ADLC, 10 décembre 2019, n° 19-D-23
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
Relative à des pratiques mises en oeuvre dans le secteur de la réservation hôtelière en ligne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de Mme Anne-Sophie Rainero, rapporteure, l'intervention de M. Joël Tozzi, rapporteur général adjoint, par M. Henri Piffaut, vice-président.
L'Autorité de la concurrence (vice-président statuant seul),
Vu les lettres enregistrées les 2, 26 juillet, 1er octobre 2013 et 23 février 2015, sous les numéros 13/0045 F, 13/0071 F et 15/0013 F, par lesquelles l'Union des Métiers et des Industries de l'Hôtellerie, le Groupement National des Chaînes Hôtelières, la Confédération des Professionnels Indépendants de l'Hôtellerie, le Syndicat National des Hôteliers, Restaurateurs, Cafetiers et Traiteurs, la Fédération Autonome Générale de l'Industrie Hôtelière Touristique et la société Accor ont saisi l'Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le secteur de la réservation hôtelière en ligne ; Vu la décision du 16 février 2013, par laquelle la rapporteure générale a joint l'instruction des affaires 13/0045 F et 13/0071 F ; Vu la décision du 25 février 2015, par laquelle la rapporteure générale a joint l'instruction du dossier 15/0013F avec les dossiers 13/0045 F et 13/0071F ; Vu la décision du 25 février 2015, par laquelle la rapporteure générale a disjoint la partie de ces affaires relative aux pratiques concernant les sociétés Expedia et HRS de celles des dossiers 13/0071F, 13/0045F et 15/0013F, et procédé à l'ouverture d'un nouveau numéro d'enregistrement pour l'instruction de cette partie distincte sous la référence 15/0014F ; Vu la décision n° 15-D-16 du 21 avril 2015 sur les pratiques mises en œuvre par les sociétés Booking.com B.V., Booking.com France SAS et Booking.com Customer Service France SAS dans le secteur de la réservation hôtelière en ligne ; Vu les décisions de secret des affaires n° 15-DSA-216 du 9 juin 2015, n° 15-DEC-45 du 22 juillet 2015 ; Vu le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), et notamment ses articles 101 et 102 ; Vu le Règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002, et notamment son article 13 ; Vu le livre IV du Code de commerce, et notamment ses articles L. 462-8 alinéa 4, L. 420-1 et L. 420-2 ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu la décision n° 19-JU-06 du 7 octobre 2019, par laquelle la présidente de l'Autorité de la concurrence a désigné M. Henri Piffaut, vice-président, pour adopter seul la décision qui résulte de l'examen de la saisine enregistrée sous le numéro 15/0014F ; La rapporteure, le rapporteur général adjoint, les représentants des instances représentatives des hôteliers et la société Accor entendus lors de la séance du 12 novembre 2019, le commissaire du Gouvernement ayant été régulièrement convoqué ; Adopte la décision suivante :
Résumé (1) :
Les organisations hôtelières et la société Accor ont saisi l'Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le secteur de la réservation hôtelière en ligne. Il était reproché aux sociétés Booking.com, Expedia et HRS de soumettre leurs hébergements partenaires à une obligation de parité tarifaire, de disponibilité et de conditions commerciales ainsi qu'à d'autres pratiques (niveaux de commission prohibitifs, mainmise sur les clients, soumission des hôteliers à des clauses de suspension et/ou résiliation unilatérale, clauses exonératoires de responsabilité).
Selon les organismes saisissants, ces clauses constituaient tout à la fois des restrictions verticales de concurrence, un abus, par les agences de réservation en ligne, de la position dominante collective qu'elles détiennent sur le marché de la réservation hôtelière en ligne, et une coordination tacite entre ces agences, prohibés par les articles L. 420-1 et L. 420- 2 du Code de commerce et 101 et 102 du TFUE.
