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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 11 juillet 2019, n° 18-01945

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Janssen-Cilag (SAS), Johnson & Johnson (Sté)

Défendeur :

Autorité de la Concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Michel-Amsellem

Conseillers :

M. Mollard, Mme Tréard

Avocats :

Mes Boccon-Gibod, Fréget, Saint-Esteben, Trifounovitch

CA Paris n° 18-01945

11 juillet 2019

FAITS ET PROCÉDURE

1. La cour est saisie du recours des sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 17-D-25 du 20 décembre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des dispositifs transdermiques de fentanyl.

A. Le cadre juridique

2. La première branche de l'infraction unique reprochée aux requérantes ayant trait à l'intervention de la société Janssen-Cilag dans le processus d'attribution d'autorisations de mise sur le marché (ci-après les " AMM ") aux dispositifs transdermiques de fentanyl de la société Ratiopharm (ci-après les " spécialités Ratiopharm "), il y a lieu de rappeler les dispositions légales réglementant l'octroi des AMM.

1. Le droit de l'Union

3. L'article 6, paragraphe 1, de la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001 instituant un Code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, qui figure dans le titre III, intitulé " Mise sur le marché ", de cette directive, dispose :

" Aucun médicament ne peut être mis sur le marché d'un État membre sans qu'une autorisation de mise sur le marché n'ait été délivrée par l'autorité compétente de cet État membre, conformément à la présente directive, ou qu'une autorisation n'ait été délivrée conformément au règlement (CEE) n° 2309/93. "

a. La procédure d'octroi d'une autorisation de mise sur le marché nationale

4. Aux termes de l'article 8, paragraphe 1, de cette directive, " [e]n vue de l'octroi d'une autorisation de mise sur le marché d'un médicament ne relevant pas d'une procédure instituée par le règlement (CEE) n° 2309/93, une demande doit être introduite auprès de l'autorité compétente de l'État membre concerné ". Le paragraphe 3 du même article énumère les renseignements et les documents qui doivent être joints à la demande d'AMM.

5. L'article 10 de la directive 2001/83 instaure une procédure dite " abrégée " ou " allégée ", c'est-à-dire une procédure dans laquelle les éléments à fournir à l'autorité nationale d'octroi des AMM sont moindres (dossier " abrégé ") par rapport à la procédure normale, en ce que le demandeur est dispensé de produire des études précliniques et cliniques.

6. Jusqu'à la modification de la directive 2001/83 par la directive 2004/27/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004, les médicaments auxquels la procédure abrégée pouvait être appliquée étaient définis comme les médicaments " essentiellement similaires " à un médicament déjà autorisé.

7. Depuis sa modification par la directive 2004/27, l'article 10 de la directive 2001/83 dispose :

" 1. Par dérogation à l'article 8, paragraphe 3, point i), et sans préjudice de la législation relative à la protection de la propriété industrielle et commerciale, le demandeur n'est pas tenu de fournir les résultats des essais précliniques et cliniques s'il peut démontrer que le médicament est un générique d'un médicament de référence qui est ou a été autorisé au sens de l'article 6 depuis au moins huit ans dans un État membre ou dans la Communauté.

2. Aux fins du présent article, on entend par :

a) " médicament de référence ", un médicament autorisé au sens de l'article 6, conformément à l'article 8 ;

b) " médicament générique ", un médicament qui a la même composition qualitative et quantitative en substances actives et la même forme pharmaceutique que le médicament de référence et dont la bioéquivalence avec le médicament de référence a été démontrée par des études appropriées de biodisponibilité. Les différents sels, esters, éthers, isomères, mélanges d'isomères, complexes ou dérivés d'une substance active sont considérés comme une même substance active, à moins qu'ils ne présentent des propriétés sensiblement différentes au regard de la sécurité et/ou de l'efficacité. Dans ce cas, des informations supplémentaires fournissant la preuve de la sécurité et/ou de l'efficacité des différents sels, esters ou dérivés d'une substance active autorisée doivent être données par le demandeur. Les différentes formes pharmaceutiques orales à libération immédiate sont considérées comme une même forme pharmaceutique. Le demandeur peut être dispensé des études de biodisponibilité s'il peut prouver que le médicament générique satisfait aux critères pertinents figurant dans les lignes directrices détaillées applicables. "

8. La directive 2004/27 est entrée en vigueur le 30 avril 2004. Aux termes de son article 3, les États membres devaient la transposer au plus tard le 30 octobre 2005 dans leur droit national.

b. La procédure de reconnaissance mutuelle d'une autorisation de mise sur le marché nationale

9. La directive 2001/83 a instauré une procédure de reconnaissance mutuelle d'une AMM délivrée par un État membre.

10. L'article 28 de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27, dispose :

" 1. En vue de l'octroi d'une autorisation de mise sur le marché d'un médicament dans plus d'un État membre, le demandeur présente une demande fondée sur un dossier identique dans ces États membres. Le dossier comprend les renseignements et les documents visés à l'article 8 et aux articles 10, 10 bis, 10 ter, 10 quater et 11. Les documents joints contiennent une liste des États membres concernés par la demande.

Le demandeur demande à l'un des États membres d'agir en qualité d'" État membre de référence " et de préparer un rapport d'évaluation concernant le médicament, conformément aux paragraphes 2 ou 3.

2. Si le médicament a déjà reçu une autorisation de mise sur le marché au moment de la demande, les États membres concernés reconnaissent l'autorisation de mise sur le marché octroyée par l'État membre de référence. À cette fin, le titulaire de l'autorisation de mise sur le marché demande à l'État membre de référence, soit de préparer un rapport d'évaluation du médicament, soit, si nécessaire, de mettre à jour tout rapport d'évaluation existant. L'État membre de référence prépare ou met à jour le rapport d'évaluation dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la réception de la demande valide. Le rapport d'évaluation ainsi que le résumé approuvé des caractéristiques du produit ainsi que l'étiquetage et la notice sont transmis aux États membres concernés et au demandeur.

[...]

4. Dans les quatre-vingt-dix jours qui suivent la réception des documents visés aux paragraphes 2 et 3, les États membres concernés approuvent le rapport d'évaluation, le résumé des caractéristiques du produit ainsi que l'étiquetage et la notice, et en informent l'État membre de référence. Ce dernier constate l'accord général, clôt la procédure et en informe le demandeur.

5. Chaque État membre dans lequel une demande a été introduite conformément au paragraphe 1 adopte une décision en conformité avec le rapport d'évaluation, le résumé des caractéristiques du produit et l'étiquetage et la notice tels qu'approuvés, dans un délai de trente jours à compter de la constatation de l'accord. "

11. Aux termes de l'article 29, paragraphes 1, 3 et 4, de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27 :

" 1. Si, dans le délai visé à l'article 28, paragraphe 4, un État membre ne peut approuver le rapport d'évaluation, le résumé des caractéristiques du produit ainsi que l'étiquetage et la notice en raison d'un risque potentiel grave pour la santé publique, il motive sa position de manière détaillée et communique ses raisons à l'État membre de référence, aux autres États membres concernés et au demandeur. Les éléments du désaccord sont immédiatement communiqués au groupe de coordination.

[...]

3. Au sein du groupe de coordination, tous les États membres visés au paragraphe 1 déploient tous leurs efforts pour parvenir à un accord sur les mesures à prendre. Ils offrent au demandeur la possibilité de faire connaître son point de vue oralement ou par écrit. Si, dans un délai de soixante jours à compter de la communication des éléments de désaccord, les États membres parviennent à un accord, l'État membre de référence constate l'accord, clôt la procédure et en informe le demandeur. L'article 28, paragraphe 5, s'applique.

4. Si, dans le délai de soixante jours visé au paragraphe 4, les États membres ne sont pas parvenus à un accord, l'Agence [européenne des médicaments] est immédiatement informée en vue de l'application de la procédure prévue aux articles 32, 33 et 34. Une description détaillée des questions sur lesquelles l'accord n'a pu se faire et les raisons du désaccord sont fournies à l'Agence. Une copie est envoyée au demandeur. "

12. L'article 32 de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27, est ainsi libellé :

" 1. Lorsqu'il est fait référence à la procédure prévue au présent article, le comité [des médicaments à usage humain de l'Agence européenne des médicaments] délibère et émet un avis motivé sur la question soulevée dans les soixante jours qui suivent la date à laquelle la question lui a été soumise.

[...]

5. Dans les quinze jours suivant son adoption, l'Agence transmet l'avis final du comité aux États membres, à la Commission [de l'Union européenne] et au demandeur ou au titulaire de l'autorisation de mise sur le marché, en même temps qu'un rapport décrivant l'évaluation du médicament et les raisons qui motivent ses conclusions.

[...]. "

13. Selon l'article 33 de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27 :

" Dans les quinze jours suivant la réception de l'avis, la Commission prépare un projet de décision concernant la demande, en tenant compte des dispositions du droit communautaire.

[...]

Dans le cas exceptionnel où le projet de décision n'est pas conforme à l'avis de l'[A]gence, la Commission joint également une annexe où sont expliquées en détail les raisons des différences.

Le projet de décision est transmis aux États membres et au demandeur ou au titulaire de l'autorisation de mise sur le marché. "

14. Enfin, aux termes de l'article 34, paragraphes 1 et 3, de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27 :

" 1. La Commission arrête une décision définitive conformément à la procédure visée à l'article 121, paragraphe 3, et dans les quinze jours qui suivent la fin de celle-ci.

[...]

3. La décision visée au paragraphe 1 est adressée à tous les États membres et communiquée pour information au titulaire de l'autorisation de mise sur le marché ou au demandeur. Les États membres concernés et l'État membre de référence octroient ou retirent l'autorisation de mise sur le marché ou apportent toute modification aux termes de cette autorisation qui peut être nécessaire pour la mettre en conformité avec la décision dans les trente jours suivant sa notification et y font référence. Ils en informent la Commission et l'Agence. "

2. Le droit national

a. La procédure d'octroi d'une autorisation de mise sur le marché

15. L'article L. 5121-8 du Code de la santé publique dispose :

" Toute spécialité pharmaceutique ou tout autre médicament fabriqué industriellement ou selon une méthode dans laquelle intervient un processus industriel [... ] qui ne fait pas l'objet d'une autorisation de mise sur le marché délivrée par la Communauté européenne en application du règlement (CE) n° 726/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, établissant des procédures communautaires pour l'autorisation et la surveillance en ce qui concerne les médicaments à usage humain et à usage vétérinaire, et instituant une Agence européenne des médicaments doit faire l'objet, avant sa mise sur le marché ou sa distribution à titre gratuit, d'une autorisation de mise sur le marché délivrée par l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. L'autorisation peut être assortie de conditions appropriées. "

16. Aux termes de l'article R. 5121-21 du Code de la santé publique, la demande d'AMM est adressée au directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (ci-après l' " AFSSAPS ").

17. L'article R. 5121-25 du Code de la santé publique prévoit qu'à la demande d'AMM est joint un dossier scientifique, dont il précise le contenu.

18. Jusqu'à la modification de la partie réglementaire du Code de la santé publique par le décret n° 2008-435 du 6 mai 2008 relatif à la mise sur le marché des spécialités pharmaceutiques à usage humain, entré en vigueur le 8 mai 2008 (ci-après le " décret du 6 mai 2008 "), qui a transposé en droit français les dispositions de la directive 2004/27 relatives à la procédure abrégée, l'article R. 5121-29 2° c) de ce Code prévoyait, par dérogation à l'article R. 5121-25, la possibilité d'accorder une AMM sur la base d'un dossier abrégé pour une spécialité pharmaceutique " essentiellement similaire à une spécialité autorisée depuis au moins dix ans ".

19. L'article R. 5121-32 du Code de la santé publique, dans sa version antérieure au décret du 6 mai 2008, précisait qu' " [u]ne spécialité est considérée comme étant essentiellement similaire à une autre spécialité si elle a la même composition qualitative et quantitative en principes actifs, la même forme pharmaceutique et si, le cas échéant, la bioéquivalence entre les deux spécialités a été démontrée par des études appropriées de biodisponibilité. "

20. Le décret du 6 mai 2008 a fait disparaître du Code de la santé publique les termes " spécialité essentiellement similaire ".

21. Désormais, l'article R. 5121-28 1° du Code de la santé publique, dans sa version résultant de ce décret, prévoit la possibilité d'accorder une AMM sur la base d'un dossier abrégé pour une " spécialité générique d'une spécialité de référence qui est ou a été autorisée ".

b. La procédure de reconnaissance mutuelle d'une autorisation de mise sur le marché octroyée par un autre État membre

22. Les dispositions de la directive 2001/83, telle que modifiée par la directive 2004/27, relatives à la procédure de reconnaissance mutuelle ont été transposées par le décret n° 2007-1932 du 26 décembre 2007 relatif à la procédure de reconnaissance mutuelle et à la procédure décentralisée d'autorisation de mise sur le marché de médicaments à usage humain et modifiant le Code de la santé publique (dispositions réglementaires), entré en vigueur le 31 décembre 2007, qui a notamment créé les articles R. 5121-51 à R. 5121-51-12.

23. L'article R. 5121-51-5, paragraphes 1 et 2, du Code de la santé publique dispose : " À défaut d'accord au sein du groupe de coordination, la procédure d'arbitrage communautaire prévue aux articles 32 à 34 de la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil s'applique. [... ]

Le directeur général de l'agence délivre, refuse, modifie ou retire l'autorisation de mise sur le marché du médicament concerné conformément à la décision prise par la Commission européenne à l'issue de cette procédure dans un délai de trente jours. "

24. Ledit décret est entré en vigueur le 31 décembre 2007, soit antérieurement à la délivrance par l'AFSSAPS des AMM aux spécialités Ratiopharm, de sorte que ces AMM ont été octroyées en exécution des articles R. 5121-21-1 et R. 5121-51 à R. 5121-51-12.

c. L'inscription dans le répertoire des groupes génériques

25. Depuis 2000, l'article L. 5121-1 5° du Code de la santé publique définit la spécialité générique d'une spécialité de référence comme : " celle qui a la même composition qualitative et quantitative en principe[s] actif[s], la même forme pharmaceutique et dont la bioéquivalence avec la spécialité de référence est démontrée par des études de biodisponibilité appropriées ". Ce même article précise, également depuis 2000, que la spécialité de référence et les spécialités qui en sont génériques constituent un groupe générique.

26. L'article L. 5121-10 alinéas 2 et 3, dans sa version résultant de la loi n° 2003-1199 du 18 décembre 2003 de financement de la sécurité sociale pour 2004, dispose : " Lorsque l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé a délivré une autorisation de mise sur le marché d'une spécialité générique, elle en informe le titulaire de l'autorisation de mise sur le marché de la spécialité de référence. Le directeur général de l'agence procède à l'inscription de la spécialité générique dans le répertoire des groupes génériques au terme d'un délai de soixante jours, après avoir informé de la délivrance de l'autorisation de mise sur le marché de celle-ci le titulaire de l'autorisation de mise sur le marché de la spécialité de référence. [... ] "

27. L'alinéa 1er de l'article L. 5125-23 du Code de la santé publique, dans sa version résultant de la loi n° 2001-1246 du 21 décembre 2001 de financement de la sécurité sociale pour 2002, dispose que " [l]e pharmacien ne peut délivrer un médicament ou produit autre que celui qui a été prescrit, ou ayant une dénomination commune différente de la dénomination commune prescrite, qu'avec l'accord exprès et préalable du prescripteur, sauf en cas d'urgence et dans l'intérêt du patient ". L'alinéa 3 du même article précise toutefois que, " [p]ar dérogation aux dispositions du premier alinéa, il peut délivrer par substitution à la spécialité prescrite une spécialité du même groupe générique à condition que le prescripteur n'ait pas exclu cette possibilité, pour des raisons particulières tenant au patient, par une mention expresse portée sur la prescription ".

28. L'article R. 5121-5 alinéa 1er et 3 du Code de la santé publique, dans sa version antérieure au décret du 6 mai 2008, dispose :

" Les spécialités répondant à la définition de la spécialité générique énoncée à l'article L. 5121-1 sont identifiées, après avis de la Commission d'autorisation de mise sur le marché mentionnant la spécialité de référence correspondante, par une décision du directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Cette décision est notifiée au titulaire de l'autorisation de mise sur le marché délivrée pour cette spécialité.

[...]

Le directeur général de l'agence informe, dans un délai d'un mois, le titulaire de l'autorisation de mise sur le marché de la spécialité de référence de la délivrance d'une autorisation de mise sur le marché pour une spécialité générique. À l'issue d'un délai de soixante jours suivant cette information, le directeur général de l'agence procède à l'inscription de la spécialité générique au répertoire des groupes génériques. "

29. Le décret du 6 mai 2008 a introduit, à l'alinéa 1er de cet article, la possibilité, au moment de l'inscription de la spécialité générique au répertoire des groupes génériques, de " préciser que la substitution de la spécialité de référence par la spécialité générique peut entraîner un risque particulier pour la santé de certains patients dans certaines conditions d'utilisation ".

B. Les faits

1. La procédure d'octroi d'autorisations de mise sur le marché aux spécialités Ratiopharm

30. Durogesic, médicament exploité par la société Janssen-Cilag, est un dispositif transdermique (" patch "), commercialisé sous la forme de cinq dosages différents, dont le principe actif est le fentanyl, puissant analgésique. Le brevet protégeant la formulation sous forme de patch " à réservoir " de Durogesic a expiré le 22 juillet 2005. Peu avant son expiration, la société Janssen-Cilag avait remplacé sur le marché la forme " patch à réservoir " par la forme " patch matriciels ", obtenant pour cette forme nouvelle une variation de l'AMM sur la base d'études démontrant la bioéquivalence entre les deux formes.

31. La société Ratiopharm a développé des dispositifs transdermiques de fentanyl (" patchs à réservoir ") pour lequel elle a obtenu des AMM en Allemagne le 4 avril 2006 dans le cadre d'une procédure abrégée, les médicaments de référence étant les spécialités de Durogesic de la société Janssen-Cilag.

32. Dès juillet 2006, la société Ratiopharm a lancé une procédure de reconnaissance mutuelle de ces AMM, sur la base d'un dossier abrégé, pour ses patchs de fentanyl aux dosages suivants : 25 ìg, 50 ìg, 75 ìg et 100 ìg/h. Dans le cadre de cette procédure, l'État membre de référence était l'Allemagne, la France ayant été désignée co-rapporteur. Les États membres concernés par cette procédure étaient la France, l'Autriche, les Pays-Bas, l'Espagne et le Royaume-Uni. Une seconde procédure similaire, portant sur les patchs 12 ìg/h, a été introduite en septembre 2007.

33. En raison d'un désaccord exprimé par la France, une procédure d'arbitrage a été initiée le 24 janvier 2007 qui a abouti le 19 juillet 2007 à un avis unanime du Comité des médicaments à usage humain de l'Agence européenne des médicaments (Committee for Medicinal Products for Human Use, ci-après le " CHMP ") en faveur de l'octroi d'AMM aux spécialités Ratiopharm. Au vu de cet avis, la Commission de l'Union européenne (ci-après la " Commission ") a adopté, le 23 octobre 2007, une décision enjoignant aux États membres concernés par la procédure, y compris la France, d'octroyer des AMM nationales aux spécialités Ratiopharm (ci-après la " décision de la Commission "). Aucun recours n'a été introduit à l'encontre de cette décision devant les juridictions de l'Union européenne.

34. À la suite de la décision de la Commission, la commission d'autorisation de mise sur le marché des médicaments de l'AFSSAPS (ci-après la " commission d'AMM ") a émis deux avis, les 24 janvier et 27 mars 2008 concluant à la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm.

