignements comptables ou financiers utiles si les circonstances révélaient un risque d'insolvabilité et/ou un risque de perturbation de la relation,
- que la société Marketing horizon terrain n'ayant jamais respecté cette obligation d'information essentielle et fondamentale, elle-même se trouve libérée de toute obligation par application du principe de l'exception d'inexécution.
Mais la Selarl ML Conseils, ès qualités, réplique à juste raison que le manquement de la société Marketing horizon terrain à son obligation d'information ne revêt pas un caractère de gravité suffisant pouvant justifier une résiliation sans préavis; il apparaît que cette clause, qui ne présentait pas un caractère essentiel ou déterminant de l'engagement de la société Ipsos France, lui permettait d'éviter que sa cocontractante puisse lui opposer une dépendance économique qui ne résulterait que de ses propres choix.
L'appelante soutient en second lieu que la rupture de la relation commerciale n'a pas été brutale et qu'elle était prévisible ; elle en veut pour preuve :
- la baisse progressive et continuelle du chiffre d'affaires générée par cette relation depuis 2004, à l'exception de l'année 2009,
- le fait qu'à plusieurs reprises elle avait alerté la société Marketing horizon terrain, lui indiquant notamment, lors d'une réunion de travail du 11 mai 2012, la baisse significative des études " Designer " sur lesquelles elle travaillait principalement,
- le courriel du 20 juin 2016 par lequel elle a voulu lui confier une mission ponctuelle, lui rappelant par-là que leurs relations ne relevaient plus que de l'exception.
Cependant, même si les chiffres d'affaires réalisés par la société Marketing horizon terrain avec la société Ipsos France ont été plus importants au cours des années 2003 à 2009, ils étaient ensuite encore conséquents puisque de 926 188 euros en 2010, 970 702 euros en 2011, 826 576 euros en 2012 et encore de 486 782 euros en 2013 ; la société Marketing horizon terrain qui bénéficiait du renouvellement du contrat signé en 2012 pouvait légitiment croire à la poursuite de la relation commerciale établie, étant observé que la société Ipsos France ne démontre en aucune façon l'avoir alertée sur une baisse de ses prestations.
En conséquence, la responsabilité de la société Ipsos France est engagée pour avoir rompu la relation commerciale établie, partiellement en 2014 et totalement en 2015, sans préavis écrit conforme aux dispositions de l'article L. 442-6-1 5 ° du Code de commerce.
La Selarl ML Conseils, ès qualités, prétend que le préavis aurait dû être de 14 mois ; la société Ipsos France entend le voir limiter à 2 mois aux motifs que la société Marketing horizon terrain est exclusivement responsable de son état de dépendance économique à son égard, que la pérennité du contrat ne lui était pas garantie et qu'elle n'était tenue par aucun engagement d'exclusivité ou de volume de commande.
Au regard de la durée des relations, soit une douzaine d'années, de la nature de l'activité exercée par la société Marketing horizon terrain, laquelle n'invoque aucune dépendance économique, et du temps nécessaire pour lui permettre de réorganiser son activité, le tribunal a justement fixé le délai de préavis à 8 mois ; la marge brute moyenne mensuelle de la société s'élevant à 24 873 euros, montant non contesté, la société Ipsos France est redevable de la somme de 198 984 euros, à titre de dommages-intérêts.
Au soutien de sa demande de dommages-intérêts pour perte de chance, la Selarl ML Conseils, ès qualités, allègue :
- que la brutalité de l'arrêt des relations commerciales lui a fait perdre une chance de continuer son activité et de réaliser des contrats pour les années à venir,
- que c'est la brutalité de la rupture et non la rupture elle-même qui est la cause directe du redressement puis de la liquidation judiciaire de la société Marketing horizon terrain,
- que le préjudice résultant de la perte de chance est égal à 298 476 euros (montant de la marge brute moyenne sur les trois années 2010, 2011et 2012) x 60 % x 3 ans, soit 537 256,80 euros.
La société Ipsos France réplique à juste raison que cette demande qui est mal fondée doit être rejetée ; en effet ; seules les conséquences de la brutalité de la rupture de la relation commerciale sont indemnisables et non la rupture elle-même ; de plus il n'est aucunement démontré que la brutalité de la rupture serait en lien direct de cause à effet avec l'ouverture de la procédure collective de la société Marketing horizon terrain suivie de sa mise en liquidation.
La société Ipos France, qui succombe, doit supporter les dépens d'appel.
Vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme de 6 000 euros à la Selarl ML Conseils, ès qualités, en sus de celle allouée par le premier juge, et de débouter la société Ipsos France de sa demande de ce chef.
Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement en toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne la société Ipsos France à payer la somme de 6 000 euros à la Selarl ML Conseils, représentée par Me X, en qualité de liquidateur de la société Marketing horizon terrain, par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Déboute les parties de toutes leurs autres demandes, Condamne la société Ipsos France aux dépens d'appel.