Par décision du 25 février 2015, la rapporteure générale a procédé à la disjonction de la partie relative aux pratiques concernant les sociétés Expedia et HRS pour permettre le traitement par voie d'engagements des pratiques de Booking.com, celles-ci ayant donné lieu à la décision n° 15-D-06 sur les pratiques mises en œuvre par les sociétés Booking.com B.V., Booking.com France SAS et Booking.com Customer Service France SAS dans le secteur de la réservation hôtelière en ligne. Par cette décision, l'Autorité de la concurrence, en coordination avec la Commission européenne et les autorités de concurrence italienne et suédoise, a rendu obligatoire des engagements de Booking.com visant à modifier, pour une durée de 5 ans, la clause de parité tarifaire et à supprimer toute clause imposant des obligations de parité en termes de disponibilités de chambres ou de conditions commerciales, non seulement à l'égard des plateformes concurrentes, mais également des canaux directs de distribution hors ligne des hôtels et d'une partie de leurs canaux en ligne.
Aux termes de la décision ci-après, la saisine est rejetée. L'Autorité considère que les clauses de parité mises en cause constituent une pratique qui a été traitée par d'autres autorités nationales de concurrence, au sens du quatrième alinéa de l'article L. 462-8 du Code de commerce, transposant l'article 13 paragraphe 2 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité, devenus 101 et 102 du TFUE. En conséquence, l'Autorité a décidé de rejeter pour ce motif la partie de la saisine afférente à celle-ci.
Quant à la partie de la saisine concernant les autres pratiques, elle la rejette au motif que celle-ci n'est pas appuyée d'éléments suffisamment probants permettant d'établir leur incidence sur le fonctionnement de la concurrence en application du deuxième alinéa de l'article L. 462-8 du Code de commerce.
I. Constatations
1. Par courriers datés des 2 et 26 juillet 2013 enregistrés sous le numéro 13/0045F, l'Union des Métiers et des Industries de l'Hôtellerie (l'" UMIH "), le Groupement National des Chaînes Hôtelières (le " GNC ") et la Confédération des Professionnels Indépendants de l'Hôtellerie (la " CPIH ") d'une part et, par courrier du 1er octobre 2013 enregistré sous le numéro 13/0071 F, le Syndicat National des Hôteliers, Restaurateurs, Cafetiers et Traiteurs (le " SYNHORCAT "), et la Fédération Autonome Générale de l'Industrie Hôtelière Touristique (la " FAGIHT "), d'autre part, ci-après collectivement désignés comme les " organismes saisissants " ou les " saisissants ", ont saisi l'Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre par les principales plateformes de réservation hôtelière, Booking.com (groupe Priceline), Expedia Inc (ci-après " Expedia " ou " Groupe Expedia ") et Hôtel Réservation Service Robert Ragge GmbH (ci-après " HRS " ou " Groupe HRS ") à l'égard des établissements hôteliers. Par courrier du 23 février 2015, enregistré sous le numéro 15/0013F, la société Accor a saisi l'Autorité de pratiques similaires, mises en œuvre par les mêmes opérateurs.
2. Selon les saisissants, les pratiques dénoncées seraient constitutives d'entente et/ou d'abus de position dominante collective, au sensdes articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce et 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
A. LES ENTREPRISES CONCERNEES ET LEUR SECTEUR D'ACTIVITE
1. LES ORGANISMESSAISISSANTS
3. L'UMIH est composée de syndicats et fédérations de syndicats regroupant, des hôtels, cafés, cafés-brasseries, restaurants, discothèques et établissements de nuit, au niveau national, départemental et local. L'UMIH compte 80 000 entreprises adhérentes et représente plus de 800 000 salariés du secteur, notamment dans l'hôtellerie, via la branche professionnelle UMIH Hôtellerie française.
4. Le GNC est une organisation professionnelle patronale représentative, qui regroupe la quasi-totalité des chaînes hôtelières intégrées françaises et étrangères implantées en France. Le GNC compte parmi ses membres les groupes Accor (Sofitel, Pullman, Novotel, Mercure, Ibis...), Hyatt, Hilton, Holiday Inn, Le Méridien, Alliance Hospitality, Balladins, Confort Inn, Choice Hotels, B&B Hotels, Bonsaï Hotels, J.J. France et Louvre Hotels Group.
5. La CPIH représente plus de 20 000 hôteliers, restaurateurs, cafetiers et discothèques permanents ou saisonniers, réunis au sein d'organisations syndicales départementales ou régionales réparties sur la plupart des régions, y compris en outre-mer.
6. Le SYNHORCAT, avec ses 13 500 adhérents, se présente notamment comme le principal syndicat du secteur à Paris ainsi que dans l'hôtellerie de luxe et l'hôtellerie indépendante.