35. Par deux courriers adressés à l'AFSSAPS les 25 mars et 14 avril 2008, le pharmacien responsable de la société Janssen-Cilag a fait valoir que le statut de générique ne devait pas être accordé aux spécialités Ratiopharm. Il a soutenu, en substance, que ces spécialités n'étaient pas exactement similaires à Durogesic, qu'elles n'étaient pas des génériques, mais des alternatives thérapeutiques, et que la substitution de ces spécialités à Durogesic par les pharmaciens, que pourrait entraîner l'attribution du statut de générique, ferait courir un risque aux patients. Ces courriers ont été suivis d'une rencontre, le 21 avril 2008, entre les représentants de la société Janssen-Cilag et le directeur général de l'AFSSAPS, au cours de laquelle celle-ci a réitéré ses craintes en cas de substitution. Le 19 mai 2008, à la demande de l'AFSSAPS, la société Janssen-Cilag lui a adressé un argumentaire technique détaillé au soutien de ses affirmations.

36. L'AFSSAPS a alors saisi, pour avis, deux de ses groupes de travail, le groupe de travail sur les médicaments génériques (ci-après le " GTMG ") et le groupe de travail neuro-psychiatrie-antalgie (ci-après le " GTNPA "), leur demandant de répondre aux questions suivantes : " Y a-t-il un obstacle à la substitution entre les dispositifs transdermiques de fentanyl ? Si non, faut-il accompagner la substitution de mesures particulières ? ". Ces groupes de travail ont rendu leur avis, respectivement, 19 juin 2008 et le 10 juillet 2008.

37. En application de l'article R. 5121-51-5 du Code de la santé publique, l'AFSSAPS a délivré des AMM aux spécialités Ratiopharm par décision du 28 juillet 2008.

38. En revanche, le directeur général de l'AFSSAPS a considéré qu'en l'état du dossier, il ne pouvait pas envisager leur inscription au répertoire des groupes génériques. Par courrier à la société Ratiopharm en date du 29 juillet 2008, il a expliqué sa position en ces termes :

" Conformément aux dispositions des articles L. 5121-10 et R. 5121-5 du Code de la santé publique, l'inscription d'un médicament au répertoire des groupes génériques n'est possible que si le médicament concerné est un médicament générique.

[...] En l'espèce, la quantité de principe actif contenu dans un patch de vos spécialités n'est pas la même que celle qui est contenue dans un patch des spécialités de référence DUROGESIC [...]

L'inscription au répertoire d'un médicament se présentant sous la forme d'un patch et ne contenant pas la même quantité de principe actif que la spécialité de référence, ne serait donc juridiquement envisageable dans le respect de la loi qu'au bénéfice d'une lecture constructive des dispositions communautaires et des dispositions nationales qui les ont transposées, relatives à la définition du médicament générique. Cette interprétation consisterait à admettre que l'identité de composition quantitative en substances actives peut s'entendre également de la quantité de substances actives libérées dans l'organisme, lorsque cette identité n'existe pas pour la quantité de substances actives contenues dans le médicament lui-même.

À supposer qu'une telle interprétation puisse prospérer, elle impliquerait en tout état de cause que la démonstration de l'identité de la quantité de substance libérée dans l'organisme soit effectivement fournie. Or, en l'état du dossier fourni à l'appui de vos demandes, la preuve de l'identité de la quantité de substance active libérée dans l'organisme entre les spécialités DUROGESIC précitées et vos spécialités n'est pas apportée, [...]

En outre, la commission d'AMM a exprimé sa préoccupation quant à l'impact d'une éventuelle substitution chez certains patients, notamment les enfants et les sujets âgés, ou en cas d'hyperthermie. Elle craint qu'une variabilité de la quantité de substance active délivrée dans l'organisme puisse alors se produire et soit susceptible d'engendrer des dommages pour les patients par sous-dosage, voire par excès de dosage. Les éléments développés ci-dessus ne permettent donc pas en l'état d'envisager l'inscription de vos spécialités au répertoire des groupes génériques, sous réserve des éléments complémentaires que vous pourriez m'apporter dans les semaines à venir. ".

39. Par courrier du 9 septembre 2008 adressé au directeur général de l'AFSSAPS, la société Ratiopharm a notamment rappelé que " [l]a procédure suivie aux fins d'obtention des AMM des spécialités Fentanyl ratiopharm est celle instituée par l'article 10 paragraphe 1 de la [d]irective 2001/83/CE " et fait valoir que " [d]ès lors qu'une AMM est octroyée à une spécialité sur la base d'un dossier abrégé conforme aux prescriptions des articles 10. 1 et 10. 2 susvisés, elle répond nécessairement à la définition d'un générique et partant ne peut avoir un statut autre que celui de générique ". Selon cette société, " [e]n l'espèce, la procédure de reconnaissance mutuelle suivie pour les spécialités Fentanyl ratiopharm(r) ayant abouti à une décision de la Commission européenne favorable quant à la reconnaissance mutuelle de la décision d'AMM accordée par l'Allemagne sur la base d'un dossier allégé, implique selon les textes précités que l'AMM octroyée par l'AFSSAPS reconnaisse ce statut générique ".

40. Lors de sa séance du 25 septembre 2008, la commission d'AMM s'est prononcé en faveur d'une inscription des spécialités Ratiopharm au répertoire des groupes génériques, avec mise en garde.

41. Par décision du 3 novembre 2008, le directeur général de l'AFSSAPS a identifié les spécialités Ratiopharm comme des génériques des spécialités de Durogesic correspondantes, et a décidé que, " [c]onformément aux dispositions de l'article R. 5121-5 du Code de la santé publique ", leur inscription au répertoire des groupes génériques serait assortie de la mise en garde suivante :

" Le fentanyl est un antalgique opioïde puissant à marge thérapeutique étroite. Comme indiqué à la rubrique " mises en garde spéciales et précautions d'emploi " dans le résumé des caractéristiques des produits (RCP), il est rappelé que :

- des augmentations importantes de la température corporelle sont susceptibles d'accélérer l'absorption du fentanyl. C'est pourquoi, les patients fébriles doivent être surveillés, à la recherche d'éventuels effets indésirables des opioïdes ;

- les patients âgés et les enfants (de 2 à 16 ans) risquent d'être plus sensibles à la substance active.

Compte tenu des variations inter-individuelles qui pourraient survenir chez certains patients âgés ou certains enfants et afin de prévenir tout risque de surdosage ou de sous-dosage, une surveillance attentive du patient en cours de traitement est particulièrement nécessaire en cas de changement de spécialité à base de fentanyl (spécialité de référence par spécialité générique, spécialité générique par spécialité de référence ou spécialité générique par spécialité générique). "

42. Cette inscription est devenue effective le 10 décembre 2009 et a été publiée au Journal officiel de la République française le 21 janvier 2009. Le même jour l'AFSSAPS a adressé un courrier à l'ensemble des professionnels de santé (médecins et pharmaciens) afin de porter cette mise en garde à leur connaissance.

43. Le 22 octobre 2008, la société Janssen-Cilag avait adressé un dernier courrier à l'AFSSAPS réitérant ses arguments, et ajoutant que le statut de générique n'avait pas été accordé aux spécialités Ratiopharm lors de la délivrance des AMM en juillet 2008.

2. La communication de la société Janssen-Cilag

44. Le 28 novembre 2008 les visiteurs médicaux de la société Janssen-Cilag ont reçu une formation portant sur Durogesic, cette formation intervenant dans le cadre nouveau de la concurrence de ce médicament princeps par les génériques. En complément de cette formation, plusieurs documents ont été remis aux visiteurs médicaux, notamment un document intitulé " Réponses à objections ", leur fournissant les réponses à apporter à un certain nombre de questions attendues des professionnels de santé, ainsi qu'une " lettre d'information médicale ", datée du 27 novembre 2008 et signée par le vice-président de la société Janssen-Cilag.

45. Cette " lettre d'information médicale " a par ailleurs été publiée dans plusieurs journaux et revues spécialisés et largement diffusée auprès des professionnels de santé (médecins et pharmaciens).

46. Par courrier du 12 février 2009, le directeur général de l'AFSSAPS a écrit à la société Janssen-Cilag pour lui notifier que certaines des formulations de ladite lettre appelaient de sa part des commentaires, dans la mesure où elles ne reflétaient pas exactement la teneur de la position que l'AFSSAPS avait prise, dans la mise en garde qu'elle avait adoptée, à l'issue d'une évaluation approfondie de la question de la substitution entre dispositifs transdermiques de fentanyl.

47. Parallèlement aux visites médicales, la société Janssen-Cilag a recouru à d'autres moyens de communication :

- appels téléphoniques aux pharmaciens en vue d'" entretiens confraternels " portant sur la mise en garde adoptée par l'AFSSAPS quant à la substitution entre dispositifs transdermiques de fentanyl (en décembre 2008 et janvier 2009) ;

- formations à distance (" edetailing ") des pharmaciens sur l'utilisation de Durogesic (de décembre 2008 à mars 2009) ;

- installation d'économiseurs d'écran diffusant des messages sur Durogesic dans les logiciels des professionnels de santé, reproduisant, dans la dernière image, la mise en garde de l'AFSSAPS encadrée de plusieurs panneaux de signalisation triangulaires évoquant l'existence d'un danger (de fin février à mi-août 2009).

48. En janvier 2011, constatant que l'objectif de substitution des génériques de Durogesic au princeps n'était pas atteint, les pouvoirs publics ont imposé un tarif forfaitaire de responsabilité (TFR). Une telle décision impose un montant nominal de remboursement unique pour le princeps et ses génériques, déchargeant les pharmaciens d'officine de l'objectif de substitution des seconds au premier et affaiblissant l'argument principal de vente des génériques (à savoir le prix et incidemment le montant restant éventuellement à charge de l'assuré social).

C. La procédure devant l'Autorité de la concurrence

49. Par lettre du 6 mars 2009, enregistrée sous les numéros 09/0025 F et 09/0026 M, la société Ratiopharm a saisi l'Autorité de la concurrence (ci-après, l'" Autorité ") de pratiques mises en œuvre epar la société Janssen-Cilag dans le secteur des dispositifs transdermiques de fentanyl. Dans sa plainte, elle reprochait notamment à cette dernière d'avoir, dans un premier temps, exercé des pressions sur l'AFSSAPS pour empêcher la délivrance de l'AMM et l'obtention du statut de générique pour ses patchs de fentanyl puis, dans un second temps, mené une campagne de dénigrement auprès des professionnels de santé afin de faire obstacle à la commercialisation de ses produits.

50. Par décision n° 09-D-28 datée du 31 juillet 2009, l'Autorité a rejeté la demande de mesures conservatoires, tout en décidant de poursuivre l'instruction au fond, y compris après le désistement de la société Ratiopharm.

51. Le 16 janvier 2016, une notification des griefs a été adressée aux sociétés Janssen-Cilag, en qualité d'auteur, et Johnson & Johnson, en tant que société mère, par la rapporteure générale de l'Autorité, pour des pratiques prohibées au titre de l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après le " TFUE ") et de l'article L. 420-2 du Code de commerce. Il leur était reproché, en substance, d'avoir abusé de leur position dominante sur les marchés français du fentanyl en dispositif transdermique commercialisé à l'hôpital (également désigné comme le marché hospitalier) et en ville (également désigné comme le marché officinal) " en mettant en œuvre plusieurs pratiques constituant une infraction complexe, unique et continue ayant pour objet et pour effet d'empêcher, puis de limiter, la pénétration des génériques de Durogesic sur lesdits marchés ".

52. Par décision n° 17-D-25 du 20 décembre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des dispositifs transdermiques de fentanyl (ci-après la " décision attaquée "), l'Autorité a considéré que les griefs notifiés étaient établis. Elle a, en conséquence, sanctionné les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson en leur infligeant une amende de 25 millions d'euros.

53. L'Autorité a considéré, d'une part, que la société Janssen-Cilag s'était immiscée indûment dans la procédure nationale d'examen des demandes d'AMM portant sur les spécialités Ratiopharm, par une intervention juridiquement infondée auprès de l'AFSSAPS afin de convaincre cette dernière de refuser l'octroi au niveau national du statut de générique aux spécialités concurrentes de Durogesic, en dépit de l'obtention de ce statut au niveau européen. D'autre part, elle a constaté qu'une fois les AMM octroyées aux spécialités Ratiopharm, la société Janssen-Cilag avait diffusé un discours dénigrant auprès de professionnels de santé exerçant en milieu hospitalier et en ville. Selon l'Autorité, les deux pratiques ont poursuivi, dans le cadre d'un plan d'ensemble conçu par le laboratoire pharmaceutique lui-même, un objectif anticoncurrentiel unique visant à entraver l'entrée des génériques, puis leur pénétration, sur les marchés concernés, constituant ainsi une infraction complexe, unique et continue.

54. L'Autorité a considéré que cette infraction avait été initiée le 25 mars 2008, date du premier courrier de la société Janssen-Cilag à l'AFSSAPS, s'était poursuivie par la mise en œuvre de la pratique de dénigrement à compter du 28 novembre 2008 (formation des forces de vente) et s'était achevée à la mi-août 2009, avec la fin de la mise en place de l'opération promotionnelle Durogesic par économiseur d'écran chez les professionnels de santé.

55. Par déclaration de recours déposée au greffe de la cour d'appel le 26 janvier 2018, les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson demandent l'annulation ou la réformation de la décision attaquée, sur le fondement de moyens tirés, à titre principal, de sa légalité externe et, à titre subsidiaire, de sa légalité interne. Elles contestent également le calcul de la sanction qui leur a été infligée.

MOTIVATION

I. SUR LES MOYENS DE LÉGALITÉ EXTERNE

56. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson concluent, à titre principal, à l'annulation de la décision attaquée aux motifs, d'abord, que l'Autorité était incompétente pour apprécier les conditions d'exercice par l'AFSSAPS de ses prérogatives de puissance publique (A.), ensuite que la procédure suivie devant l'Autorité est viciée par la violation du principe d'impartialité par les services d'instruction (B.), enfin, que cette procédure est irrégulière faute de notification des actes d'instruction au ministre chargé de la santé (C.).

A. Sur le moyen pris de l'incompétence de l'Autorité pour apprécier les arguments juridiques développés par la société Janssen-Cilag devant l'AFSSAPS

57. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que l'Autorité a méconnu l'étendue de sa compétence et, par conséquent, l'article L. 461-1 du Code de commerce, en examinant le contenu et le bien-fondé juridique de l'intervention effectuée par la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS entre mars et octobre 2008.

58. Elles font valoir, en premier lieu, que l'appréciation du caractère juridiquement fondé ou non de l'intervention auprès de l'AFSSAPS du pharmacien responsable de la société Janssen-Cilag relève de la compétence spéciale et exclusive conférée à cette autorité administrative.

59. D'une part, elles soulignent que l'AFSSAPS - comme l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ci-après l'" ANSM "), qui l'a remplacée - n'est pas seulement une autorité scientifique, mais est également investie par les articles L. 5311-1 et L. 5311-2 du Code de la santé publique d'un pouvoir de régulation du secteur de la santé publique. C'est dans l'exercice de cette compétence spéciale que l'AFSSAPS apprécie les interventions auprès d'elle de tout administré susceptible d'être concerné par l'une de ses décisions.

60. Selon elles, dès lors que tout administré a, en vertu de l'article L. 1221-1 du Code des relations entre le public et l'administration, un droit à être entendu préalablement à l'adoption d'une décision individuelle affectant sa situation, le simple fait de présenter ses observations ne saurait être considéré comme illégal.

61. Au surplus, la réglementation tant de l'Union [article 23 du règlement (CE) n° 726/2004 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 établissant des procédures communautaires pour l'autorisation et la surveillance en ce qui concerne les médicaments à usage humain et à usage vétérinaire, et instituant une Agence européenne des médicaments] que nationale (article L. 5121-36, L. 5421-6-1 et L. 5421-8 du Code de la santé publique) impose au pharmacien responsable d'un laboratoire d'intervenir auprès de l'AFSSAPS pour lui signaler toute préoccupation de santé publique liée à l'emploi d'une spécialité. Dès lors, selon les requérantes, le fait de considérer que le pharmacien responsable de la société Janssen-Cilag n'était pas admis à soulever certains arguments devant l'AFSSAPS revient nécessairement à mettre en cause le devoir de l'AFSSAPS de l'entendre et l'appréciation qu'elle a portée sur ces arguments.

62. Les requérantes font valoir que la vérification du caractère juridiquement fondé ou non d'une intervention relève de l'institution devant laquelle elle a lieu. À cet égard, elles soulignent que l'AFSSAPS - et désormais l'ANSM - a toujours disposé d'équipes juridiques aptes à procéder à une telle vérification et qu'à l'époque des faits, elle avait pour directeur général un haut magistrat à la compétence reconnue.

63. Elles objectent que, si l'AFSSAPS avait considéré que l'intervention de la société Janssen-Cilag devant elle était juridiquement infondée, elle l'aurait rejetée, mais qu'en convoquant des commissions (GTMG et CTNPA) pour examiner les arguments scientifiques soumis par la société Janssen-Cilag, puis en refusant, par sa décision du 28 juillet 2008, d'inscrire les spécialités Ratiopharm dans le répertoire des groupes génériques, l'AFSSAPS a nécessairement jugé juridiquement fondée la contestation de qualité de générique par cette société.

64. D'autre part, elles soutiennent que l'AFSSAPS jouit d'une compétence exclusive pour apprécier le caractère juridiquement fondé d'une intervention portée devant elle.

65. Invoquant la jurisprudence du Conseil d'État, les requérantes font valoir que l'Autorité ne saurait revendiquer une compétence parallèle en la matière, dans la mesure où, limitée à sa propre sphère de compétence telle que définie par la loi, elle ne saurait s'immiscer dans la sphère de compétence d'une autre autorité administrative en faisant application d'une législation qu'elle n'a pas compétence pour appliquer. Selon elles, eu égard à la compétence matérielle qui est la sienne, les faits que doit apprécier l'Autorité ne doivent pas requérir de trancher au préalable une question juridique au regard d'une autre législation qu'il appartient à une autre autorité d'appliquer.

66. Les requérantes ajoutent que la compétence de l'Autorité se limitant à l'examen des pratiques des opérateurs économiques sur les marchés, et non dans cadre de leurs obligations vis-à-vis d'une autre autorité, elle ne pouvait se prononcer sur l'intervention de la société Janssen-Cilag faite antérieurement à la commercialisation des spécialités Ratiopharm et devant une autorité habilitée à en connaître, cette double circonstance, à la fois temporelle et juridique, entraînant son incompétence.

67. Selon les requérantes, affirmer que l'Autorité est incompétente pour apprécier le caractère juridiquement fondé de l'intervention d'un laboratoire, via son pharmacien responsable, auprès de l'AFSSAPS n'emporte aucun rétrécissement du champ du droit de la concurrence, dans la mesure où, en l'espèce, la société Ratiopharm aurait pu introduire un recours en annulation contre une éventuelle décision de l'AFSSAPS lui faisant grief, en faisant par exemple valoir qu'elle était de nature à permettre à la société Janssen-Cilag de maintenir sa position dominante, ce qui aurait permis au Conseil d'État d'apprécier la légalité de cette décision.

68. Les requérantes soutiennent, enfin, que la Cour de justice de l'Union européenne (ci-après la " Cour de justice " ou la " CJUE ") et le Tribunal de l'Union européenne (ci-après le " Tribunal de l'Union " ou le " TUE ") ont adopté la même analyse. Aux termes de leur jurisprudence (arrêt de la Cour de justice du 23 janvier 2018, F. Hoffmann-La Roche e. a., C-179 /16 ; arrêt du Tribunal de l'Union du 1er juillet 2010, AstraZeneca/Commission, T-321/05, confirmé par l'arrêt de la Cour de justice du 6 décembre 2012, AstraZeneca/Commission, C-457/10 P ; arrêt du Tribunal de l'Union du 16 mai 2017, Polska e. a. /Commission, T-480/15, confirmé par arrêt de la Cour de justice du 20 septembre 2018, Agria Polska e. a. /Commission, C-373/17 P), une autorité de concurrence ne serait fondée à contrôler les conditions d'exercice par une autorité publique de ses prérogative de puissance publique que lorsque l'opérateur dominant a communiqué à celle-ci des données objectivement et factuellement fausses et qu'elle ne bénéficiait d'aucune marge de manœuvre pour les apprécier. Les requérantes font en particulier valoir que la marge d'appréciation réduite de l'autorité publique constitue le critère fondamental pour faire entrer une intervention auprès d'elle dans le champ de compétence d'une autorité de concurrence ainsi qu'un facteur de caractérisation d'un abus de position dominante. Dès lors que l'AFSSAPS bénéficiait, de par la loi, d'une marge d'appréciation totale et s'est entourée d'avis d'experts indépendants afin d'aboutir à une décision motivée en réponse à la requête formulée par la société Janssen-Cilag, aucun abus ne saurait être constitué et l'Autorité serait incompétente.

69. En second lieu, les requérantes soutiennent que l'Autorité est matériellement incompétente pour apprécier l'intervention du pharmacien responsable du laboratoire Janssen-Cilag en raison du caractère " non détachable " de cette intervention de la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique.

70. D'une part, il serait impossible de dissocier l'appréciation de la légalité de ladite intervention de celle de la régularité des décisions que l'AFSSAPS a prises dans le cadre de l'exercice de ses prérogatives de puissance publique.

71. Selon les requérantes, cette impossibilité ressort des termes mêmes de la décision attaquée, dans laquelle l'Autorité, tout en prétendant ne pas contrôler la légalité de la décision de l'AFSSAPS de ne pas identifier les spécialités Ratiopharm comme génériques en vue de leur inscription dans le répertoire des groupes génériques, soutient que l'AFSSAPS ne disposait d'aucune marge de manœuvre pour revenir sur le statut de générique (décision attaquée, § 432, 435, 482).

72. Aucune des décisions antérieures du Conseil de la concurrence citées par l'Autorité (Décision n° 07-D-10 du 28 mars 2007 relative à une plainte à l'encontre du Comité interprofessionnel du gruyère de Comté ; décision n° 09-D-10 du 27 février 2009 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du transport maritime entre la Corse et le continent ; décision n° 10-D-13 du 15 avril 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la manutention pour le transport de conteneurs au port du Havre) ne permettrait de fonder une extension de compétence pour apprécier des comportements indissociables de leur réception par une autorité publique.

73. D'autre part, les requérantes soutiennent que l'intervention du pharmacien responsable s'insère dans le cadre de l'exercice d'une mission de service public, de sorte qu'en tout état de cause, l'Autorité n'est pas compétente pour en apprécier la forme et le contenu.

74. Elles font en effet valoir que, créé par les articles L. 5124-2 et suivants du Code de la santé publique, doté d'un statut encadré par les articles R. 5124-16 et suivants du même Code, et soumis à des règles déontologiques strictes établies par décret, le pharmacien responsable exerce une activité de nature régalienne, tenant au maintien de la sécurité sanitaire et au fonctionnement du dispositif de pharmacovigilance.

75. Elles en déduisent que, dès lors qu'en l'espèce, le pharmacien responsable de la société Janssen-Cilag est intervenu auprès de l'AFSSAPS dans le cadre de l'exercice de la mission confiée par la loi, son intervention n'était pas " détachable " de cette mission.

76. L'Autorité conteste s'être immiscée dans l'appréciation portée par l'AFSSAPS sur des questions relevant de ses compétences propres.

77. Elle fait valoir que la décision attaquée est en tout point conforme à la pratique décisionnelle relative à la répartition des compétences avec le juge administratif, dès lors qu'elle fait clairement le départ entre les comportements de l'entreprise en cause et les actes des autorités administratives. Si elle n'est pas compétente pour apprécier la légalité d'une décision administrative, il lui appartient d'apprécier en parallèle le comportement des opérateurs économiques au regard du droit de la concurrence, " indépendamment de l'examen par le juge administratif de la légalité du texte qui sera éventuellement pris par les pouvoirs publics à l'issue de la consultation des professionnels concernés " (décision n°07-D-10 du 28 mai 2007, précitée, § 71).

78. Elle soutient, qu'en l'espèce, elle n'a aucunement étendu sa compétence à l'appréciation de la légalité des décisions adoptées par l'AFSSAPS, mais s'est, au contraire, contentée de se prononcer sur des comportements d'entreprise, détachables de l'appréciation de la légalité d'une décision administrative.

79. Sous couvert d'un moyen relatif à sa compétence, les requérantes reviendraient, selon l'Autorité, sur les motifs de la décision attaquée concernant l'appréciation du caractère juridiquement infondé de l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS, alors que cette question relève de l'examen de la légalité interne.

80. Le ministre chargé de l'économie considère que c'est à juste titre que l'Autorité s'est déclarée compétente pour apprécier le caractère abusif du comportement de la société Janssen-Cilag en tant qu'intervention " juridiquement infondée " de la part d'une entreprise en position dominante, visant à interdire ou retarder la délivrance d'une AMM.

81. Selon le ministre, s'inscrivant dans le cadre d'une stratégie préparée en amont, l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS visait à convaincre cette autorité qu'elle était juridiquement habilitée à remettre en question la délivrance au niveau national des AMM aux spécialités Ratiopharm et, corrélativement, l'octroi du statut de générique à ces spécialités, alors même que le débat scientifique avait déjà été tranché dans le cadre de la décision d'AMM rendue le 23 octobre 2007 par la Commission.

82. Le ministère public conclut que l'Autorité, qui ne s'est pas prononcée sur la pertinence scientifique des arguments présentés à l'AFSSAPS par la société Janssen-Cilag, ne s'est pas immiscée dans l'appréciation portée par une autre autorité publique sur des questions relevant des compétences propres de cette dernière.

83. En premier lieu, la cour constate que l'Autorité ne conteste pas, que ce soit dans la décision attaquée ou dans ses écritures devant la cour, le droit, voire le devoir, qu'avait le pharmacien responsable de la société Janssen-Cilag de porter à la connaissance de l'AFSSAPS les préoccupations de santé publique que faisait naître, selon lui, la substitution de génériques aux spécialités de Durogesic.

84. De même, l'Autorité ne s'est livrée, dans la décision attaquée, à aucune analyse de nature scientifique. En effet, en considérant que la démarche de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS avait pour objet et pour finalité d'empêcher, ou à tout le moins de retarder, la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm ainsi que la reconnaissance de leur statut de générique de Durogesic, alors que, selon elle, l'AFSSAPS avait, à cet égard, une compétence liée à la suite de la décision de la Commission enjoignant aux États membres concernés par la procédure, dont la France, d'octroyer les AMM nationales demandées par la société Ratiopharm, l'Autorité s'est limitée à une analyse juridique.

85. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 5311-1 du Code de la santé publique, l'AFSSAPS " participe à l'application des lois et règlements et prend, dans les cas prévus par des dispositions particulières, des décisions relatives à l'évaluation, aux essais, à la fabrication, à la préparation, à l'importation, à l'exportation, à la distribution en gros, au conditionnement, à la conservation, à l'exploitation, à la mise sur le marché, à la publicité, à la mise en service ou à l'utilisation des produits à finalité sanitaire destinés à l'homme et des produits à finalité cosmétique ".

86. En revanche, l'AFSSAPS n'a pas reçu le pouvoir de donner l'interprétation authentique des lois et règlements qu'elle est chargée d'appliquer, ni a fortiori des dispositions de droit de l'Union en matière de médicaments à usage humain.

87. De son côté, l'Autorité de la concurrence peut être saisie de toute pratique susceptible de constituer une infraction aux règles de concurrence, quel que soit le secteur d'activité concerné. Aux fins d'apprécier leur éventuel caractère anticoncurrentiel, elle a le devoir de replacer les pratiques incriminées dans leur contexte juridique - qui diffère suivant le marché sur lequel les pratiques se déroulent - et factuel.

88. L'Autorité n'a donc pas outrepassé ses pouvoirs en déterminant au préalable le cadre juridique et factuel dans lequel s'inscrivait l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS, sans se considérer liée par l'analyse juridique que l'AFSSAPS, ou son directeur général, avaient pu suivre dans le cadre du dossier des spécialités Ratiopharm. La question de savoir si, ce faisant, l'Autorité a fait une interprétation erronée des dispositions applicables ou une mauvaise appréciation du contexte factuel relève de l'appréciation de la légalité interne de la décision attaquée.

89. En considérant que la décision de la Commission avait définitivement tranché la qualité de générique, au sens tant du droit de l'Union que du droit français, des spécialités Ratiopharm, l'Autorité ne s'est pas immiscée dans le fonctionnement de l'AFSSAPS. En effet, cette appréciation, portée dans la décision attaquée, en 2017, n'a en rien empiété sur le traitement du dossier des spécialités Ratiopharm par l'AFSSAPS ou son directeur général dans le courant de l'année 2008 et sur les décisions qu'ils ont pu prendre. Elle n'a notamment pu avoir aucun effet sur l'appréciation par l'AFSSAPS ou son directeur général de la " recevabilité " de la contestation, par la société Janssen-Cilag, de la qualité de générique des spécialités Ratiopharm.

90. Par ailleurs, l'Autorité, qui n'était saisie d'aucun recours contre les décisions de l'AFSSAPS ou de son directeur général, et n'aurait d'ailleurs pas été compétente pour en connaître, ne s'est pas prononcée sur la légalité de ces décisions.

91. En tant que de besoin, la cour relève que l'analyse adoptée par l'Autorité dans la décision attaquée, ne marque aucun changement dans l'appréciation de ses pouvoirs par rapport à la décision n° 09-D-28 du 31 juillet 2009, précitée. En effet, dans cette décision, par laquelle elle a rejeté la demande de mesures conservatoires, l'Autorité a fondé le constat de son incompétence sur le fait que l'intervention de la société Janssen-Cilag avait été faite pendant le déroulement de la phase réglementaire auprès de l'AFSSAPS, " qui est une autorité publique et dispose de la compétence et de l'expertise nécessaires pour évaluer la bioéquivalence d'un générique et les risques que peut entraîner la substitution du princeps par le générique ", ne renvoyant ainsi à la compétence exclusive de l'AFSSAPS que pour ce qui concerne les seuls aspects scientifiques du dossier.

92. C'est en vain que les requérantes soutiennent que la compétence de l'Autorité se limitant à l'examen des pratiques anticoncurrentielles des opérateurs économiques sur le marché, elle était incompétente pour connaître de comportements intervenus avant la commercialisation des spécialités Ratiopharm et devant une autorité habilitée à en connaître. D'une part, l'Autorité était fondée à rechercher si les comportements de la société Janssen-Cilag, qui commercialisait Durogesic depuis plusieurs années, ne tendaient pas à préserver sa position sur le marché des spécialités à base de fentanyl. Sur ce point, la cour rappelle qu'un abus de position dominante peut consister à empêcher un concurrent potentiel d'entrer sur le marché pertinent. D'autre part, le fait que l'AFSSAPS était sans conteste compétente pour délivrer des AMM aux spécialités Ratiopharm, et son directeur général pour les inscrire dans le répertoire des groupes génériques, n'interdit nullement à l'Autorité d'apprécier si la société Janssen-Cilag s'est efforcée, par des moyens étrangers à une concurrence loyale, d'empêcher ou retarder lesdites délivrance et inscription.

93. Par ailleurs, contrairement à ce que soutiennent les requérantes, la jurisprudence des juridictions de l'Union n'invalide pas l'approche adoptée par l'Autorité dans la décision attaquée.

94. S'agissant, d'abord, de l'arrêt de la Cour de justice F. Hoffmann-La Roche e. a., précité (points 60 et 61), si la vérification de la conformité au droit de l'Union des conditions dans lesquelles un médicament est, du côté de la demande, prescrit par les médecins et, du côté de l'offre, reconditionné en vue de son utilisation hors AMM, n'incombe pas aux autorités nationales de la concurrence, mais aux autorités ayant compétence pour contrôler le respect de la réglementation pharmaceutique ou aux juridictions nationales, c'est parce qu'une telle vérification implique des appréciations complexes de nature scientifique. Il ne peut donc être déduit de cet arrêt l'impossibilité pour l'Autorité d'établir le cadre juridique dans lequel se sont inscrites les pratiques sanctionnées.

95. S'agissant, ensuite, des arrêts du Tribunal de l'Union et de la Cour de justice AstraZeneca/Commission, précités, la cour constate que, dans ces arrêts, les juridictions de l'Union se sont bornées à préciser, en se plaçant dans le contexte factuel de l'affaire, quels sont les éléments qui doivent, ou peuvent, être pris en considération par les autorités de concurrence afin d'apprécier si l'intervention d'une entreprise en position dominante auprès d'une autorité publique est constitutive d'un abus de position dominante. La cour constate d'ailleurs que cette jurisprudence est également invoquée par les requérantes pour soutenir, sur le fond, que les conditions requises pour qu'une telle intervention soit qualifiée d'abus de position dominante ne sont pas réunies en l'espèce. Ladite jurisprudence est en revanche étrangère à la délimitation des compétences d'une autorité de concurrence pour apprécier le caractère anticoncurrentiel d'une intervention d'un opérateur économique auprès d'une autre autorité publique.

96. La cour ajoute, à titre surabondant, d'une part, que rien, dans les arrêts AstraZeneca/Commission, précités, ne permet de considérer que les juridictions de l'Union ont défini de façon exhaustive les hypothèses dans lesquelles l'intervention d'une entreprise en position dominante auprès d'une autorité publique constitue un abus de position dominante, de sorte que c'est à tort que les requérantes soutiennent qu'une telle intervention n'est susceptible d'être anticoncurrentielle que si l'entreprise en position dominante communique à l'autorité publique des données objectivement et factuellement fausses. D'autre part, si, dans son arrêt AstraZeneca/Commission, précité (point 357), le Tribunal de l'Union a jugé que " la marge d'appréciation limitée des autorités publiques ou l'absence d'obligation leur incombant de vérifier l'exactitude ou la véracité des informations communiquées peuvent constituer des éléments pertinents devant être pris en considération devant être pris en considération aux fins de déterminer si la pratique en cause est de nature à aboutir à l'élévation d'obstacles réglementaires à la concurrence " (souligné par la cour), l'emploi du verbe " pouvoir " suffit à démontrer que cette juridiction n'a pas fait de l'existence et de l'importance d'une telle marge d'appréciation une condition sine qua non pour pouvoir qualifier une intervention auprès de l'autorité publique de pratique anticoncurrentielle.

97. Enfin, s'agissant des arrêts du Tribunal de l'Union et de la Cour de justice Agria Polska e. a. /Commission et Agria Polska e. a. /Commission, précités, qui statuent sur un recours contre une décision de la Commission de ne pas instruire une plainte, la seule question en débat était de déterminer la probabilité d'établir une infraction, de sorte qu'ils sont sans pertinence pour trancher la question soulevée par le présent moyen.

98. La cour ajoute encore que la thèse des requérantes ne peut être retenue dès lors qu'elle conduirait à entraver la mission confiée à l'Autorité en la rendant captive d'une analyse du contexte juridique qui pourrait avoir été retenue par une autre autorité administrative à la suite d'un comportement susceptible d'être anticoncurrentiel. À cet égard, c'est en vain que les requérantes soutiennent que le constat de l'incompétence de l'Autorité n'emporterait aucun rétrécissement du champ du droit de la concurrence ; en effet, un hypothétique recours de la société Ratiopharm contre une décision de l'AFSSAPS lui faisant grief aurait seulement permis aux juridictions administratives de se prononcer sur la légalité de cette décision, mais n'aurait pas été de nature à sanctionner l'éventuel comportement anticoncurrentiel de la société Janssen-Cilag.

99. En dernier lieu, la question de savoir si les décisions de l'AFSSAPS ou de son directeur général sont détachables de l'exercice des prérogatives de puissance publique attribuées à cette autorité, ne se pose pas en l'espèce, puisque l'Autorité ne s'est à aucun moment prononcée sur l'éventuel caractère anticoncurrentiel de ces décisions, se contentant d'apprécier le comportement de la société Janssen-Cilag. Or ce comportement n'est pas imputable à l'AFSSAPS, celle-ci n'ayant pas demandé à la société Janssen-Cilag de lui faire connaître sa position sur la qualité de générique des spécialités Ratiopharm, ainsi que celle-ci l'a fait par son courrier du 25 mars 2008.

100. La décision attaquée est, sur ce point, en conformité avec la pratique décisionnelle antérieure du Conseil de la concurrence (décisions précités n° 07-D-10 du 28 mars 2007, § 71 ; n° 09-D-10 du 27 février 2009, § 90, et n° 10-D-13 du 15 avril 2010, § 149), qui a toujours distingué le comportement des opérateurs économiques, qu'il apprécie au regard des règles de concurrence, des décisions prises par les autorités publiques dans l'exercice de leurs prérogatives de puissance publique, dont il s'interdit d'apprécier l'éventuel caractère anticoncurrentiel.

101. Par ailleurs, si la loi fait peser sur le pharmacien responsable des responsabilités particulières, dont la violation peut être sanctionnée pénalement, elle ne lui attribue aucune prérogative de puissance publique, de sorte que la question de savoir si, en l'espèce, les agissements reprochés au pharmacien responsable de la société Janssen-Cilag par l'Autorité sont " détachables " de l'exercice de telles prérogatives est sans objet.

102. Le moyen pris de l'incompétence de l'Autorité est rejeté.

B. Sur le moyen pris de la violation du principe d'impartialité par les services d'instruction de l'Autorité

103. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que les services d'instruction ont manqué à plusieurs reprises à leur obligation d'objectivité, en violation du principe d'impartialité.

104. En premier lieu, elles reprochent aux rapporteurs d'avoir, avant le dépôt de leur rapport dans la présente affaire, été les auteurs du rapport sur le fondement duquel l'Autorité a rendu son avis n° 13-A-24 du 19 décembre 2013 relatif au fonctionnement de la concurrence dans le secteur de la distribution du médicament à usage humain en ville, avis dans lequel est soutenue, dans une référence expresse à la présente affaire, la thèse même qui a été ensuite celle de l'accusation s'agissant de la première branche du grief unique.

105. En deuxième lieu, elles font valoir que, dans leur rapport, les rapporteurs ont dénaturé une pièce essentielle en la citant de façon tronquée : alors que, dans son courrier du 25 mars 2008 à l'AFSSAPS (cote 380), la société Janssen-Cilag écrivait que " [l]'attribution d'un statut de générique à de telles spécialités, pouvant entraîner à terme la substitution par le pharmacien, ne nous semble pas pertinente ", les rapporteurs auraient supprimé le passage " pouvant entraîner à terme la substitution par le pharmacien ", qui aurait dénaturé le sens de ce courrier. De même, elles leur reprochent de s'être abstenus de citer des pièces essentielles du dossier telles que la décision de la Commission, l'avis du CHMP ayant précédé cette décision, etc.