7. La FAGIHT représente l'hôtellerie indépendante de séjour, la restauration traditionnelle et de prestige ainsi que les cafés, bars et discothèques indépendants. Elle est spécialisée dans les domaines de l'industrie hôtelière de séjour et de l'hôtellerie saisonnière. Elle représente, entre autres, 80 % de l'industrie hôtelière de sports d'hiver en France.
8. Le groupe Accor est un opérateur hôtelier mondial, présent dans 100 pays avec plus de 4 800 hôtels. Il propose un portefeuille de marques allant du luxe à l'économique, dont Sofitel, Pullman, MGallery, Novotel, Mercure, Suite Novotel, Ibis, Ibis Styles, Ibis budget, HotelF1 et Thalassa sea & spa. Actuellement, Accor réalise près de 60 % du chiffre d'affaires hébergement de l'ensemble de ses hôtels par divers canaux de distribution centraux, dont le portail de réservation accorhotels.com et les sites de ses marques. Accor a conclu un certain nombre d'accords de distribution avec des plateformes de réservation hôtelière en ligne, au nombre desquelles figure Expedia.
2. LES ENTREPRISES MISES EN CAUSE
a) Expedia
9. Expedia, société américaine, est un des leaders mondiaux de la réservation d'hôtels en ligne. Les sites de réservation d'hôtels d'Expedia proposent près de 435 000 établissements à la réservation dans 200 pays.
10. Expedia exploite également un réseau de partenaires commerciaux affiliés, dit " EAN ", leur permettant d'offrir des chambres d'hôtel à la réservation sur leurs sites Internet, en utilisant les outils, la technologie et le contenu fournis par Expedia.
11. Expedia a réalisé un chiffre d'affaires mondial consolidé de 8,2 milliards de dollars en 2016.
Parts de marché d'Expedia
12. En 2011 et 2012, la part de marché d'Expedia sur le marché français s'élevait environ à 15 %, ainsi que l'illustre l'étude Phocuswright de décembre 2013 qui présente les parts de marché des différents acteurs de la réservation de voyages en ligne en termes de montant de réservations.
Figure 1
[SCHEMA]
Source : Étude Phocuswright " European Online Travel Overview - Ninth Edition ", décembre 2013
Le modèle économique d'Expedia
13. Expedia agit en tant qu'intermédiaire entre les hôtels et les clients et perçoit une commission fondée sur un pourcentage du prix de détail des chambres payé par les consommateurs. Il n'achète, ni ne revend directement de nuitées.
14. Au moment de la saisine, Expedia avait développé deux modèles de commercialisation. Les clients pouvaient généralement choisir entre (2) :
a. payer les hôtels au moment de leur séjour, auquel cas les hôtels collectaient directement le paiement, et versaient ensuite à Expedia une commission (" Hotel Collect " ou " HC "), selon le modèle dit " par commission ", ou
b. payer le prix de la chambre au moment de la réservation, auquel cas le paiement était collecté par Expedia pour le compte des hôtels, puis reversé aux hôtels, minoré de la commission d'Expedia (" Expedia Collect " ou " EC "), selon le modèle dit " marchand ".
b) HRS
15. HRS est une société allemande qui a réalisé un chiffre d'affaires mondial d'environ 200 millions d'euros en 2012, dont environ 10 millions d'euros en France.
16. HRS opère via plusieurs plateformes de réservation hôtelière en ligne : essentiellement les sites HRS et hotel.de mais également, les sites hotel.info et tiscover.com.
17. La base de données d'HRS répertorie plus de 300 000 hôtels de toutes catégories dans 190 pays.
Part de marché d'HRS
18. Sur la base des estimations fournies par l'UMIH, le GNC et la CPIH relatives au nombre de réservations effectuées par l'intermédiaire de chacune des trois principales " Online Travel Agencies ", (ci-après " OTA ") et par l'intermédiaire d'autres OTA pour des nuitées vendues isolément, hors dispositifs de voyage des entreprises, la part de marché d'HRS était évaluée à environ 5 % en 2012.
Le modèle économique d'HRS
19. Dans le cas d'HRS, les clients payaient directement les hébergements (en général à la fin du séjour), lesquels versaient ensuite à HRS une commission, une fois que le client avait séjourné et réglé.