106. En troisième lieu, les requérantes font valoir qu'alors que, dans sa première audition du 29 octobre 2014, M. Da Silva, juriste de l'ANSM, avait indiqué que l'obligation de qualifier un médicament de générique pour pouvoir lui attribuer une AMM selon la procédure abrégée n'avait débuté qu'à compter du 6 mai 2008, affirmation qui ruinait la thèse des services d'instruction selon laquelle cette obligation remontait au 30 octobre 2005, date d'expiration du délai de transposition de la directive 2004/27, les rapporteurs auraient de nouveau auditionné ce témoin, le 13 février 2017, dans le seul but de lui faire rectifier sa déclaration dans le sens de l'accusation.

107. Enfin, en dernier lieu, les requérantes font valoir que, lors de la séance du 12 octobre 2017, les services d'instruction ont déposé une note en date du 11 octobre 2017, et qu'elles ont découvert que la note distribuée en séance avait été subrepticement modifiée après la séance sur des points importants.

108. Selon les requérantes, l'ensemble de ces agissements confirme l'absence d'objectivité de l'instruction.

109. L'Autorité fait valoir, d'une part, que l'avis n° 13-A-24 a été rendu par le Collège de l'Autorité réuni en commission permanente et après consultation publique, et non par les services d'instruction. Elle ajoute que les requérantes ne démontrent pas en quoi cet avis aurait porté atteinte à leurs droits au cours de l'instruction menée dans la présente affaire.

110. D'autre part, l'Autorité, qui rappelle que le rapporteur dispose d'un pouvoir d'appréciation quant à la conduite de ses investigations, soutient que, lorsque l'impartialité du rapporteur est mise en cause, il convient de vérifier que les règles de procédure garantissant le principe du contradictoire ont été respectées.

111. Selon l'Autorité, tel a été le cas en l'espèce. D'abord, les requérantes ont pu contester, dans leur mémoire en réponse au rapport, la présentation que les services d'instruction ont fait du courrier du 25 mars 2008. Ensuite, il leur était loisible de contester la valeur de la seconde audition du juriste de l'ANSM. Enfin, le Collège a assuré le respect du contradictoire en accordant aux requérantes un délai d'un mois pour présenter des observations sur la note remise en séance par les services d'instruction.

112. Le ministre chargé de l'économie fait valoir que la reprise, par les rapporteurs, de l'analyse menée dans l'avis n° 13-A-24 est légitime et témoigne de la cohérence de la position défendue.

113. Par ailleurs, selon le ministre, la seconde audition du juriste de l'ANSM visait à lui faire préciser ses déclarations, et non à les lui faire corriger dans le sens voulu par les services d'instruction. Quant à la note déposée en séance, il estime qu'elle n'a eu aucune incidence sur la décision finale dans la mesure où les points signalés comme divergents entre la version présentée en séance et celle communiquée au Collège de l'Autorité n'ont aucun impact sur les griefs notifiés et ont été discutés et traités dans le cadre de l'instruction contradictoire.

114. De manière générale, le ministre considère que l'instruction s'est fondée sur un ensemble d'arguments, de déclarations et de pièces matérielles, dont plusieurs ont été versés aux débats par les parties, et que les requérantes ont disposé de la faculté de consulter le dossier entier et de formuler les observations qu'elles jugeaient utiles.

115. Le ministère public conclut au rejet du moyen.

116. Le moyen pris d'un défaut d'impartialité des services d'instruction est dénué de sérieux.

117. D'abord, le fait que les mêmes rapporteurs ont été chargés de l'instruction de la présente affaire et du rapport dans la procédure ayant abouti à l'avis n° 13-A-24, n'emporte aucun doute quant à leur impartialité. Ainsi que le rappelle justement l'Autorité, les avis sont établis par le Collège réuni en commission permanente et après consultation publique, et non par les services d'instruction. Par ailleurs, le ministre chargé de l'économie fait justement valoir qu'il est logique que, dans leur analyse des pratiques objet de la présente espèce, qui, à les supposer établies, se sont déroulées dans le secteur des médicaments à usage humain, les rapporteurs se soient fondés sur cet avis, qui est relatif au fonctionnement de la concurrence dans le secteur de la distribution du médicament à usage humain en ville.

118. Ensuite, de façon générale, le rapport des rapporteurs n'a pas pour objet d'établir une liste exhaustive des milliers de pièces figurant au dossier. Les rapporteurs, qui, à l'issue de l'instruction contradictoire, se sont forgés une opinion sur la réalité des pratiques et leur caractère anticoncurrentiel, ont pour mission de présenter leur analyse de la façon la plus claire possible, afin de permettre aux parties de répondre aux arguments qui vont leur être opposés devant le Collège. Il est dès lors légitime que les rapporteurs visent les seules pièces, ou passages de pièces, qui leur paraissent utiles soit pour appuyer leur démonstration sur ces pièces, soit pour exposer en quoi celles-ci ne contredisent pas l'analyse retenue. Une telle façon de faire ne saurait donc caractériser un défaut d'impartialité de leur part, étant rappelé que les parties, quant à elles, ont tout loisir d'exploiter l'ensemble des pièces du dossier, y compris celles non visées, ou non visées de façon exhaustive, par les rapporteurs dans le rapport.

119. Les rapporteurs ne doivent certes pas dénaturer les pièces exploitées dans le rapport. Mais tel n'a pas été le cas en l'espèce. En effet, le constat, sur lequel repose l'analyse des rapporteurs, que la société Janssen-Cilag a contesté devant l'AFSSAPS la qualité de générique des spécialités Ratiopharm, ne se trouve pas infirmé par la citation complète du passage du courrier de la société Janssen-Cilag à l'AFSSAPS en date du 25 mars 2008, de sorte qu'aucune dénaturation ne découle du fait que cette citation n'a été que partiellement reproduite dans le rapport.

120. S'agissant, par ailleurs, de la seconde audition du juriste de l'ANSM, aucun élément n'étaye les allégations des requérantes selon lesquelles celle-ci aurait eu pour finalité de lui faire rectifier ses déclarations initiales afin de servir l'accusation, ni ne permet de retenir que le témoin aurait accepté de modifier lesdites déclarations pour leur complaire. Au surplus, la lecture des procès-verbaux de ses auditions révèle quelles étaient les intentions des rapporteurs quand ils l'ont entendu la seconde fois : tandis que le 29 octobre 2014 (cote 37439), ses explications sur la nécessité de recourir à la qualification de générique pour accorder une AMM selon une procédure abrégée, étaient de portée générale, son audition du 13 février 2017 (cote 43938) a eu pour objet de lui faire préciser à partir de quelle date l'AFSSAPS était tenue de reconnaître aux spécialités Ratiopharm la qualité de générique.

121. Enfin, à la supposer établie, la communication tardive de nouvelles pièces par les rapporteurs ne permet pas, à elle seule, de caractériser un défaut d'impartialité dans la conduite de la procédure, alors qu'il est d'usage de permettre aux parties de répondre par une note en délibéré afin d'assurer le respect du contradictoire, ce que les requérantes ne contestent pas avoir été en mesure de faire.

122. Par ailleurs, ainsi que le fait valoir le ministre chargé de l'économie, le fait que les services d'instruction aient remis aux requérantes une note sur " [l]a pénétration du fentanyl transdermique générique : des comparaisons supplémentaires ", datée du 11 octobre 2017, puis qu'ils en aient rectifié certains passages dans la version datée du 12 octobre 2017, remise au Collège lors de la séance, ne démontre aucune intention de surprendre les requérantes, compte tenu de l'absence de conséquences des modifications apportées.

123. La comparaison des deux versions (pièce n° 29 des requérantes) révèle en effet que les modifications apportées sont essentiellement de nature rédactionnelle et que le sens général et les conclusions susceptibles d'être tirées de cette note restent identiques. Dans un certain nombre de cas, la seconde version est même édulcorée par rapport à la première, telle la conclusion, dans laquelle, alors qu'il était écrit dans la première version : " Ces comparaisons confirment donc les éléments déjà apportés par l'instruction au stade du Rapport démontrant que le développement des génériques de Durogesic(r) a été significativement entravé par la campagne de dénigrement de Janssen-Cilag ", il est écrit dans la seconde version : " Ces éléments tendent à suggérer que la campagne de dénigrement a significativement entravé le développement des génériques de Durogesic(r) sur le marché officinal " (souligné par la cour).

124. S'agissant, plus particulièrement des développements relatifs à la prolongation dans le temps des effets des pratiques visées à la seconde branche du grief unique, alors qu'il était écrit dans la première version : " En effet, une comparaison limitée aux quatre premiers mois de commercialisation ne permet pas de prendre en compte l'entièreté de la campagne de dénigrement, mise en œuvre du 28 novembre 2008 au 31 décembre 2009, et dont les effets ont perduré jusqu'au 31 décembre 20109 (sic) ", il est écrit dans la seconde version : " En effet, une comparaison limitée aux quatre premiers mois de commercialisation ne permet pas de prendre en compte l'effet de la campagne de dénigrement, mise en œuvre du 28 novembre 2008 au 31 décembre 2009. Par ailleurs, la campagne a pu produite des effets au-delà de cette période ". Mais cette première version était manifestement affectée d'une erreur de frappe que la seconde version s'est bornée à rectifier, tout en s'abstenant de préciser jusqu'à quelle date, selon les rapporteurs, les effets des pratiques s'étaient fait sentir. Il s'ensuit que, là encore, le sens des deux versions n'a pas été modifié.

125. S'il eût été préférable que les services d'instruction ne versent pas aux débats une version de la note différente de celle remise aux requérantes en séance, la nature des différences introduites exclut toute intention maligne de la part des rapporteurs, de sorte que cet épisode n'est pas susceptible de faire douter de leur impartialité.

126. Le moyen pris du défaut d'impartialité des services d'instruction est rejeté.

C. Sur le moyen pris du défaut de notification des actes d'instruction au ministre chargé de la santé

127. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que la procédure suivie devant l'Autorité serait irrégulière, faute de notification au ministre chargé de la santé de la notification des griefs et du rapport, en violation des dispositions des articles L. 463-2 et R. 463-11 du Code de commerce.

128. Elles font valoir qu'il est de pratique décisionnelle et de jurisprudence constantes qu'a la qualité de ministre intéressé, au sens de ces dispositions, celui dont le département ministériel est chargé d'appliquer un texte dont dépend la solution du litige.

129. Selon les requérantes, dès l'instant où, d'une part, conformément à l'article L. 5311-1 du Code de la santé publique, l'AFSSAPS est placée sous la tutelle du ministre chargé de la santé et, d'autre part, l'Autorité a conclu au caractère juridiquement infondé de l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS au regard des textes du droit pharmaceutique national et de l'Union, dont la mise en œuvre relève de la mission propre de l'AFSSAPS, ce ministre était bien " ministre intéressé ".

130. Elles estiment, en effet, que l'appréciation du caractère juridiquement infondé de cette intervention dépend directement de l'interprétation des dispositions du Code de la santé publique encadrant la procédure d'octroi d'une AMM et d'identification d'une spécialité comme générique.

131. L'Autorité répond qu'il résulte de la jurisprudence qu'un ministre n'est " intéressé ", au sens de l'article L. 463-2 du Code de commerce que s'il est intervenu à un quelconque moment pour apprécier, favoriser ou condamner les pratiques en cause (Com., 5 novembre 1991, pourvoi n° 90-11. 565) ou encore si les pratiques en cause nécessitent d'être appréciées au regard de textes ayant une incidence directe ou indirecte sur leur licéité et dont la mise en œuvre relèverait de la mission propre du ministre (Com., 18 février 2004, pourvoi n° 02-11. 754 ; 23 juin 2004, pourvoi n° 01-17. 896).

132. Selon elle, tel n'est pas le cas en l'espèce. D'une part, il ne ressort d'aucun des développements concernant la première branche de l'infraction unique, complexe et continue, que le ministre chargé de la santé serait intervenu pour apprécier, favoriser ou condamner les pratiques sanctionnées ; à cet égard, le fait que les pratiques aient visé l'AFSSAPS n'est pas de nature à démontrer que ce ministre était " impliqué ", alors qu'à été sanctionné le comportement objectif de la société Janssen-Cilag, en position dominante, s'immisçant indûment dans le processus décisionnel d'une autorité publique. D'autre part, l'appréciation de cette pratique ne dépend aucunement de textes dont la mise en œuvre relèverait de la mission propre du ministre de chargé de la santé.

133. L'Autorité en conclut que le ministre chargé de la santé n'avait pas à être rendu destinataire du rapport.

134. Elle ajoute qu'en tout état de cause, le commissaire du Gouvernement, agent de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), présente des observations écrites au vu de la notification des griefs et des observations orales en séance, au nom du Gouvernement qu'il représente, et qu'il lui appartient d'informer, en tant que de besoin, les ministres dont il souhaite recueillir les avis.

135. Le ministre chargé de l'économie fait également valoir qu'en vertu d'une jurisprudence constante (Cass. com., 23 juin 2004, n° 01-17. 896), le " ministre intéressé " est celui qui est chargé d'appliquer un texte dont dépend la solution du litige ou celui dont l'interprétation est nécessaire à cette solution. Il fait valoir qu'en l'espèce, la solution du litige ne dépend pas d'un texte que le ministre chargé de la santé est chargé d'appliquer ou sur lequel son interprétation serait nécessairement requise, dans la mesure où le débat scientifique était clos et le cadre réglementaire clair.

136. Le ministère public fait valoir que l'absence de notification au ministre chargé de la santé n'a pas été soulevée par les requérantes devant le collège de l'Autorité et qu'en tout état de cause, il ne ressort pas de la jurisprudence que la communication aux ministre intéressés soit prescrite à peine de nullité.

- Sur l'obligation de notification du rapport au ministre chargé de la santé

137. L'article L. 463-2, alinéas 1er et 2, du Code de commerce dispose :

" Sans préjudice des mesures prévues à l'article L. 464-1, le rapporteur général ou un rapporteur général adjoint désigné par lui notifie les griefs aux intéressés ainsi qu'au commissaire du Gouvernement, qui peuvent consulter le dossier sous réserve des dispositions de l'article L. 463-4 et présenter leurs observations dans un délai de deux mois. [... ]

Le rapport est ensuite notifié aux parties, au commissaire du Gouvernement et aux ministres intéressés. Il est accompagné des documents sur lesquels se fonde le rapporteur et des observations faites, le cas échéant, par les intéressés. "

138. Il résulte de cette disposition que le rapport doit être notifié aux ministres intéressés, mais pas les griefs.

139. Cette interprétation, fondée sur la lettre même de l'article L. 463-2 du Code de commerce n'est pas contredite par l'article R. 463-11 alinéa 1er du même Code. En effet, ce texte, au demeurant de simple valeur réglementaire, aux termes duquel, " [p]our l'application de l'article L. 463-2, la notification des griefs retenus par le rapporteur et la notification du rapport sont faites par le rapporteur général à l'auteur de la saisine, aux ministres intéressés, aux autres parties intéressées et au commissaire du Gouvernement ", se borne à désigner celui qui doit procéder aux notifications prévues à l'article L. 463-2. Confirme encore cette interprétation l'alinéa 2 de l'article R. 463-11, qui, précisant dans quelle mesure les ministres intéressés peuvent réagir à la notification qui leur est faite, n'envisage la notification que du seul rapport.

140. Par suite, il ne saurait être reproché au rapporteur général ou au rapporteur général adjoint désigné par lui de ne pas avoir notifié au ministre chargé de la santé les griefs adressés aux requérantes.

141. Ainsi que le soulignent tant les requérantes que l'Autorité et le ministre chargé de l'économie, un ministre n'est " intéressé ", au sens de l'article L. 463-2 du Code de commerce, que s'il est intervenu à un quelconque moment pour apprécier, favoriser ou condamner les pratiques en cause ou encore si les pratiques en cause ont à être appréciées au regard de textes, autres que ceux des articles L. 420-1 ou L. 420-2 du Code de commerce, ayant une incidence directe ou indirecte sur leur licéité et dont la mise en œuvre relèverait de missions propres à ce ministre.

142. En l'espèce, il n'est, d'une part, pas établi que le ministre chargé de la santé serait intervenu à un quelconque moment pour apprécier, favoriser ou condamner les pratiques d'abus de position dominante, objet du grief unique.

143. C'est à tort que les requérantes soutiennent que l'AFSSAPS a " apprécié " l'intervention de la société Janssen-Cilag - laquelle est visée par la première branche du grief unique. En effet, sans compétence aucune en matière de droit de la concurrence, l'AFSSAPS, qui s'est exclusivement concentrée sur les arguments scientifiques développés devant elle par la société Janssen-Cilag, n'a pas apprécié les pratiques d'abus de position dominante reprochées à ce laboratoire.

144. Elle n'a pas davantage " favorisé " la pratique en demandant à la société Janssen-Cilag un dossier relatif à la substitution, alors que, ainsi que la cour l'a déjà souligné, il n'est pas reproché à cette société d'avoir communiqué à l'AFSSAPS ses inquiétudes quant aux risques que feraient courir la substitution de génériques à ses spécialités de Durogesic, mais d'avoir contesté abusivement la qualité de générique des spécialités Ratiopharm et cherché à retarder, voire empêcher, la délivrance d'AMM à ces spécialités.

145. Quant à la circonstance que l'AFSSAPS a été impliquée dans les pratiques reprochées à la société Janssen-Cilag, ce constat est certes exact, puisque la première branche de l'infraction unique fait grief à cette société de s'être immiscée indûment dans le processus décisionnel de l'AFSSAPS en soulevant des arguments juridiquement infondés. Cette circonstance est cependant sans pertinence pour apprécier si le ministre chargé de la santé, en sa qualité de ministre de tutelle de l'AFSSAPS, a apprécié, favorisé ou condamné lesdites pratiques, dans la mesure où l'AFSSAPS, qui n'a pas été à l'initiative de l'intervention auprès d'elle, a, selon l'analyse de l'Autorité, été victime desdits agissements.

146. Mais, d'autre part, il est constant que le ministre chargé de la santé est en charge des questions de santé publique. À ce titre, il a la responsabilité d'assurer la délivrance et le retrait des AMM, une telle mission revêtant une importance toute particulière, eu égard aux risques inhérents à l'usage de tout médicament à usage humain.

147. La mise en œuvre des dispositions tant de droit de l'Union que de droit national en matière d'AMM de médicament à usage humain relève donc des missions propres du ministre chargé de la santé. Un tel constat n'est pas infirmé par le fait que l'AFSSAPS s'est vu confier le soin d'octroyer les AMM conformément auxdites dispositions : établissement public de l'État " placé sous la tutelle du ministre chargé de la santé ", selon les termes de l'article L. 5311-1 du Code de la santé publique, sa création n'est qu'une modalité d'accomplissement de sa mission par le ministre chargé de la santé.

148. Or, en l'espèce, force est de constater que la décision attaquée, en tant qu'elle statue sur la première branche du grief unique, repose entièrement sur une interprétation des dispositions pertinentes en matière de délivrance des AMM. En effet, selon que l'on considère que la qualité de générique des spécialités Ratiopharm et leur droit à l'obtention d'AMM étaient définitivement reconnus par la décision de la Commission ou devaient encore être appréciés par l'AFSSAPS, le grief est susceptible d'être établi ou, au contraire, est nécessairement infondé.

149. Est sans fondement l'argument selon lequel, dès lors que le débat scientifique était clos et le cadre réglementaire clair, la solution du litige ne dépendait pas d'un texte que le ministre chargé de la santé était chargé d'appliquer ou sur lequel son interprétation était nécessairement requise. En effet, la clarté ou l'obscurité des textes ayant une incidence directe ou indirecte sur la licéité des pratiques n'est pas un critère pour déterminer si un ministre est ou non intéressé, seul important de savoir si la mise en œuvre de ces textes relève de missions propres à ce ministre.

150. Dès lors que l'appréciation des pratiques était liée à la question de savoir si la qualité de générique des spécialités Ratiopharm était déjà tranchée par la décision de la Commission ou devait encore être déterminée par l'AFSSAPS, ce qui nécessitait l'interprétation des textes de droit national et de l'Union en matière d'AMM, interprétation ayant une incidence directe sur la licéité desdites pratiques, il appartenait au rapporteur général, ou au rapporteur général adjoint désigné par lui, de notifier le rapport au ministre chargé de la santé.

151. C'est en vain que l'Autorité soutient qu'en tout état de cause, il appartient au commissaire du Gouvernement d'informer, en tant que de besoin, les ministres dont il souhaite recueillir les avis. À supposer même que le commissaire du Gouvernement ait, en l'espèce, sollicité l'avis du ministre chargé de la santé en vue d'établir ses observations écrites et orales, ce qu'au demeurant l'Autorité ne démontre pas, une telle circonstance ne serait pas de nature à dispenser le rapporteur général ou le rapporteur général adjoint de notifier le rapport à ce ministre, qui était intéressé.

152. Il résulte des considérations qui précèdent que la décision attaquée a été prise au terme d'une procédure irrégulière.

- Sur la sanction du défaut de notification du rapport au ministre chargé de la santé

153. Aucune disposition légale ou réglementaire ne détermine les conséquences du défaut de notification du rapport aux ministres intéressés. Les requérantes rappellent certes que, dans sa décision n° 04-D-49 du 28 octobre 2004 relative à des pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de l'insémination artificielle bovine (§ 132), le Conseil de la concurrence a considéré qu'une telle notification s'impose " à peine de nullité ". La cour souligne toutefois que la sanction légalement encourue ne saurait être fixée par les parties, fussent-elles d'accord, mais doit être recherchée par la cour au travers de l'interprétation du cadre juridique.

154. À cet égard, l'article 70 de la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d'amélioration de la qualité du droit, applicable ratione temporis, dispose : " Lorsque l'autorité administrative, avant de prendre une décision, procède à la consultation d'un organisme, seules les irrégularités susceptibles d'avoir exercé une influence sur le sens de la décision prise au vu de l'avis rendu peuvent, le cas échéant, être invoquées à l'encontre de la décision. "

155. Ces dispositions énoncent, s'agissant des irrégularités commises lors de la consultation d'un organisme, une règle qui s'inspire du principe selon lequel, si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie. L'application de ce principe n'est pas exclue en cas d'omission d'une procédure obligatoire, à condition qu'une telle omission n'ait pas pour effet d'affecter la compétence de l'auteur de l'acte (CE, Ass. plén., arrêt du 23 décembre 2011, Danthony, req. n° 335477).

156. Eu égard à la fois au caractère obligatoire de la notification du rapport aux ministres intéressés et au fait que cette notification leur ouvre la possibilité de transmettre un avis écrit à l'Autorité, ainsi que le prévoit l'article R. 463-11 alinéa 2 du Code de commerce, cette formalité s'analyse comme une consultation obligatoire au sens de l'article 70 de la loi du 17 mai 2011, précitée.

157. À l'évidence, l'omission de notification aux ministres intéressés n'a pas pour effet d'affecter la compétence de l'Autorité. Par ailleurs, cette formalité n'a ni pour objet ni pour effet de donner une garantie aux parties à la procédure devant l'Autorité, et au premier chef à l'entreprise à laquelle des griefs ont été notifiés. En conséquence, le défaut de notification du rapport aux ministres intéressés n'est susceptible d'entraîner la nullité de la procédure subséquente ainsi que celle de la décision prise à l'issue de cette procédure, que s'il ressort des pièces du dossier qu'elle a été susceptible d'exercer une influence sur le sens de la décision prise.

158. En l'espèce, il n'appartient ni à l'Autorité ni à la cour de postuler que, si le rapport avait été notifié au ministre chargé de la santé, celui-ci aurait renoncé à éclairer l'Autorité par un avis.

159. Quant à la question de savoir si un tel avis aurait été susceptible d'exercer une influence sur le sens de la décision attaquée, la cour rappelle, d'une part, que l'AFSSAPS - devenue aujourd'hui l'ANSM - a été spécialement instituée, sous la tutelle du ministre chargée de la santé, pour mettre en œuvre les dispositions tant de droit de l'Union que de droit national en matière d'AMM de médicament à usage humain, de sorte que ses agents apparaissent les mieux à même de porter une analyse pertinente sur ces dispositions.

160. D'autre part, au cours de l'instruction, les rapporteurs ont procédé à l'audition :

- du chef du pôle juridique à la direction juridique et réglementaires de l'ANSM [auditions du 29 octobre 2014 (cote 37439) et du 13 février 2017 (cote 43938)] ;

- d'un évaluateur au pôle réglementaire à la même direction [audition du 22 septembre 2014 (cote 34055)] ;

- du responsable du département de l'évaluation pharmaceutique de l'AFSSAPS puis conseiller aux affaires pharmaceutiques et internationales à la direction de l'évaluation de l'ANSM [auditions du 23 mars 2012 (cote 28427) et du 22 septembre 2014 (cote 34055)] ;

- d'un évaluateur à la direction générique [audition du 22 septembre 2014 (cote 34055)] et

- d'un évaluateur pharmacocinétique à la direction de l'évaluation de l'ANSM [audition du 22 septembre 2014 (cote 34055)].

161. L'Autorité disposait donc d'ores et déjà de l'éclairage le plus complet qui soit sur le cadre juridique et scientifique par les agents de l'AFSSAPS et de l'ANSM, établissements publics placés sous la tutelle du ministre chargé de la santé, de sorte que l'absence d'avis de ce dernier n'a pu, en l'espèce, la priver d'éléments de compréhension dudit cadre ni, par conséquent, avoir une incidence sur son interprétation.

162. Il convient par ailleurs de souligner que, autorité administrative indépendante, l'Autorité n'est pas liée par les avis que les ministres intéressés peuvent lui transmettre.

163. Dès lors, la cour constate que l'éventuel avis du ministre chargé de la santé n'aurait pas été susceptible de modifier le sens de la décision attaquée, de sorte que le défaut de notification du rapport à ce ministre n'emporte pas l'annulation de la procédure subséquente et de la décision attaquée.

164. En tant que de besoin, la cour ajoute que, pour les mêmes raisons, ledit défaut de notification n'a pu causer aucun grief aux requérantes.

165. Le moyen d'annulation pris du défaut de notification du rapport au ministre chargé de la santé est rejeté.

II. SUR LES MOYENS DE LÉGALITÉ INTERNE

166. Les requérantes contestent, à titre principal, le caractère anticoncurrentiel de l'intervention auprès de l'AFSSAPS (A.) ainsi que le caractère anticoncurrentiel de la communication auprès des professionnels de santé (B.), et, à titre subsidiaire, l'existence d'une infraction complexe et continue (C.).

A. Sur la contestation du caractère anticoncurrentiel de l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS (première pratique de l'infraction unique)

167. Les requérantes affirment, à titre liminaire, que les conditions d'application des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce ne sont pas réunies au cas d'espèce. Elles ajoutent que l'Autorité aurait commis une erreur de droit concernant le cadre réglementaire applicable et dénaturé le contenu, la portée et les effets de l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS, dont la légitimité serait, selon elles, acquise.

168. La cour considère qu'elle ne peut utilement examiner les moyens des requérantes que si elle a préalablement précisé le cadre juridique, ce qu'elle fera en répondant à ceux de ces moyens qui sont pris des erreurs de droit qu'aurait commises l'Autorité dans la définition de ce cadre (1.). Elle vérifiera ensuite si, ainsi que l'a retenu l'Autorité dans la décision attaquée, l'intervention de la société Janssen-Cilag tendait non seulement à remettre en cause la qualité de générique de Durogesic des spécialités Ratiopharm, ce qu'admettent les requérantes, mais également à contester la délivrance d'AMM à ces spécialités, ce que nient les requérantes (2.). Elle examinera enfin la question de savoir si l'intervention de la société Janssen-Cilag est susceptible d'entrer dans le champ d'application des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce (3.), si c'est à tort que l'Autorité a retenu le caractère délibérément anticoncurrentiel de cette intervention (4.) et si ladite intervention était légitime (5.).

1. Sur les moyens pris des erreurs de l'Autorité quant à la détermination du cadre réglementaire

169. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson affirment que l'Autorité aurait commis plusieurs erreurs de droit en procédant à une interprétation erronée de la portée de la directive 2004/27 et de celle de la décision de la Commission.

170. En premier lieu, elles soutiennent que l'Autorité a commis des erreurs de droit en ce qui concerne la portée de la directive 2004/27.

171. D'une part, elles font valoir que c'est à tort que l'Autorité a considéré, dans la décision attaquée, que la directive 2004/27 a créé un " statut de générique " s'imposant à l'AFSSAPS. Ce texte n'aurait opéré qu'une modification sémantique, en remplaçant, dans la directive 2001/83, les termes " médicament essentiellement similaire " par les termes " médicament générique ", s'agissant de la délivrance d'une AMM sur la base d'un dossier abrégé.

172. Les requérantes exposent qu'à la date des faits, existaient deux notions distinctes de " générique ", l'une dans le droit de l'Union, issue de la directive 2004/27, qui confère uniquement la possibilité d'obtenir une AMM selon une procédure abrégée, l'autre dans le droit interne, préexistant à l'adoption de la directive 2004/27, qui seule ouvre droit à la substitution en pharmacie.

173. Elles en déduisent que, si la décision de la Commission obligeait l'AFSSAPS à octroyer des AMM aux spécialités Ratiopharm, l'AFSSAPS n'était en revanche pas tenue de les identifier comme génériques, au sens du droit interne, identification à laquelle étaient subordonnées l'inscription au répertoire des groupes génériques et la substitution en pharmacie.

174. D'autre part, les requérantes soutiennent que l'Autorité a commis une erreur de droit en invoquant, dans la décision attaquée, les dispositions non transposées de la directive 2004/27 aux fins d'en tirer des conséquences quasi-pénales.

175. Rappelant qu'une directive non transposée n'est pas opposable par l'État à un particulier (prohibition de l'effet vertical descendant des directives non transposées), elles font valoir qu'en l'espèce, l'Autorité a appliqué le régime juridique issu de la directive 2004/27, et non celui issu du droit interne, pour considérer que l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS était juridiquement infondée en ce qu'elle contestait le " statut de générique " et remettait en cause l'octroi d'AMM, alors que la transposition en droit français des dispositions de cette directive relatives à la notion de " médicament générique " n'est intervenue qu'à compter du décret du 6 mai 2008.

176. En second lieu, les requérantes reprochent à l'Autorité d'avoir commis trois erreurs de droit en ce qui concerne la portée de la décision de la Commission.

177. Elles soutiennent d'abord que cette décision a uniquement imposé à l'AFSSAPS de délivrer des AMM aux spécialités Ratiopharm, sans emporter de conséquence sur le droit de substitution, qui relève de la compétence exclusive des autorités nationales.

178. Les requérantes font ensuite valoir que l'Autorité a commis une erreur de droit en ce qui concerne la portée de l'examen de la bioéquivalence mené par la Commission dans le cadre de la procédure d'AMM. Selon les requérantes, les conditions de bioéquivalence exigées aux fins de l'octroi d'une AMM diffèrent de celles requises aux fins de la substitution, qui suppose la démonstration de l'interchangeabilité des deux spécialités. Il s'ensuit, selon elles, qu'il ne pouvait être déduit du constat de bioéquivalence établi par la Commission dans sa décision du 23 octobre 2007, que les spécialités Ratiopharm et les spécialités de Durogesic étaient interchangeables et qu'elles pouvaient être substituées l'une à l'autre en pharmacie. Elles invoquent, au soutien de leur analyse, la déclaration des agents de l'ANSM en date du 22 septembre 2014 : " Concernant les patchs, l'étude de bioéquivalence (réalisée au niveau systémique comme pour les formulations à libération immédiate) ne permet pas à elle seule de conclure que les deux dispositifs ont la même efficacité et la même tolérance quand bien même la bioéquivalence serait démontrée ; d'où le problème sur la substituabilité des deux dispositifs. " (Cote 34055). Elles en concluent que la société Janssen-Cilag était juridiquement fondée à intervenir auprès de l'AFSSAPS afin de l'alerter sur ce point.

179. Enfin, selon les requérantes, l'Autorité a commis une erreur de droit en affirmant que la société Janssen-Cilag disposait d'une voie de recours à l'encontre de la décision de la Commission pour contester les conditions d'attribution des AMM aux spécialités Ratiopharm. Elles soutiennent que cette société se trouvait dans l'impossibilité de saisir les juridictions de l'Union dès lors que les questions soulevées devant l'AFSSAPS, relatives au statut de générique ouvrant droit à substitution, relevaient exclusivement du droit interne.

180. À titre subsidiaire, les requérantes demandent à la cour de surseoir à statuer afin d'adresser à la Cour de justice les deux questions préjudicielles suivantes :

" 1°) L'introduction de la notion de " médicament générique " à l'article 10, paragraphe 2, sous b) de la directive 2001/83/CE instituant un Code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, par la directive 2004/27 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 la modifiant, doit-elle être interprétée en ce sens qu'elle entraîne des effets dans le droit national des États membres autres que ceux strictement liés à la procédure de délivrance d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) prévue à l'article 10 de la directive 2001/83 ? Plus particulièrement :

- l'adoption par la Commission d'une décision d'accorder à une spécialité pharmaceutique une AMM selon la procédure simplifiée prévue par l'article 10 du Code communautaire du médicament emporte-t-elle d'autres effets que la délivrance par l'agence nationale de santé d'une AMM nationale ?

- la modification, dans l'article 10 de la directive 2001/83/CE instituant un Code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, des termes " essentiellement similaire " par le terme " générique " par la directive 2004/27 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004, emporte-t-elle d'autres effets de droit sur la portée de la directive que l'attribution d'un dossier d'AMM selon la procédure simplifiée prévue à l'article 10 du Code du médicament ?

- la notion de " médicament générique " au sens de l'article 10 de la directive 2001/83, tel que modifié par la directive 2004/27, qui remplace la notion de médicament " essentiellement similaire " contenue à l'origine dans cette même disposition, doit-elle être interprétée comme devant emporter un effet sur la compétence des autorités nationales de santé, une fois que l'AMM a été délivrée, notamment en vertu d'une procédure en reconnaissance mutuelle, pour prendre des décisions relatives à la possibilité de substitution en pharmacie de ces médicaments ayant obtenu l'AMM en vertu de cet article 10 ?

2°) Une autorité publique d'un État membre, telle qu'une autorité de concurrence ou une agence nationale de santé, peut-elle invoquer à l'encontre d'un opérateur privé, tel qu'un laboratoire pharmaceutique, les dispositions de la directive 2004/27 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 modifiant la directive 2001/83/CE instituant un Code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, alors qu'elle n'avait pas été transposé au moment des faits ? "

181. L'Autorité répond, en premier lieu, qu'elle n'a pas, dans la décision attaquée, dénaturé la portée de la directive 2004/27.

182. D'une part, elle conteste avoir dit que la directive 2004/27 aurait créé un " statut de générique ".

183. Elle soutient que la notion de " spécialité essentiellement similaire " figurant à l'article 10 de la directive 2001/83 avant sa modification par la directive 2004/27, avait la même définition et la même portée que la notion de " spécialité générique ", figurant dans ce même article après sa modification par la directive 2004/27, cette dernière directive n'ayant introduit qu'un simple changement sémantique. Elle rappelle, à cet égard, que, dans son arrêt du 3 décembre 1998, Generics UK e. a. (C-368/96, point 36), la Cour de justice avait défini la spécialité essentiellement similaire comme celle qui " satisfait aux critères de l'identité de la composition qualitative et quantitative en principes actifs, de l'identité de la forme pharmaceutique et de la bioéquivalence, à condition qu'il n'apparaisse pas au regard des connaissances scientifiques qu'elle présente des différences significatives par rapport à la spécialité originale en ce qui concerne l'efficacité et la sécurité ". Selon l'Autorité, il en va de même, en droit interne, de la notion de " spécialité essentiellement similaire ", qui résulte d'une transposition littérale de la réglementation de l'Union, et de celle de " spécialité générique ", introduite en droit français dès 1996, et qui est définie dans les mêmes termes que les notions de " spécialité essentiellement similaire " et de " spécialité générique " en droit de l'Union. Ces termes recouvreraient donc le même concept tant en droit de l'Union qu'en droit interne.

184. Aussi l'Autorité considère-t-elle que la distinction opérée par les requérantes entre " spécialité essentiellement similaire " et " spécialité générique " est artificielle et, en conséquence, que les requérantes ne sont pas fondées à soutenir que la substitution est réservée à la notion de " spécialité générique ". Il s'en déduit, selon elle, qu'avant même le décret du 6 mai 2008, l'AFSSAPS n'avait aucune marge d'appréciation dès lors que les conditions exigées pour pouvoir qualifier une spécialité d'" essentiellement similaire " ou de " générique " avaient été considérées comme remplies au niveau européen.

185. D'autre part, l'Autorité conteste avoir invoqué, dans la décision attaquée, les dispositions non transposées de la directive 2004/27. Elle expose ne s'être appuyée sur ces dispositions que pour écarter l'argument des requérantes tendant à faire croire que le contexte juridique des pratiques était incertain quant au statut applicable aux spécialités Ratiopharm. Elle ajoute qu'en tout état de cause, même avant la transposition de la directive 2004/27, l'AFSSAPS ne disposait d'aucune marge de manœuvre pour reconnaître le statut de générique à des spécialités dont l'AMM avait été accordée, dans le cadre d'une procédure européenne de reconnaissance mutuelle, sur la base d'un dossier abrégé.

186. En second lieu, s'agissant de la portée de la décision de la Commission, l'Autorité reconnaît tout d'abord que le droit de l'Union n'attribue aucune compétence à la Commission concernant le droit de substitution, mais conteste avoir dit, dans la décision attaquée, que cette décision avait tranché la question de la substitution.

187. Ensuite, l'Autorité rappelle que, conformément aux articles 10 de la directive 2001/83 et R. 5121-32 du Code de la santé publique, un laboratoire ne peut demander la délivrance d'une AMM sur la base d'un " dossier abrégé " que s'il démontre que sa spécialité est " essentiellement similaire " ou " générique " à une spécialité bénéficiant déjà d'une AMM, c'est-à-dire s'il apporte la preuve qu'elle satisfait aux conditions d'identité de composition qualitative et quantitative en principes actifs, d'identité de forme pharmaceutique et de bioéquivalence. Dès lors, le fait que la décision de la Commission a été adoptée à l'issue d'une procédure de reconnaissance mutuelle prise sur la base d'un " dossier abrégé " démontre sans équivoque que les spécialités Ratiopharm répondaient à la définition de spécialité " essentiellement similaire " ou " générique ". Il était, par conséquent, possible d'attribuer, sans commettre d'erreur de droit, un statut de générique auxdites spécialités.

188. Or, selon l'Autorité, la délivrance d'une AMM pour une spécialité générique entraîne automatiquement l'inscription de cette spécialité au répertoire des groupes génériques, conformément à l'article R. 5121-5 du Code de la santé publique, tel qu'interprété par l'arrêt du Conseil d'État du 21 décembre 2007, Reckitt Benckiser (req. n° 288129), inscription de laquelle découle le droit de substitution du pharmacien.