20. Le taux de commission s'appliquait au montant final, toutes taxes comprises, payé par le client à l'hôtel.
3. L'ENVIRONNEMENT CONCURRENTIEL
a) Présentation générale du secteur
21. L'Autorité a présenté le secteur concerné dans sa décision n° 15-D-06 du 21 avril 2015 sur les pratiques mises en œuvre par les sociétés Booking.com B.V., Booking.com France SAS et Booking.com Customer Service France SAS dans le secteur de la réservation hôtelière en ligne (paragraphes 24 à 49 et 112 à 113).
22. Les réservations d'hôtel sont effectuées en ligne par l'intermédiaire, soit de moteurs de recherche horizontaux, soit (potentiellement après renvoi par le moteur de recherche) auprès de plateformes de réservation. Celles-ci servent d'intermédiaires entre hôtels et clients et sont des plateformes multi faces. Elles offrent à la fois un service de recherche et un service de garantie de la conclusion des transactions. Ces deux prestations sont rémunérées par une commission versée par les hôtels qui correspond à une fraction de la valeur faciale versée par l'utilisateur à l'hôtelier.
b) Évolution du secteur depuis la saisine
23. Saisie en 2013, l'Autorité de la concurrence, en coordination avec la Commission européenne et les autorités de concurrence italienne et suédoise, a, par sa décision précitée n° 15-D-06, accepté les engagements pris par Booking.com pour stimuler la concurrence entre plateformes de réservation en ligne et redonner aux hôtels davantage de liberté en matière commerciale et tarifaire.
24. Dans sa décision, l'Autorité de la concurrence a identifié deux types de préoccupations de concurrence, l'une tenant à la réduction de la concurrence entre Booking.com et les plateformes concurrentes, et l'autre tenant à un risque d'éviction des nouveaux entrants : l'évaluation préliminaire a, notamment, exposé que les clauses de parité étaient de nature à réduire la concurrence entre OTA. En effet, " les clauses de parité rompent le lien existant habituellement entre les prix pratiqués par un opérateur (en l'espèce le niveau de commission exigé par Booking.com auprès de l'hôtel) et le niveau de demande qui s'adresse à lui (en l'espèce le nombre de réservations effectuées sur Booking.com), réduisant ainsi la concurrence en prix entre les plateformes " (paragraphe 115 de la décision). De plus, ces clauses comportent des risques d'éviction des petites plateformes et plateformes nouvelles entrantes. En effet, " la clause de parité empêche les concurrents [...] d'attirer des internautes en proposant des commissions inférieures " (paragraphe 123 de la décision).
25. Booking.com s'est ainsi engagée, pour une durée de 5 ans, à modifier la clause de parité tarifaire et à supprimer toute clause imposant des obligations de parité en termes de disponibilités de chambres ou de conditions commerciales, non seulement à l'égard des plateformes concurrentes mais également des canaux de vente directs hors ligne des hôtels et d'une partie de leurs canaux de vente en ligne.
26. Allant au-delà des engagements souscrits par Booking.com, la loi n° 2015-990 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite loi " Macron ", du 6 août 2015, a interdit toute clause de parité tarifaire, restreinte et étendue (article 133).
27. Ainsi, la loi, dans son article 133 relatif aux rapports entre hôteliers et plateformes de réservation en ligne, impose-t-elle le contrat de mandat comme modèle contractuel unique et interdit-elle les clauses venant limiter la liberté tarifaire de l'hôtelier, celles-ci étant réputées non écrites (article L. 311-5-1 Code du tourisme). Le fait, pour le représentant légal de la plateforme de réservation en ligne, d'opérer sans un contrat conclu conformément aux exigences prévues à l'article L. 311-5-1 du Code de tourisme est passible d'une amende de 30 000 euros, pouvant être portée à 150 000 euros s'il s'agit d'une personne morale.
28. Cette disposition étant d'application immédiate, les opérateurs ont dû s'y conformer et modifier en conséquence leurs contrats. L'article L. 311-5-4 du même Code prévoit en effet que " Les contrats entre hôteliers et plateformes de réservation en ligne conclus avant la publication de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques cessent de produire leurs effets dès l'entrée en vigueur de la même loi ".
29. Certains pays ont, comme la France, légiféré sur le sujet pour interdire les clauses de parité tarifaires étendues et restreintes. Il s'agit de l'Autriche (2016), de l'Italie (2017), de la Belgique (2017) et de la Suisse (2018).