189. Enfin, l'Autorité soutient qu'en ce qui concerne l'appréciation des risques liés à la substitution, la compétence de l'AFSSAPS, certes exclusive, est limitée à l'adoption d'un encadrement spécifique de la substitution par le biais d'une mise en garde inscrite, depuis le décret du 6 mai 2008, au répertoire des groupes génériques. Contrairement à ce qu'affirment les requérantes, cette autorité ne disposerait donc pas, à ce stade, de la faculté de réapprécier la bioéquivalence.

190. S'agissant de la demande subsidiaire des requérantes de saisir la Cour de justice d'un renvoi préjudiciel, l'Autorité soutient que cette demande n'est pas fondée, les dispositions de la directive 2004/27 ne présentant pas de difficultés d'interprétation.

191. Le ministre chargé de l'économie souligne à son tour que la qualité de générique a été reconnue aux spécialités Ratiopharm, à la fois par les autorités de santé allemandes, qui leur ont délivré les premières AMM nationales sur la base d'un dossier abrégé, et par les autorités de l'Union, dans le cadre de la procédure de reconnaissance mutuelle de ces AMM nationales. Il en conclut que le débat scientifique relatif à la qualité de générique des spécialités Ratiopharm était clos.

192. Il souligne que, si l'article L. 5121-10 du Code de la santé publique prévoit qu'après délivrance d'une AMM d'une spécialité générique, le directeur général de l'AFSSAPS - aujourd'hui de l'ANSM - procède à l'inscription de cette spécialité dans le répertoire des groupes génériques, cette disposition ne doit pas être interprétée comme conférant aux autorités nationales une marge d'appréciation quant à la reconnaissance ou non du statut de générique, ainsi que l'a jugé le Conseil d'État dans l'arrêt du 21 décembre 2007, Reckitt Benckiser, précité. Selon le ministre, en l'espèce, la seule latitude dont disposait l'AFSSAPS, une fois les AMM obtenues par les spécialités Ratiopharm, était de fixer les conditions de la substitution, notamment par l'adjonction d'une éventuelle mise en garde.

193. Le ministre considère donc qu'il n'existait, à l'époque des faits, aucune incertitude s'agissant du cadre réglementaire applicable.

194. Le ministère public, qui fait valoir que l'examen du recours ne nécessite pas l'interprétation d'une norme de droit de l'Union, conclut au rejet de l'ensemble des moyens des requérantes.

- Sur les notions d'" essentiellement similaire " et de " générique " en droit de l'Union et en droit national

195. À titre liminaire, la cour rappelle que les requérantes comme l'Autorité et le ministre chargé de l'économie s'accordent pour dire qu'en remplaçant, dans la directive 2001/83, les termes " médicament [...] essentiellement similaire " par les termes " médicament générique ", la directive 2004/27 n'a procédé qu'à un simple changement terminologique. Il s'ensuit que la définition du médicament générique, donnée à l'article 10, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27, s'applique également à la notion de " médicament essentiellement similaire " employé dans l'article 10 de la directive 2001/83, dans sa version antérieure à la directive 2004/27.

196. D'une part, dès lors que les dispositions des articles R. 5121-29 2° c) et R. 5121-32 du Code de la santé publique, dans leur version antérieure au décret du 6 mai 2008, assuraient la transposition en droit français de l'article 10 de la directive 2001/83, dans sa version antérieure à la directive 2004/27, il convient de constater la même équivalence entre la notion de spécialité essentiellement similaire figurant dans lesdites dispositions et celle de médicament générique, telle que définie à l'article 10, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27.

197. D'autre part, la cour constate que les termes " médicament générique " et " spécialité générique " sont définis de façon identique à l'article 10, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27, et à l'article L. 5121-1 5° du Code de la santé publique, reposant sur une liste exhaustive de trois conditions :

- avoir la même composition qualitative et quantitative en substances actives que le médicament de référence ;

- avoir la même forme pharmaceutique que le médicament de référence ;

- faire la démonstration, par des études appropriées de biodisponibilité, de la bioéquivalence avec le médicament de référence.

198. S'agissant, en particulier de la dernière condition, il y a lieu de souligner que les notions scientifiques de " bioéquivalence " et de " biodisponibilité " ne sauraient recouvrer des concepts différents en droit de l'Union et en droit national. Il n'est a fortiori pas sérieux de soutenir qu'il existerait des degrés dans la bioéquivalence entre deux produits : deux médicaments sont ou ne sont pas bio équivalents.

199. C'est, au demeurant, ce que confirme la déclaration des agents de l'ANSM en date du 22 septembre 2014, reproduite au paragraphe 178 du présent arrêt, d'où il ressort que le fait que la question se pose de savoir si deux spécialités présentent, aux fins de leur substituabilité, la même efficacité et la même tolérance ne suffit pas à remettre en cause le constat de leur bioéquivalence.

200. Il s'ensuit que les notions de médicament essentiellement similaire, au sens de la directive 2001/83, dans sa version antérieure à la directive 2004/27, de médicament générique, au sens de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27, de spécialité essentiellement similaire, au sens du Code de la santé publique, dans sa version antérieure au décret du 6 mai 2008, et de spécialité générique, au sens du même Code, tant avant qu'après l'entrée en vigueur dudit décret, ont la même signification.

201. C'est en vain que les requérantes soutiennent que, au moins jusqu'à l'entrée en vigueur du décret du 6 mai 2008, la pratique décisionnelle de l'AFSSAPS était de refuser, le cas échéant, l'inscription au répertoire des groupes génériques à une spécialité à laquelle elle aurait délivré une AMM dans le cadre d'une procédure abrégée, distinguant ainsi les notions de spécialité essentiellement similaire et de spécialité générique.

202. En effet, aucun des deux exemples invoqués n'établit une telle pratique. Le premier concerne les spécialités Ratiopharm, qui sont au cœur de la présente instance, pour lesquelles un refus d'inscription au répertoire des groupes génériques a été brièvement opposé à la société Ratiopharm à la suite de l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS. Le second concerne la spécialité Matrifen du laboratoire Nycomed, que ce laboratoire ne souhaitait pas voir inscrite au répertoire des groupes génériques, de sorte que, même s'il devait être déduit de ce dernier exemple qu'au vu de la double terminologie ayant coexisté en droit français jusqu'au 7 mai 2008, l'AFSSAPS considérait qu'elle pouvait délivrer une AMM sur la base d'un dossier abrégé à une spécialité dont le laboratoire revendiquait la qualité de spécialité essentiellement similaire, sans l'inscrire au répertoire des groupes génériques lorsque le laboratoire n'en faisait pas la demande, la thèse des requérantes ne s'en trouverait pas confirmée pour autant.

203. En tout état de cause, et ainsi qu'il sera constaté ci-après, la présente espèce a ceci de spécifique que la qualité de médicament générique - et non de médicament essentiellement similaire - avait été reconnue par les autorités compétentes de l'Union aux spécialités Ratiopharm.

204. Il résulte des considérations qui précèdent, notamment, qu'un médicament ne peut à la fois être qualifié de médicament générique, au sens du droit de l'Union, et se voir dénier la qualité de spécialité générique, au sens du droit national.

- Sur la reconnaissance mutuelle d'une AMM nationale délivrée selon la procédure abrégée

205. Il résulte de la lecture combinée des articles 10 et 28 à 34 de la directive 2001/83, modifiée par la directive 2004/27, qu'une procédure de reconnaissance mutuelle d'une AMM nationale délivrée à un médicament sur la base d'un dossier abrégé, ne peut aboutir que si la qualité de générique d'un médicament de référence est reconnue à ce médicament, puisque la procédure abrégée est réservée aux médicaments génériques par l'article 10 de la même directive.

206. En l'espèce, il est constant que les autorités allemandes ont, le 4 avril 2006, délivré des AMM aux spécialités Ratiopharm selon la procédure abrégée, en considérant qu'elles étaient des génériques des spécialités de Durogesic et que, sur la base de ces AMM, la société Ratiopharm a, le 6 juillet 2006, lancé une procédure de reconnaissance mutuelle, la France faisant partie des États membres concernés.

207. Il résulte du dossier que des points de désaccord sont apparus entre les États membres concernés, qui n'ont pu être réglés par le groupe de coordination, institué par l'article 27 de la directive 2001/83, modifiée par la directive 2004/27. Le désaccord portait notamment sur la question de savoir si la bioéquivalence des spécialités Ratiopharm avec les spécialités de Durogesic, médicaments de référence, était démontrée par des études appropriées de biodisponibilité, soit l'une des trois conditions exigées pour pouvoir qualifier un médicament de générique.

208. L'Agence européenne des médicaments ayant été saisie par l'Allemagne, le 20 décembre 2006, en application de l'article 29, paragraphe 4, de la directive 2001/83, le CHMP a rendu, le 19 juillet 2007, un avis favorable à la reconnaissance des AMM allemandes par les États membres concernés.

209. Le CHMP a notamment considéré que " la bioéquivalence entre les produits médicinaux de test et de référence a été suffisamment caractérisée au cours des 2 études (dose unique et dose multiple) réalisées avec une taille de timbre inférieure (7,5 cm²). Les légères différences observées ne sont pas considérées comme importantes d'un point de vue clinique et suggèrent que Fentanyl-Ratiopharm a un profil de libération prolongée légèrement plus prononcé, ce qui correspond aux attentes pour un timbre à matrice par rapport à un timbre réservoir ". Il a ajouté qu'" une étude de bioéquivalence avec la dose maximale n'est pas jugée nécessaire, de la même façon qu'une étude parallèle supplémentaire ".

210. Il résulte de cet avis, auquel la décision de la Commission s'est conformée, que le CHMP a examiné la question de savoir si les spécialités Ratiopharm pouvaient être qualifiées de génériques des spécialités de Durogesic et, à l'issue d'une analyse scientifique, a conclu par l'affirmative. À cet égard, étant donné la date de la saisine de l'Agence européenne des médicaments, postérieure à la fois au 30 avril 2004, date d'entrée en vigueur de la directive 2004/27, et au 30 octobre 2005, date d'expiration du délai de transposition de cette directive, il est certain que le CHMP s'est, dans son analyse, référé à la définition du médicament générique figurant à l'article 10, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27. En tant que de besoin, la cour souligne que le constat qui précède ne revient pas à appliquer aux requérantes des dispositions non encore transposées de la directive 2004/27.

211. Il ne saurait donc être déduit de l'absence, dans la décision de la Commission, du mot " générique " la preuve que les autorités de l'Union n'ont pas pris position sur la qualité de médicament générique des spécialités Ratiopharm.

212. Dès lors que les spécialités Ratiopharm se sont vu reconnaître, par la décision de la Commission, la qualité de médicament générique, au sens de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27, la qualité de spécialité générique, au sens des articles L. 5121-1 5° et L. 5121-10 du Code de la santé publique, ne pouvait pas leur être déniée par les autorités nationales, et notamment l'AFSSAPS.

213. À cet égard, il est indifférent que la société Janssen-Cilag ait ou non disposé d'une voie de recours à l'encontre de la décision de la Commission pour contester les conditions d'attribution des AMM aux spécialités Ratiopharm. Aussi, même à le supposer fondé, le moyen pris de ce que l'Autorité aurait affirmé à tort qu'un tel recours était ouvert aux requérantes est inopérant, de sorte que la cour ne l'examinera pas.

- Sur les conséquences de la reconnaissance de la qualité de générique

214. À titre liminaire, la cour constate que, si l'Autorité a fait mention, dans la décision attaquée, de spécialités ayant le " statut de générique ", il ressort sans équivoque de la lecture de cette décision qu'elle a employé ces termes dans le sens de médicament ayant la " qualité de générique ", ainsi que l'a d'ailleurs fait à de nombreuses reprises la société Janssen-Cilag elle-même, dans des documents internes comme dans les courriers adressés à l'Autorité.

215. À supposer qu'il existe un véritable " statut de générique " en droit de l'Union, il se borne à la possibilité d'accorder une AMM suivant la procédure abrégée à un médicament reconnu comme le générique d'un médicament de référence, ou de reconnaître, dans le cadre d'une procédure de reconnaissance mutuelle, une AMM délivrée par un État membre suivant la procédure abrégée.

216. En effet, en droit de l'Union, la qualification de générique n'emporte aucune conséquence quant à la possibilité - ou à l'obligation - de substitution d'un générique au médicament de référence par les pharmaciens, seul le droit national de chaque État membre étant susceptible de prévoir un tel mécanisme de substitution et, le cas échéant, de le rendre facultatif ou obligatoire.

217. C'est ainsi que, dans l'arrêt du Tribunal de l'Union AstraZeneca/Commission, précité (point 160), sur question du Tribunal, la Commission a indiqué que, dans les États qui pratiquent un système dans lequel le prix des médicaments remboursables par la sécurité sociale est fixé selon un prix de référence établi, pour chaque groupe de produits ayant un effet thérapeutique similaire, sur la base du prix relativement faible de l'un ou de plusieurs produits de ce groupe, de sorte que le prix de référence constitue le niveau de remboursement maximal pour tous les produits, " ce système n'[est] normalement appliqué qu'aux produits pour lesquels une version générique exist[e] " et " peut également être accompagné d'un mécanisme de substitution, qui permet aux pharmacies de, ou les oblige à, remplacer le produit prescrit par le médecin par des équivalents génériques moins chers " (souligné par la cour).

218. Il s'ensuit que, si, compte tenu de la décision de la Commission, l'AFSSAPS avait une compétence liée en ce qui concerne l'octroi d'AMM aux spécialités Ratiopharm, la délivrance de ces AMM, par décision du 28 juillet 2008, a suffi pour qu'elle respecte, à son niveau, les obligations de la France à l'égard de l'Union européenne.

219. En revanche, l'éventuelle obligation d'inscrire ces spécialités dans le répertoire des groupes génériques ne pouvait découler que du droit national, et plus précisément de l'article L. 5121-10 alinéa 3 du Code de la santé publique.

220. Il ressort de cette disposition qu'il faut et il suffit qu'un médicament réponde à la définition de spécialité générique figurant à l'article L. 5121-1 5° du même Code pour pouvoir être inscrit dans le répertoire des groupes génériques.

221. En effet, aucune condition supplémentaire ne doit être satisfaite pour qu'un générique soit déclaré substituable au médicament de référence : c'est parce qu'un médicament a la même composition qualitative et quantitative en principe[s] actif[s], la même forme pharmaceutique et que sa bioéquivalence avec le médicament de référence est démontrée par des études de biodisponibilité appropriées, qu'il lui est substituable. En d'autres termes, la substituabilité à la spécialité de référence est, en droit français, consubstantielle à la qualité de spécialité générique.

222. Certes, dès lors que le principe et les modalités de substitution d'une spécialité générique à la spécialité de référence sont de la compétence exclusive des autorités nationales, il eût été loisible au législateur français d'exiger, pour que soit autorisée une telle substitution, des conditions plus strictes que celles requises pour pouvoir qualifier une spécialité de générique. Une telle option eût été d'autant plus envisageable que, ainsi que le démontre la présente espèce, le constat de la biodisponibilité entre deux spécialités n'épuise pas toutes les questions liées à la substituabilité de l'une par l'autre (à cet égard, voir l'audition des agents de l'ANSM, reproduite au paragraphe 178 présent arrêt). Mais force est de constater que tel n'a pas été le choix du législateur : aux termes de l'article L. 5121-10 du Code de la santé publique, dans sa version résultant de la loi n° 2003-1199, restée inchangée pendant toute la période couverte par les faits de l'espèce, il suffit qu'ait été délivrée une " autorisation de mise sur le marché d'une spécialité générique " pour que le directeur général de l'AFSSAPS - désormais de l'ANSM - inscrive cette spécialité au répertoire des groupes génériques avec la spécialité de référence dont il a été constaté qu'elle était le générique.

223. C'est d'ailleurs en ce sens que le Conseil d'État a statué : dans son arrêt du 21 décembre 2007, Reckitt Benckiser, précité, il a jugé qu'il résulte des dispositions des articles L. 5121-1 5° et L. 5121-10 du Code de la santé publique que l'identification d'un médicament comme générique d'une spécialité se fait à l'occasion de la délivrance de l'AMM à ce médicament, laquelle est subordonnée à la vérification que le médicament remplit les conditions pour être identifié comme générique ; que l'autorisation ainsi délivrée et qui est notifiée au titulaire de l'AMM de la spécialité de référence comporte la mention expresse de cette identification qui est reproduite dans l'avis publié au Journal officiel ; que l'inscription de ce médicament au répertoire des groupes génériques, si elle constitue une décision distincte de la délivrance de l'AMM et si elle produit des effets propres consistant à permettre au pharmacien de substituer un générique à la spécialité de référence, se borne néanmoins à tirer les conséquences de la délivrance de l'AMM en qualité de générique, après que le titulaire de l'AMM de la spécialité de référence a été mis à même de faire valoir, le cas échéant, ses droits, sans donner lieu à une nouvelle procédure d'instruction visant à vérifier si le médicament répond aux conditions fixées par le Code de la santé publique pour être identifié comme générique ; que, dans ces conditions, lorsque la décision délivrant l'AMM d'un générique est devenue définitive, ne peuvent plus être invoqués à l'appui d'une contestation de la décision d'inscription au répertoire des groupes génériques de ce médicament des moyens tirés de ce que celle-ci serait illégale au motif que les conditions posées à cette identification ne seraient pas satisfaites, ces moyens remettant nécessairement en cause la légalité de la décision d'AMM. Il ressort notamment de cet arrêt que ce sont bien les mêmes conditions qui doivent être remplies par une spécialité pour à la fois obtenir la délivrance d'une AMM selon la procédure abrégée et son inscription au répertoire des groupes génériques.

224. Il importe peu que, comme en l'espèce, la décision de délivrance d'AMM soit prise par l'AFSSAPS en exécution d'une décision de reconnaissance mutuelle de la Commission. En effet, dans une telle hypothèse, le constat que la spécialité qui a bénéficié d'une AMM nationale suivant la procédure abrégée remplit les conditions pour être qualifiée de générique est effectué, sur la base de l'avis du CHMP, par la Commission, qui se voit attribuer la compétence pour procéder à un tel constat en lieu et place des autorités nationales de santé des États membres concernés par la demande de reconnaissance mutuelle.

225. En conséquence, dès lors que la qualité de spécialité générique, au sens des articles L. 5121-1 5° et L. 5121-10 du Code de la santé publique, ne pouvait être déniée aux spécialités Ratiopharm par l'AFSSAPS, le directeur général de cette autorité était tenu, en vertu du dernier de ces articles, de les inscrire au répertoire des groupes génériques en tant que génériques de Durogesic.

226. Il résulte des considérations qui précèdent que l'Autorité, qui n'a pas fait application d'une directive non transposée, a exactement analysé le cadre juridique.

227. L'ensemble des moyens pris de l'interprétation juridiquement erronée du cadre juridique sont rejetés, sans qu'il soit besoin de saisir la Cour de justice d'un renvoi préjudiciel.

2. Sur le moyen pris de la dénaturation du contenu, de la portée et des effets de l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès l'AFSSAPS

228. Au paragraphe 432 de la décision attaquée, l'Autorité a dit que, dans le cadre de son intervention auprès de l'AFSSAPS, la société Janssen-Cilag " est revenu[e] sur les conditions de fond d'attribution d'une AMM pour les spécialités génériques de fentanyl transdermique (remise en cause de la bioéquivalence, de la condition d'identité de quantité et qualité du principe actif et de la condition relative à la forme pharmaceutique), afin de remettre en cause la délivrance d'AMM et la reconnaissance du statut de générique à ces spécialités ". Elle a ajouté, au paragraphe 454, que cette société " a présenté à l'autorité française de santé des arguments dont l'objet était de remettre en cause l'octroi d'AMM pour les spécialités génériques de fentanyl " et, au paragraphe 469, qu'elle " a, en réalité, présenté un argumentaire remettant en cause l'octroi même de l'AMM pour les spécialités génériques de fentanyl transdermique ".

229. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que l'Autorité a dénaturé l'intervention de la première auprès de l'AFSSAPS.

230. Elles font valoir qu'il ressort des différents courriers et du dossier scientifique adressés à l'AFSSAPS que la société Janssen-Cilag n'a jamais tenté de contester l'octroi d'AMM aux spécialités Ratiopharm, son intervention ayant exclusivement porté sur la problématique du " statut de générique " en droit interne, au regard de ses conséquences en termes de substitution.

231. Elles exposent que l'AFSSAPS et ses trois groupes de travail ont d'ailleurs compris l'intervention de la société Janssen-Cilag comme n'ayant trait qu'à la seule substitution.

232. L'Autorité et le ministre chargé de l'économie répondent qu'il n'existe pas deux notions de " générique " ayant des conséquences juridiques distinctes en droit de l'Union et en droit français, de sorte qu'est inopérant l'argumentaire des requérantes tendant à constater que les courriers adressés par la société Janssen-Cilag à l'AFSSAPS portaient sur le " seul " statut de générique " en droit français donnant lieu à la substitution en pharmacie ", et non sur la qualité de générique en droit de l'Union portant sur la délivrance d'une AMM.

233. Selon eux, en tout état de cause, l'analyse du contenu des courriers adressés à l'AFSSAPS par la société Janssen-Cilag permet de constater que son intervention visait à remettre en cause l'octroi d'AMM pour les spécialités génériques concurrentes de Durogesic et la reconnaissance du statut de générique à celles-ci.

234. Le ministère public conclut au rejet du moyen des requérantes.

235. Il est constant - et non contesté - que, dans le cadre de son intervention auprès de l'AFSSAPS, la société Janssen-Cilag a remis en cause la qualité de générique des spécialités Ratiopharm et s'est opposée à leur inscription dans le répertoire des groupes génériques, condition sine qua non pour pouvoir les substituer aux spécialités de Durogesic, spécialités de référence.

236. En revanche, ainsi que le font valoir les requérantes, cette intervention ne visait pas à remettre en cause la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm.

237. Il résulte sans équivoque des différents courriers de la société Janssen-Cilag à l'AFSSAPS (courriers des 25 mars, 14 avril, 19 mai et 22 octobre 2008) qu'à aucun moment elle n'a contesté le principe même de la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm. Il ressort au contraire du courrier du 25 mars 2008 que son auteur considère comme acquis que ces spécialités bénéficient d'une AMM : " Les autres spécialités en cours d'enregistrement ont, selon nos informations, obtenu leur AMM sur la base d'un dossier allégé faisant référence à notre spécialité DUROGESIC(r). " (Cote 380).

238. Il doit d'ailleurs être souligné que l'argumentaire développé par la requérante est resté inchangé dans son courrier du 22 octobre 2008, pourtant rédigé postérieurement à la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm, par décisions de l'AFSSAPS du 28 juillet 2008.

239. Dans ses courriers à l'AFSSAPS, la société Janssen-Cilag ne soutient pas que la mise sur le marché des spécialités Ratiopharm ferait courir un risque aux patients. Les préoccupations de santé publique qu'elle exprime portent exclusivement sur les conséquences susceptibles de découler de la substitution d'une de ces spécialités à ses propres dispositifs en cours de traitement.

240. Dès lors, la " crainte dans l'esprit de l'AFSSAPS " (décision attaquée, § 194) susceptible d'être générée par les arguments de la société Janssen-Cilag ne pouvait pas porter sur le principe même de la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm, mais uniquement sur les conséquences d'une telle substitution en cours de traitement, une fois ces spécialités mises sur le marché.

241. Cette analyse est confirmée par les procès-verbaux des réunions des groupes de travail de l'AFSSAPS qui ont eu à connaître du dossier.

242. Dans le procès-verbal de sa réunion du 19 juin 2008 (cote 312), le GTMG précise qu'il s'est réuni pour répondre aux deux questions suivantes : " Y a-t-il un obstacle à la substitution entre les dispositifs transdermiques de fentanyl ? Si non, faut-il accompagner la substitution de mesures particulières ? ". Il ajoute que la discussion " s'est appuyée sur la documentation versée par le Laboratoire Jannsen Cilag pour contester le caractère substituable des AMM génériques ", formulation démontrant que, pour le GTMG, le principe de la mise sur le marché des spécialités Ratiopharm est acquis. Par ailleurs, si, dans le dernier paragraphe de sa conclusion, le GTMG " émet de fortes réserves sur l'interprétation juridique faite de la définition du générique afin de pouvoir y inclure les dispositifs transdermiques " - critique implicite de la décision de la Commission -, il n'en tire aucune conséquence s'agissant de la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm, dont à aucun moment il ne remet le principe en cause puisque, au contraire, sa seule conclusion opérante est en faveur de l'autorisation de la substitution - laquelle suppose la délivrance préalable des AMM - " à condition que celle-ci soit associée à des recommandations des prescripteurs et des pharmaciens à leurs patients lors du switch ".

243. Il ressort pareillement du procès-verbal de la réunion du GTNPA du 10 juillet 2008 (cote 318), que celui-ci est réuni pour répondre aux deux mêmes questions que le GTMG. Déclarant qu'il " soutient l'avis du GTMG, que les différences en composition quantitatives des différents patchs proposés pourraient potentiellement, pour ce produit dont la marge thérapeutique est étroite, poser des problèmes de sécurité en particulier chez les sujets âgés ou en cas d'hyperthermie dont on sait qu'elle peut augmenter le passage transcutané) ", le GTNPA conclut qu'il y a un obstacle à la substitution entre les patchs de fentanyl. Là encore, la délivrance d'AMM à ces spécialités n'est pas mise en cause.

244. Par ailleurs, le fait que, lors de sa séance du 17 juillet 2008 (cotes 354 à 374), la commission d'AMM a renvoyé à une séance ultérieure la question de la substituabilité à Durogesic des spécialités Ratiopharm " pour poursuivre l'évaluation ", n'a pas empêché que des AMM soient délivrées à ces spécialités par décisions du 28 juillet 2008 (cote 425), preuve qu'il n'y avait pas pour l'AFSSAPS corrélation entre la délivrance des AMM et la question de la substitution en pharmacie.

245. Ainsi, la requérante, qui ne pouvait ignorer que la décision de la Commission obligeait l'AFSSAPS à délivrer les AMM sollicitées par la société Ratiopharm, ne lui a pas demandé de refuser de les accorder, et l'AFSSAPS, qui n'ignorait pas qu'elle était tenue de les délivrer, n'a pas interprété en ce sens les démarches de la société Janssen-Cilag.

246. L'Autorité et le ministre font certes valoir à juste titre qu'il n'existe pas deux notions de " générique " en droit de l'Union et en droit français. Mais il s'ensuit seulement que la position de la société Janssen-Cilag, admettant, d'un côté, la délivrance d'AMM à des spécialités dont la qualité de générique de Durogesic avait été constatée dans le cadre de la procédure abrégée, tout en leur refusant, de l'autre, cette même qualité de générique au stade de la substitution, était juridiquement incohérente.

247. Le constat erroné que l'intervention de la société Janssen-Cilag tendait à empêcher la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm a nécessairement conduit l'Autorité à considérer le premier terme de l'infraction unique comme plus grave qu'il n'était, ce dont il sera tenu compte, le cas échéant, au stade de la détermination de la sanction.

248. En revanche, c'est à tort que les requérantes soutiennent que l'erreur commise par l'Autorité " anéantit complètement " la décision attaquée en ce qui concerne la première pratique constitutive de l'infraction unique. En effet, ladite erreur n'affecte pas le constat que la société Janssen-Cilag a ouvert devant l'AFSSAPS un débat juridiquement infondé quant à la qualité de générique des spécialités Ratiopharm.

3. Sur les moyens pris de l'absence de réunion des conditions requises pour qu'une intervention auprès d'une autorité publique constitue un abus de position dominante

249. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson font valoir, en premier lieu, que l'expression d'arguments, mêmes juridiquement infondés, par une partie privée dans un débat avec une autorité publique habilitée à en connaître ne relève pas de la notion d'abus de position dominante.

250. Selon elles, l'approche de l'Autorité, exprimée aux paragraphes 521 et suivants de la décision attaquée, revient à qualifier d'anticoncurrentielle, non pas un comportement positif ou une abstention fautive, mais l'expression d'une opinion subjective sur l'état du droit, laquelle n'est pas objectivement de nature à avoir, par elle-même, un effet restrictif de concurrence, puisqu'elle dépend de l'appréciation ex post de l'autorité à laquelle cette opinion a été soumise.

251. Les requérantes font valoir qu'au terme de la jurisprudence AstraZeneca, précitée, l'existence d'une marge de manœuvre de l'autorité saisie pour apprécier le bien-fondé de l'intervention auprès d'elle constitue le critère fondamental pour démontrer le caractère abusif de celle-ci. Selon cette jurisprudence, en présence d'une telle marge de manœuvre c'est l'autorité qui in fine décide et seule sa décision a un effet sur le marché, et non les arguments développés dans le cadre de l'intervention auprès d'elle : en effet, si l'autorité juge ces arguments erronés, elle les écarte ; si elle les juge fondés, elle les fait siens, et c'est alors leur validation par l'autorité qui produit un effet sur le marché. Ainsi, en l'espèce, l'existence d'une marge de manœuvre dans le chef de l'AFSSAPS aurait rompu tout lien de causalité entre l'intervention du laboratoire et l'impact supposé de cette intervention sur le marché.

252. Les requérantes admettent qu'une controverse juridique peut être constitutive d'un abus de droit, mais uniquement au stade d'un éventuel recours, lorsqu'il apparaît que l'entreprise, qui ne peut plus ignorer que son analyse juridique ne peut plus être soutenue, exerce néanmoins un recours à seule fin de retarder un concurrent. Tel serait le sens de l'arrêt du Tribunal de l'Union du 17 juillet 1998, ITT Promedia/Commission (T-111/96). Mais, en l'espèce, aucun recours n'aurait été exercé contre les AMM délivrées aux spécialités génériques de Durogesic.

253. Au surplus, en l'espèce, l'analyse de l'Autorité manquerait en fait, puisque l'AFSSAPS a jugé scientifiquement exactes les informations communiquées et fondées les craintes exprimées par la société Janssen-Cilag.

254. En second lieu, les requérantes soutiennent que l'incrimination de l'échange d'arguments devant une autorité ayant compétence pour en connaître est constitutive d'une atteinte aux droits fondamentaux.

255. Selon elles, en effet, encadrer, voire sanctionner, la production et la communication d'opinions ne peut intervenir que dans des circonstances exceptionnelles. Elles font ainsi valoir que, selon la Cour de cassation (1ère Civ.,11 juillet 2018, pourvoi n° 17-21. 457), l'expression publique d'une opinion scientifique, alors même qu'elle est susceptible d'affecter le marché, ne peut être qualifiée de fautive que si elle n'est pas exprimée avec une certaine mesure, ne s'inscrit pas dans un débat d'intérêt général portant sur la santé publique et ne repose sur aucune base factuelle. De même, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé, s'agissant des questions scientifiques en matière de santé publique, que " dans un domaine où la certitude est improbable, il serait particulièrement excessif de limiter la liberté d'expression à l'exposé des seules idées généralement admises " (CEDH, arrêt du 25 août 1998, Hertel c. Suisse, req. n° 25181/94).

256. Elles soulignent que le régime mis en place par le droit pharmaceutique exige que la liberté d'expression soit très large et seulement régulée par l'autorité mise en place à cette fin, sans que des intervenants extérieurs, telle l'Autorité de la concurrence, puissent venir la censurer.

257. Elles en concluent que la communication d'arguments juridiques, réglementaires ou scientifiques dans le cercle organisé par la loi pour en discuter n'est pas susceptible de relever du champ de l'abus de position dominante et ne peut donner lieu à sanction, quelle que soit la justesse des arguments ainsi échangés.

258. Soulignant qu'en l'espèce, la société Janssen-Cilag a réservé ses réflexions réglementaires et pharmacologiques à l'AFSSAPS, les requérantes considèrent que la sanction de 25 millions qui leur a été infligée constitue une violation de leur liberté d'expression, pourtant garantie par les articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 11 et 13 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

259. En réponse à l'Autorité, qui soutient qu'elle n'a pas sanctionné l'expression d'une opinion, mais le comportement objectif d'un laboratoire en position dominante s'immisçant dans un processus décisionnel d'une autorité publique afin de retarder l'entrée des génériques sur le marché, les requérantes font valoir, d'une part, que l'argumentaire juridique et scientifique que la société Janssen-Cilag a adressé à l'AFSSAPS constitue bien l'expression d'une opinion et non un comportement, d'autre part, que l'analyse de l'Autorité repose sur son appréciation subjective d'une législation au respect de laquelle elle n'est pas chargée de veiller.

260. L'Autorité répond, en premier lieu, que les autorités de concurrence européennes [décision de la Commission 2006/857/CE du 15 juin 2005 relative à une procédure d'application de l'article 82 du traité CE et de l'article 54 de l'accord EEE (affaire COMP/A. 37. 507/F3 - AstraZeneca), ci-après la " décision Astrazeneca "] et nationales (décisions du Conseil de la concurrence n° 05-D-58 du 3 novembre 2005 relative à des pratiques relevées dans le secteur de l'eau potable en Ile-de-France, et de l'Autorité n° 16-D-11 du 6 juin 2016 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la diffusion de la télévision par voie hertzienne terrestre) ont déjà sanctionné des entreprises en position dominante pour avoir exercé des pressions ou induit en erreur des autorités publiques. Selon elle, il ressort de ces précédents, ainsi que de la jurisprudence des juridictions de l'Union (TUE, arrêt AstraZeneca/Commission, précité, confirmé par arrêt de la Cour de justice AstraZeneca/Commission, précité ; CJUE, arrêt F. Hoffmann-La Roche e. a., précité), que tout comportement mis en œuvre par une entreprise en position dominante visant à influencer la décision d'une autorité publique en vue d'empêcher, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale par les mérites, le développement d'une concurrence, peut être qualifié d'exploitation abusive de cette position.

261. L'Autorité fait valoir que tel est le cas en l'espèce, la société Janssen-Cilag s'étant indûment immiscée dans la procédure nationale d'examen par l'AFSSAPS des demandes d'AMM pour les spécialités Ratiopharm

262. Elle souligne que c'est en considération de la nature des informations communiquées, et en particulier au vu du constat de l'absence de pertinence juridique de l'argumentaire présenté à l'AFSSAPS, qu'elle a constaté que la société Janssen-Cilag avait méconnu la responsabilité particulière lui incombant en tant qu'entreprise en position dominante.

263. Elle récuse l'argument des requérantes selon lequel le comportement de la société Janssen-Cilag n'aurait eu d'effet sur le marché que par la validation par l'AFSSAPS des arguments qu'elle lui présentait. Selon elle, en effet, le fait que l'autorité publique soit influencée par les arguments présentés par l'entreprise en position dominante n'altère pas la responsabilité de cette dernière.

264. En second lieu, l'Autorité conteste avoir, par la décision attaquée, remis en cause le droit de la société Janssen-Cilag d'exprimer ses opinions. Selon elle, ce n'est pas la communication d'arguments ou l'expression d'une quelconque position doctrinale ou scientifique qui ont été sanctionnées, mais le comportement objectif d'un laboratoire en position dominante s'immisçant indûment dans un processus décisionnel d'une autorité publique.

265. Le ministre chargé de l'économie fait valoir que l'intervention de la société Janssen-Cilag était abusive dans la mesure où elle était de nature à induire l'AFSSAPS en erreur sur sa compétence pour remettre en cause l'octroi de la qualité de générique aux spécialités Ratiopharm. Il souligne que les effets de cette intervention sont réels puisque le processus d'attribution du statut de générique a été inhabituellement long et que ce retard, préjudiciable à la société Ratiopharm, était directement lié aux actions de la société Janssen-Cilag.

266. Il conclut également au rejet du moyen des requérantes tiré de l'atteinte à la liberté d'opinion et de communication.

267. Le ministère public conclut au rejet de l'ensemble des moyens des requérantes.

268. En premier lieu, ainsi que la cour l'a relevé au paragraphe 96 du présent arrêt, dans les arrêts AstraZeneca/Commission, précités, les juridictions de l'Union n'ont pas défini de façon exhaustive toutes les hypothèses dans lesquelles l'intervention auprès d'une autorité publique est susceptible de constituer une pratique anticoncurrentielle. Dans ces arrêts, en effet, les juridictions de l'Union ont raisonné en référence aux seules circonstances de l'espèce.

269. Dans l'affaire ayant donné lieu à ces arrêts, une entreprise cherchait à obtenir d'une autorité publique une décision lui reconnaissant des droits exclusifs. Tant que cette décision n'était pas prise, aucun effet anticoncurrentiel n'était susceptible de se produire. C'est dans ce contexte que les juridictions de l'Union ont dit qu'il ne pouvait y avoir abus de position dominante que si les déclarations de l'entreprise étaient réellement de nature à conduire l'autorité publique sollicitée à lui accorder les droits exclusifs qu'elle demandait et ont, par conséquent, jugé que la marge d'appréciation limitée de l'autorité publique ou l'absence d'obligation lui incombant de vérifier l'exactitude ou la véracité des informations communiquées " peuvent constituer des éléments pertinents devant être pris en considération ".

270. Or la présente espèce est factuellement très différente de cette affaire.

271. L'intervention de la société Janssen-Cilag n'avait pas pour objet, et ne pouvait pas avoir pour effet, d'obtenir une décision positive en faveur de ses spécialités. En revanche, elle pouvait conduire le directeur général de l'AFSSAPS à refuser d'inscrire les spécialités de la société Ratiopharm, entreprise concurrente, au répertoire des groupes génériques, ou du moins à retarder leur inscription, repoussant d'autant la mise en œuvre du droit de substitution, lequel constitue l'un des principaux vecteurs de conquête de parts de marché pour les fabricants de génériques.

272. Certes, ainsi que la cour l'a relevé aux paragraphes 212 et 225 du présent arrêt, l'AFSSAPS et son directeur général n'avaient aucune marge de manœuvre quant à la reconnaissance de la qualité de générique des spécialités Ratiopharm et à leur inscription au répertoire des groupes génériques, de sorte que la contestation de cette qualité par la société Janssen-Cilag ne pouvait pas aboutir à un refus définitif de les inscrire à ce répertoire.

273. Il ne saurait toutefois en être déduit que l'intervention de la société Janssen-Cilag ne pouvait pas, en tant que telle, produire des effets anticoncurrentiels. En effet, ainsi que l'Autorité l'a justement fait valoir aux paragraphes 414 et 419 de la décision attaquée, il existe une aversion au risque des professionnels de santé, et notamment des personnes chargées d'élaborer les décisions de l'AFSSAPS, en raison notamment d'une certaine judiciarisation des questions de santé. S'agissant, en particulier, de l'AFSSAPS, l'importance de ses décisions sur la santé publique est considérable, et se traduit par une responsabilité non moins importante. Ceci a pour conséquence que toute contestation, fondée ou non, conduit quasi-inéluctablement à un ralentissement du processus décisionnel au sein de l'AFSSAPS, ce qu'aucun laboratoire pharmaceutique ne peut ignorer.