30. Parallèlement, les clauses de parité tarifaire et de disponibilité ont donné lieu à des actions contentieuses du ministre de l'Economie contre Booking.com (3) et Expedia. Par arrêt du 21 juin 2017, la cour d'appel de Paris a considéré que les clauses de parité tarifaire et de disponibilité contenues dans les contrats liant les hôteliers à des sociétés du groupe Expedia (Expedia France, Expedia Inc, Hotels.com, Vacationspot et Travelscape) caractérisaient un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce (4). En conséquence, la cour a condamné les sociétés du groupe Expedia à une amende de 1 million d'euros et a enjoint aux parties de cesser les pratiques consistant à mentionner lesdites clauses dans leurs contrats signés avec les hôtels adhérents de leur plateforme.
31. Conformément au calendrier fixé dans la décision précitée n° 15-D-06, l'Autorité a effectué et publié le 9 février 2017 un premier bilan d'étape concernant les engagements souscrits par Booking.com. Les éléments de bilan à la disposition de l'Autorité suggéraient qu'un plus grand nombre d'hôteliers faisait désormais varier ses tarifs selon les plateformes de réservation hôtelière en ligne. Cette différenciation tarifaire témoignait d'une première évolution dans le secteur, sans qu'il y ait de signe visible d'un développement de la concurrence entre OTA, en fonction d'autres critères plus qualitatifs ou quantitatifs (parts de marché, qualité de l'offre, évolution des taux de commission) (5).
32. La Commission européenne a, quant à elle, publié, le 6 avril 2017, les résultats des travaux menés en collaboration avec plusieurs autorités de concurrence, dont l'autorité française, évaluant les effets des remèdes adoptés en Europe dans le secteur de la réservation hôtelière en ligne. D'après ce rapport, les remèdes ont eu pour résultat d'augmenter la différenciation tarifaire entre plateformes de réservation en ligne dans la plupart des pays européens. Au vu de ces résultats, la Commission européenne et les autorités nationales ont décidé de maintenir le secteur sous surveillance commune (6).
33. Le 20 juin 2018 (7), un rapport d'information rendu au nom de la Commission des affaires économiques du Sénat par le groupe de travail " tourisme " a mis en exergue, au travers d'auditions et de contributions écrites des hôteliers, le caractère globalement satisfaisant des évolutions normatives en matière de clauses de parité liant les hôteliers aux plateformes de réservation hôtelière. En effet, il y est consigné que " Les syndicats hôteliers soulignent la différence entre l'Europe et la France dans la part de la réservation en direct sur le total du marché de la réservation hôtelière pour considérer que l'interdiction de la clause de parité tarifaire a eu un effet bénéfique (62,8 % contre 55,1 %). (...) Selon les données fournies (...) par le groupement national des indépendants, les hôtels étaient, après l'adoption de l'interdiction de la clause de parité tarifaire, près de 59 % à proposer des tarifs moins élevés en direct que par l'intermédiaire de Booking.com, alors qu'ils n'étaient que 31 % avant " (soulignements ajoutés).
34. En définitive, il s'infère de ce rapport que les réponses apportées par les pouvoirs publics, au rang desquelles figurent l'action de l'Autorité de la concurrence et la Loi Macron, ont " incité les hôteliers à mieux maîtriser leur politique commerciale ", " probablement contribué à une relative stabilisation du taux des commissions d'intermédiation " et " ont permis aux hôteliers et aux plateformes d'améliorer leurs relations ".
35. Il résulte de l'ensemble de ces éléments d'information que le secteur et son contexte juridique ont changé depuis la saisine.
36. Par ailleurs, s'agissant des entreprises concernées, la décision précitée n° 15-D-06 a été rendue à l'encontre d'un acteur majeur de ce secteur, Booking.com détenant une part de marché supérieure à 30 % sur le marché français, voire une position dominante dans un marché de dimension européenne (paragraphe 101). À l'inverse, Expedia détenait une part de marché inférieure à 30 % et HRS moins de 5 % de parts de marché (8).
B. LES PRATIQUES DÉNONCÉES
37. Sont successivement abordées les clauses de parité (1) et les autres pratiques dénoncées par les saisissants (2).
1. LES CLAUSES DE PARITE
38. Expedia et HRS soumettaient leurs hébergements partenaires à une obligation de parité tarifaire, des disponibilités et des conditions commerciales. Ces clauses consistaient à imposer aux hôteliers des tarifs, des disponibilités et des conditions commerciales au moins aussi favorables que celles proposées sur les plateformes concurrentes et sur l'ensemble des autres canaux de distribution.
39. Il était allégué en défense que, faute de clause de meilleur prix, la plateforme aurait la fonction d'un pur moteur de recherche d'hôtels qui, en l'absence de réservations effectives, ne pourrait pas se rémunérer par des commissions. Les clauses de parité auraient permis de protéger les investissements réalisés dans la plateforme et de se prémunir du parasitisme des autres canaux de distribution. Corrélativement, elles auraient constitué la contrepartie du bénéfice qui résulte, pour les hôtels, de leur visibilité sur ces plateformes. Par ailleurs, elles auraient visé à garantir au consommateur la meilleure offre disponible en termes de prix et de qualité et à limiter ses coûts de recherche (les consommateurs bénéficiant d'une plateforme organisée et efficace pour comparer les offres avec une grande facilité de navigation).
2. LES AUTRES PRATIQUES ALLEGUEES
40. Outre la mise en œuvre des clauses de parité, les saisissants reprochaient aux OTA susvisées d'une part, de pratiquer des niveaux de commission prohibitifs pour les hôteliers qui souhaitaient améliorer leur classement sur les sites internet des mises en causes (" override commission"), et d'autre part, de s'assurer de leur mainmise sur les clients par l'utilisation gratuite et sans limite des signes distinctifs, photos et descriptifs des hôtels. Les saisissants se plaignaient également de ce que les OTA précitées soumettaient les hôteliers à des clauses de suspension et/ou résiliation unilatérales alors que les manquements stipulés n'étaient que des violations d'obligations incombant à l'hôtelier. Enfin, ils critiquaient la présence dans les contrats de clauses exonératoires de responsabilité.
II. Discussion
1. LES CLAUSES DE PARITE
41. Aux termes du quatrième alinéa de l'article L. 462-8 du Code de commerce, l'Autorité de la concurrence peut rejeter la saisine " lorsqu'elle est informée qu'une autre autorité nationale de concurrence d'un État membre de la Communauté européenne ou la Commission européenne a traité des mêmes faits relevant des dispositions prévues aux articles 81 et 82 du traité instituant la Communauté européenne ".
42. Cet alinéa a été inséré par l'ordonnance n° 2004-1173 du 4 novembre 2004 portant adaptation de certaines dispositions du Code de commerce au droit communautaire de la concurrence et, en l'occurrence, de l'article 13 paragraphe 2 du Règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité, aujourd'hui 101 et 102 du TFUE (ci-après, le "Règlement n° 1/2003 "), prévoyant que "Lorsqu'une autorité de concurrence d'un État membre ou la Commission est saisie d'une plainte contre un accord, une décision d'association ou une pratique qui a déjà été traitée par une autre autorité de concurrence, elle peut la rejeter ".
43. Le Tribunal de l'Union européenne a précisé la portée de ces dispositions dans un arrêt du 21 janvier 2015 (9). Il a en effet indiqué que ces dispositions prévoient uniquement que " la plainte doit avoir été traitée par une autre autorité de concurrence, et non qu'elle ait nécessairement fait l'objet d'une décision (...). Dès lors, ainsi que l'a relevé la Commission dans la décision attaquée, cette disposition n'impose pas nécessairement l'adoption d'une décision par l'autorité de concurrence d'un État membre ayant déjà rejeté la plainte. Par conséquent, même à supposer qu'un rejet de plainte par une autorité de concurrence d'un État membre pour des raisons de priorité ne constitue pas une décision au sens de l'article 5, la Commission pourrait faire application, dans un tel cas, des dispositions de l'article 13, paragraphe 2 " (paragraphe 33). Le tribunal considère ainsi que " l'expression 'plainte [...] qui a déjà été traitée par une autre autorité de concurrence' (...) a une large portée en ce qu'elle est de nature à englober tous les cas de plaintes ayant été examinées par une autre autorité de concurrence, quelle qu'en ait été l'issue " (paragraphe 26). Le Tribunal souligne enfin que " l'interprétation retenue au point 26 ci-dessus apparaît en harmonie avec l'un des objectifs principaux du règlement n° 1/2003, qu'est la mise en place d'un système décentralisé efficace d'application des règles de concurrence de l'Union " (paragraphe 36).
44. Le Conseil de la concurrence a ainsi clos une saisine d'office en 2006 par " souci d'efficacité et conformément à la logique de coopération instaurée au sein du réseau des autorités de concurrence ". En effet, dès lors que la Commission européenne avait ouvert une procédure qui couvrait " le champ matériel des investigations demandées par le Conseil de la concurrence (...) " et que " la société The Coca-Cola Company a[vait] pris des engagements qui répondaient directement ou indirectement aux préoccupations de concurrence à l'origine de la saisine d'office du Conseil de la concurrence ", le Conseil a considéré qu'il n'apparaissait plus nécessaire de poursuivre l'instruction de l'affaire et a clos celle-ci sur le fondement de l'ancien article L.462-8 alinéa 5 du Code de commerce : " l'Autorité de la concurrence peut aussi décider de clore dans les mêmes conditions une affaire pour laquelle elle s'était saisie d'office ".
45. Dans le cas d'espèce, plusieurs autorités nationales de concurrence ont traité des mêmes faits que ceux dénoncés par les saisissants, au sens des dispositions de l'alinéa 4 de l'article L. 462-8 du Code de commerce, lues à la lumière de la jurisprudence européenne relative à l'article 13 paragraphe 2 du Règlement n° 1/2003.
46. En effet, certaines autorités nationales de concurrence, saisies de faits identiques, ont décidé de clôturer le cas. Tel a été notamment le cas en Suède (10), Italie (11), Grèce (12), Pologne (13) et au Royaume-Uni (14). Expedia s'était engagée à renoncer à ses clauses de parité tarifaire, de conditions commerciales et de disponibilités et à procéder à la modification de ses contrats avec tous les hôtels dans l'ensemble de l'EEE, à compter du 1er août 2015 pour une durée de cinq ans. Pour cette raison, les autorités nationales en cause ont considéré comme levées les préoccupations de concurrence qui avaient été identifiées à son encontre.
47. Le Bundeskartellamt a opté pour la voie de la sanction. Par une décision du 20 décembre 2013, il a considéré que les clauses de parité mises en œuvre par HRS, dont la part de marché excédait 30 % sur les quatre dernières années, restreignaient significativement la concurrence sur le marché au sens de l'article 101, paragraphe 1, sans pouvoir bénéficier d'une exemption individuelle (15).
48. Les clauses de parité tarifaire, de conditions et de disponibilité dénoncées dans la saisine susvisée ayant été " traitées " par des autorités nationales de concurrence au sens de l'alinéa 4 de l'article L. 462-8 du Code de commerce, l'Autorité peut rejeter sur ce fondement la présente saisine.
2. LES AUTRES PRATIQUES DENONCEES PAR LES SAISISSANTS
49. Les saisissants ont dénoncé des pratiques de taux de commission prohibitifs, de mainmise sur les clients, de soumission des hôteliers à des clauses de suspension et/ou résiliation unilatérale et des clauses d'exonération de responsabilité, visées au paragraphe 40 ci-dessus.
50. Dans sa décision n° 15-D-06 précitée, l'Autorité a considéré d'une part, au vu des éléments du dossier, que les pratiques de taux de commission prohibitifs dénoncées par les saisissants étaient une des conséquences de la mise en œuvre des clauses de parité et comme telles, insusceptibles de constituer des pratiques anticoncurrentielles. D'autre part, l'Autorité a indiqué que les clauses d'exonération de responsabilité ne semblaient pas avoir d'incidence sur le fonctionnement de la concurrence entre les opérateurs du secteur, ces dernières ayant trait à l'équilibre de la relation commerciale (paragraphes 227 et suivants).
51. L'Autorité a, par ailleurs, rappelé dans la décision n° 15-D-06 que l'ensemble des pratiques visées au paragraphe 40 ci-dessus avaient été examinées par la Commission d'examen des pratiques commerciales dans le cadre de l'avis n° 13-10 sur les relations commerciales des hôteliers avec les entreprises exploitant les principaux sites de réservation hôtelière, au regard de l'article L. 442-6 du Code de commerce, en particulier sous l'angle du déséquilibre significatif et de la rupture brutale des relations commerciales établies.
52. Dès lors, la saisine n'étant pas appuyée d'éléments suffisamment probants permettant d'établir une incidence des pratiques dénoncées sur le fonctionnement de la concurrence, il y a lieu, sans qu'il soit utile d'examiner les pratiques alléguées, de rejeter cette partie de la saisine.
III. Conclusion
53. Les pratiques dénoncées aux paragraphes 38 et 39 ayant été traitées par d'autres autorités nationales de concurrence, il y a lieu de faire application de l'alinéa 4 de l'article L. 462-8 du Code de commerce et de rejeter la partie de la saisine y afférent.
54. Quant à la partie de la saisine concernant les pratiques visées au paragraphe 40 ci-dessus, elle est, faute d'éléments suffisamment probants, rejetée, en application du deuxième alinéa de l'article L. 462-8 du Code de commerce.
DÉCISION
Article unique : Les saisines des organisations UMIH, GNC, et CPIH, SYNHORCAT, FAGIHT et de la société Accor enregistrées sous le numéro 15/0014 F sont rejetées.
NOTES
1 Ce résumé a un caractère strictement informatif. Seuls font foi les motifs de la décision numérotés ci-après.
2 Ces dispositions étaient contenues dans les contrats conclus entre les hôtels et Expedia selon le modèle "Expedia Traveler Preference " ou " ETP ", introduit en 2012 et qui s'appliquait à la plupart des hôtels français.
3 Arrêt du Tribunal de commerce de Paris, 24 mars 2015, RG n° 2014/027403 et arrêt de la cour d'appel de Paris, 15 septembre 2015, RG n° 15/07435.
4 Cour d'appel de Paris, 21 juin 2017, RG n° 15/18784.
5 Communiqué de presse de l'Autorité de la concurrence en date du 9 février 2017 : plateformes de réservation hôtelière.
6 Commission européenne, 6 avril 2017, " Report on the monitoring exercise carried out in the online hotel booking sector by the EU competition authorities in 2016 ".
7 Rapport d'information fait au nom de la commission des affaires économiques (1) par le groupe de travail " Tourisme " (2), sur l'hébergement touristique et le numérique, par Viviane ARTIGALAS et Patricia MORHET-RICHAUD, sénatrices.
8 Source : Étude Phocuswright " European Online Travel Overview - Ninth Edition ", décembre 2013.
9 Affaire T-355/13, Easyjet Airline Co.Ltd contre Commission européenne.
10 Décision du Konkurrenzverket du 10 mai 2015 : http://www.konkurrensverket.se/en/news/investigation-of-the-online-travel-agency-expedia-closed/
11 Décision du 11 avril 2016 de l'Autorité de la concurrence italienne : http://www.osservatorioantitrust.eu/it/wp-content/uploads/2016/04/I779.pdf.
12 Voir le communiqué de presse de l'Hellenic Competition Commission du 22 septembre 2015 annonçant le non lancement d'une instruction approfondie sur les affaires Expedia et Booking.com figurant dans un article de la revue Concurrence https://www.concurrences.com/en/bulletin/news-issues/september-2015/The-Hellenic-Competition-Authority-75832
13 Communiqué de l'Office of Competition and Consumer Protection du 3 novembre 2015 : https://uokik.gov.pl/news.php?news_id=11995. Cette clôture ne préjuge pas de la légalité de la clause de parité restreinte au regard du droit de la concurrence en Pologne.
14 Décision de l'Office of Fair Trading du 31 janvier 2014 et communiqué de presse de la CMA du 16 septembre 2015 : https://www.gov.uk/government/news/cma-closes-hotel-online-booking-investigation annonçant la clôture des cas Booking.com et Expedia au motif qu'ils n'étaient pas une priorité administrative pour la CMA, sans se prononcer sur le fond du dossier. La décision de la CMA fait également suite au renvoi à la CMA de sa précédente décision d'acceptation des engagements par le Competition Appeal Tribunal en septembre 2014.
15 En conséquence, HRS devait cesser d'imposer toute clause de parité à partir du 1er mars 2014. Décision confirmée par la Haute Cour d'appel de Düsseldorf le 9 janvier 2015.