274. Ainsi, à la différence de l'affaire AstraZeneca, où les arguments avancés par l'entreprise ne pouvaient produire un effet anticoncurrentiel qu'à la condition que l'autorité les fasse siens et prenne la décision sollicitée, dans la présente espèce, c'est le fait même de soulever un débat juridiquement infondé qui était de nature à produire un effet anticoncurrentiel.

275. La cour relève encore que les requérantes reconnaissent qu'une controverse juridique peut être constitutive d'un abus de droit, au stade d'un éventuel recours, lorsqu'il apparaît que l'entreprise, qui ne peut plus ignorer que son analyse juridique ne peut plus être soutenue, exerce néanmoins un recours à seule fin de retarder un concurrent. Mais, d'une part, est susceptible de constituer un abus, à toute étape de la procédure, le fait pour une entreprise de soutenir une analyse juridique dont la fausseté ressort déjà de l'état du droit. D'autre part, tel est le cas dans la présente espèce. En effet, depuis l'arrêt du Conseil d'État du 21 décembre 2007, Reckitt Benckiser, précité, il est établi que les articles L. 5121-1 5° et L. 5121-10 du Code de la santé publique doivent être interprétés en ce sens que, lorsque la décision délivrant l'AMM d'un générique est devenue définitive, ne peuvent plus être invoqués à l'appui d'une contestation de la décision d'inscription au répertoire des groupes génériques de ce médicament des moyens tirés de ce que celle-ci serait illégale au motif que les conditions posées à cette identification ne seraient pas satisfaites, ces moyens remettant nécessairement en cause la légalité de la décision d'AMM. Or, dès l'instant où les requérantes reconnaissaient que des AMM devaient être délivrées aux spécialités Ratiopharm à l'issue d'une procédure abrégée dans laquelle leur qualité de générique de Durogesic avait été constatée par la Commission, elles ne pouvaient pas soutenir, sans méconnaître ces mêmes articles, que lesdites spécialités ne devaient pas être inscrites au répertoire des groupes génériques. Elles ne pouvaient donc pas ignorer - et en tout cas n'aurait pas dû ignorer - que le débat qu'elles ouvraient devant l'AFSSAPS quant à la qualité de générique des spécialités Ratiopharm reposait sur une analyse juridique qui ne pouvait plus être soutenue.

276. En second lieu, c'est en vain que les requérantes soutiennent que qualifier de pratique anticoncurrentielle la présentation d'arguments juridiques ou scientifiques par une entreprise à l'autorité publique habilitée à en connaître viole le droit de cette entreprise à la liberté d'expression.

277. D'une part, la cour rappelle que, par la décision attaquée, l'Autorité n'a pas reproché à la société Janssen-Cilag d'avoir fait part à l'AFSSAPS de ses préoccupations de santé publique liées à la substitution de génériques à son médicament princeps en cours de traitement. Par cette décision, l'Autorité reproche seulement à cette société d'avoir remis en cause la reconnaissance de la qualité de générique de Durogesic des spécialités Ratiopharm, estimant, à juste titre, que cette question était déjà tranchée.

278. La liberté des requérantes de communiquer à l'AFSSAPS tous arguments scientifiques de leur choix n'est donc pas atteinte par la décision attaquée.

279. D'autre part, s'il est vrai que la constatation de l'existence d'une position dominante n'implique par elle-même aucun reproche envers l'entreprise concernée, le comportement d'une telle entreprise, du fait que la structure concurrentielle du marché est déjà affaiblie, peut donner lieu à une exploitation abusive de sa position dominante (CJUE, arrêt du 6 octobre 2015, Post Danmark, C-23/14, point 70). C'est pourquoi pèse sur l'entreprise qui détient une position dominante la responsabilité particulière de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur (CJUE, arrêts Post Danmark, précité, point 71, et du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C-413/14 P, point 135).

280. Une entreprise en position dominante a certes droit au respect de sa liberté d'expression et doit pouvoir proposer à l'autorité publique compétente une analyse juridique dans un contexte où l'interprétation des textes légaux et réglementaires est encore incertaine. Toutefois, ne relève pas de l'exercice légitime de cette liberté, le fait pour une telle entreprise d'intervenir dans le processus décisionnel d'une autorité publique en soulevant devant celle-ci une analyse juridique dont elle sait, ou doit savoir, qu'elle est contraire à l'interprétation constante des textes applicables, lorsqu'il s'avère que le débat ainsi ouvert devant ladite autorité est susceptible d'entraver le libre jeu de la concurrence sur le marché où elle détient une position dominante.

281. En l'espèce, ainsi que la cour l'a constaté, c'est l'ouverture d'un débat devant l'AFSSAPS quant à la qualité de générique des spécialités Ratiopharm qui était, en elle-même, de nature à retarder leur inscription au répertoire des groupes génériques et, par conséquent, à repousser la possibilité de les substituer au dispositif princeps, alors même que ce débat avait déjà été tranché par les autorités européennes de santé et que l'AFSSAPS n'avait pas compétence pour remettre en cause ladite qualité de générique.

282. Si la société Janssen-Cilag était libre de considérer que la qualité de générique de Durogesic n'aurait pas dû être reconnue aux spécialités Ratiopharm, et même d'exprimer ce regret devant l'AFSSAPS, elle ne pouvait pas, en revanche, soutenir de façon juridiquement erronée, et chercher à faire accroire à l'AFSSAPS, que cette question restait pendante et qu'il appartenait à cette dernière de la trancher, alors que cette prise de position était susceptible de retarder la mise en œuvre du droit de substitution, dont la cour a souligné l'importance qu'il revêt pour la pénétration du marché par les génériques.

283. Enfin, il y a lieu de constater, à titre surabondant, que le cadre juridique et le contexte factuel n'étaient pas d'une complexité telle que la société Janssen-Cilag, appartenant à un groupe d'envergure mondiale, ait pu se méprendre sur les conséquences de la décision de la Commission et considérer de bonne foi que l'AFSSAPS devait encore se prononcer sur la qualité de générique des spécialités Ratiopharm, au sens du droit français.

284. Dès lors, l'Autorité, qui ne s'est pas fondée sur une interprétation subjective du cadre réglementaire, mais à la fois sur le constat objectif que la notion de générique est définie en termes strictement identiques à l'article 10, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27, et à l'article L. 5121-1 5° du Code de la santé publique et sur l'interprétation de l'article L. 5121-10 du Code de la santé publique par la plus haute juridiction administrative, fait valoir à juste titre qu'elle n'a pas sanctionné l'expression d'une opinion, mais un comportement anticoncurrentiel.

285. Sont donc rejetés les moyens des requérantes pris de l'absence de réunion des conditions requises pour qu'une intervention auprès d'une autorité publique constitue un abus de position dominante.

4. Sur les moyens pris du caractère inexact des affirmations de l'Autorité quant au caractère délibérément anticoncurrentiel de l'intervention de la société Janssen-Cilag

286. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent, en premier lieu, qu'en considérant, au paragraphe 451 de la décision attaquée, que la société Janssen-Cilag était elle-même convaincue du caractère juridiquement infondé de son intervention, l'Autorité a dénaturé les propos et l'intention de cette société.

287. D'abord, selon les requérantes, rien dans le dossier ne permet d'affirmer que cette société avait connaissance du fait que l'AFSSAPS était tenue de se conformer à la réglementation européenne.

288. Ensuite, elles affirment que le fait que la société Janssen-Cilag ait su qu'en 2006, l'AFSSAPS était en faveur d'un statut de générique substituable, est sans pertinence aux fins d'apprécier le caractère juridiquement fondé ou non de son intervention.

289. Enfin, elles font valoir qu'il résulte du compte rendu de la séance de la commission d'AMM du 25 septembre 2008 (cotes 44481 à 44488) et de l'audition du chef du pôle juridique à la direction juridique et réglementaire de l'ANSM du 29 octobre 2014 (cote 37439) que l'AFSSAPS ne considérait avoir perdu la marge de manœuvre dont elle disposait en matière d'inscription au répertoire des groupes génériques que du fait de la transposition de la directive 2004/27 par le décret du 6 mai 2008. Dans ces conditions, la société Janssen-Cilag ne pouvait avoir dès mars 2008 conscience que l'AFSSAPS n'était pas compétente et que son intervention auprès d'elle était non fondée.

290. En second lieu, les requérantes contestent l'affirmation de l'Autorité, aux paragraphes 427 et suivants de la décision attaquée, selon laquelle l'intervention de la société Janssen-Cilag aurait été incluse dans une stratégie de plus grande ampleur.

291. Elles répètent qu'aucun élément du dossier n'établit que cette société aurait eu conscience que l'AFSSAPS pourrait ne pas être compétente.

292. Elles ajoutent que le fait que la société Janssen-Cilag ait, lors de nombreuses réunions visant à préparer l'entrée sur le marché des génériques de Durogesic, envisagé un report de cette entrée et étudié l'impact d'un tel report sur son chiffre d'affaires annuel et évoqué l'utilisation de " leviers réglementaires ", signifie seulement qu'elle a évalué l'impact des génériques sur ses activités, mais ne démontre pas l'élaboration par avance d'un plan d'éviction de la concurrence par des moyens illégaux. Rien ne permettrait d'affirmer, comme le fait l'Autorité, que le contenu de ces réunions préfigurait l'intervention de la société Janssen-Cilag devant l'AFSSAP et encore moins sa participation à un plan anticoncurrentiel.

293. L'Autorité répond, d'une part, que le cadre réglementaire applicable à l'époque de la pratique incriminée ne présentait pas la complexité que lui prêtent les requérantes, et que le contexte juridique n'était pas aussi incertain qu'elles le prétendent, de sorte qu'il n'existait aucun doute quant à l'absence de marge de manœuvre de l'AFSSAPS pour reconnaître le statut de générique aux spécialités Ratiopharm. Elle explique fonder son affirmation quant à la conscience qu'avait de cette situation la société Janssen-Cilag notamment sur un document de stratégie interne de cette société, intitulé " Durogesic defence strategy ", daté du 18 août 2006.

294. D'autre part, l'Autorité considère qu'il résulte de nombreuses pièces du dossier que le comportement de la société Janssen-Cilag s'est inscrit dans le cadre d'une stratégie d'éviction des génériques de Durogesic. Selon elle, l'analyse de ces pièces aux paragraphes 427 à 431 de la décision attaquée démontre que cette société avait envisagé, en amont de la mise en œuvre des pratiques, d'intervenir auprès de l'AFSSAPS afin de reporter la date d'AMM des génériques.

295. Elle souligne qu'elle était fondée à prendre en considération le fait que l'intervention de la société Janssen-Cilag se soit inscrite dans un plan destiné à retarder l'entrée sur le marché des spécialités génériques de Durogesic, dans la mesure où, conformément à la jurisprudence des juridictions de l'Union (TUE, arrêt AstraZeneca/Commission, précité, point 359), le caractère délibéré du comportement est susceptible d'être pris en considération afin de conforter les conclusions auxquelles l'autorité de concurrence aboutit.

296. Le ministre chargé de l'économie fait également valoir que la société Jannsen-Cilag, qui avait connaissance, avant la mise en œuvre des pratiques incriminées, du fait que l'AFSSAPS était tenue de se conformer à la réglementation européenne, a trompé délibérément l'AFSSAPS sur l'étendue de sa propre compétence.

297. Le ministère public conclut au rejet de l'ensemble des moyens des requérantes.

298. À titre liminaire, la cour considère que, à la lumière des constatations qui précèdent, et sous réserve de l'éventuel bien-fondé du moyen pris de la légitimité de l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS, qui sera examiné ci-après, la preuve est rapportée du caractère anticoncurrentiel de cette intervention en tant que ladite société a contesté devant l'AFSSAPS la qualité de générique de Durogesic des spécialités Ratiopharm.

299. En effet, de façon générale, il résulte du caractère objectif de la notion d'abus que la démonstration du caractère délibéré du comportement et de la mauvaise foi de l'entreprise en position dominante n'est pas requise aux fins de l'identification d'un abus de position dominante. De façon plus spécifique, la cour souligne que, ainsi que l'a jugé le Tribunal de l'Union, au point 359 de son arrêt AstraZeneca/Commission, précité, la démonstration du caractère délibéré du comportement de nature à tromper les autorités publiques n'est pas nécessaire aux fins de l'identification d'un abus de position dominante.

300. Il s'ensuit que le degré de conscience qu'avait la société Janssen-Cilag du caractère anticoncurrentiel de son intervention auprès de l'AFSSAPS, au moment où celle-ci a eu lieu est, à ce stade de l'analyse, inopérant.

301. Aussi, en tout état de cause, les moyens des requérantes ne sont pas de nature à entraîner l'annulation de la décision attaquée en ce qu'elle a constaté que l'ouverture par la société Janssen-Cilag d'un débat juridiquement infondé sur la qualité de générique des spécialités Ratiopharm devant l'AFSSAPS est constitutive d'un abus de position dominante.

302. Quant au bien-fondé de ces moyens, examinés dans la perspective d'une éventuelle réformation de la décision attaquée, les requérantes font justement valoir que rien ne peut être déduit du fait que la société Janssen-Cilag a suivi très tôt, dès 2005, l'évolution des demandes d'AMM pour des génériques de Durogesic. Il est en effet naturel que le laboratoire qui produit et commercialise un médicament princeps se préoccupe de la date à partir de laquelle des génériques vont venir concurrencer son produit.

303. En revanche, c'est à juste titre qu'au paragraphe 430 de la décision attaquée, l'Autorité a souligné que le document intitulé " Plan produit pour 2007 " (cotes 3192 à 3213), en date du 12 juin 2006, comportait l'indication suivante : " L'équipe française pense que ... Durogesic bénéficie encore d'un fort potentiel de croissance. Pour cela nous avons besoin ... que les affaires médicales et réglementaires de JC EMEA [Janssen Cilag Europe, Middle East & Africa] soutiennent les initiatives de l'équipe française d'intervenir et de reporter le lancement des génériques " (cote 3212, traduction libre de l'Autorité).

304. Il convient de relever, d'une part, que les auteurs de ce document, qui craignent l'arrivée sur le marché de génériques de Durogesic dès mars 2007 (cote 3213), ne doutent pas que, tôt ou tard, des spécialités concurrentes se verront délivrer des AMM à titre de générique et qu'une intervention est seulement susceptible de retarder, mais en aucun cas d'empêcher, une telle délivrance, d'autre part, que le projet d'obtenir le report du lancement des génériques de Durogesic est formalisé dans un document de stratégie commerciale qui ne fait mention d'aucun argument de nature scientifique susceptible de justifier un tel report.

305. Il doit en être déduit que le choix d'intervenir pour reporter le lancement des génériques de Durogesic est le fruit d'une approche commerciale déconnectée de toute considération de santé publique. Cette conclusion s'impose d'autant plus que le document " Plan produit pour 2007 " ne vise pas spécifiquement les spécialités Ratiopharm (la société Ratiopharm n'ayant d'ailleurs lancé la procédure de reconnaissance mutuelle de ses AMM allemandes qu'en juillet 2006), mais tout générique de Durogesic, quelles qu'en soient les spécificités.

306. La cour souligne que seule une intervention après de l'AFSSAPS était de nature à obtenir le report souhaité. Elle constate en outre que le document " Plan produit pour 2007 ", daté de juin 2006, est antérieur de moins de deux ans seulement à l'intervention incriminée, laquelle a commencé en mars 2008 et que, dans l'intervalle de temps qui sépare ces deux dates, de nombreux documents internes de la société Janssen-Cilag démontrent qu'elle continuait de souhaiter un report du lancement des génériques de Durogesic, envisageant différentes hypothèses selon la date, plus ou moins proche, de ce lancement.

307. Par ailleurs, il convient de rappeler que la société Ratiopharm a fait le choix de recourir à la procédure de reconnaissance mutuelle de ses AMM allemandes, délivrées le 4 avril 2006.

308. Or, tout d'abord, la société Janssen-Cilag était au fait de ce que ces AMM avaient été délivrées aux spécialités Ratiopharm sur la base d'une procédure abrégée, au cours de laquelle leur qualité de générique de Durogesic avait été reconnue par les autorités allemandes. Elle savait également que les autorités allemandes avaient autorisé la substitution des spécialités Ratiopharm aux spécialités correspondantes de Durogesic, avec un encadrement similaire à celui résultant de la mise en garde finalement adoptée par l'AFSSAPS : cette information figurait en effet dans le dossier transmis par son pharmacien responsable à l'AFSSAPS par courrier du 23 mai 2008 (cotes 389 à 423, spécialement cote 405).

309. Ensuite, ayant suivi la procédure de reconnaissance mutuelle, la société Janssen-Cilag ne pouvait ignorer que la décision de la Commission, qui imposait notamment aux autorités françaises de reconnaître les AMM allemandes, avait à son tour reconnu la qualité de générique de Durogesic des spécialités Ratiopharm.

310. Enfin, le simple constat que les notions de médicament générique en droit de l'Union et de spécialité générique en droit français étaient définies de la même façon, suffisait pour qu'elle comprenne le caractère injustifié de la remise en cause, devant l'AFSSAPS, de la qualité de générique des spécialités Ratiopharm.

311. Examinées à la lumière du " Plan produit pour 2007 ", ces circonstances permettent à la cour, sans qu'il soit besoin d'analyser d'autres pièces du dossier, de conclure que la société Janssen-Cilag avait conscience du caractère injustifié du débat soulevé devant l'AFSSAPS concernant la contestation de la qualité de générique des spécialités Ratiopharm, et que son intervention constitue la mise en œuvre du volet de ce plan relatif au report du lancement des génériques de Durogesic.

5. Sur le moyen pris de la légitimité de l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS

312. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que, si l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS devait être considérée comme relevant de l'interdiction des abus de position dominante, elle devrait être qualifiée de légitime au regard des enjeux de santé publique liés à la substitution entre dispositifs transdermiques de fentanyl.

313. Elles font valoir que la Commission admet la recevabilité d'une telle justification, ainsi qu'il résulte du point 29 de sa communication 2009/C 045/02 du 24 février 2009, intitulée " Orientations sur les priorités retenues par la Commission pour l'application de l'article 82 du traité CE aux pratiques d'éviction abusives des entreprises dominantes ", ainsi libellé :

" Il convient, pour déterminer si un comportement est objectivement nécessaire et proportionné, de se fonder sur des facteurs extérieurs à l'entreprise dominante. Ainsi, un comportement d'éviction peut être considéré comme objectivement nécessaire pour des raisons touchant à la santé ou à la sécurité qui sont liées à la nature du produit considéré. Toutefois, il convient de tenir compte, lors de l'établissement du caractère objectivement nécessaire de ce type de comportement, de ce qu'il appartient normalement aux autorités publiques de fixer et de faire respecter les normes de santé publique et de sécurité. Il n'incombe pas à l'entreprise dominante de prendre des initiatives afin d'évincer des produits qu'elle considère, à tort ou à raison, comme dangereux ou inférieurs à son propre produit. "

314. Selon les requérantes, l'interdiction imposée aux entreprises de " prendre des initiatives " pour évincer les produits concurrents doit être comprise comme concernant les initiatives sur le marché, et non celles effectuées en amont du marché telles que le fait d'alerter les autorités compétentes. D'ailleurs, tant la réglementation relative à la pharmacovigilance que la pratique décisionnelle de l'Autorité et la jurisprudence des juridictions de l'Union et nationales encourageraient les démarches des laboratoires informant les autorités de santé des risques éventuels.

315. Les requérantes considèrent qu'en l'espèce, la justification objective de l'intervention de la société Janssen-Cilag tenant aux impératifs de santé publique est démontrée dans la mesure où, premièrement, elle n'a communiqué à l'AFSSAPS aucune information factuellement et objectivement trompeuse ; deuxièmement, son intervention était entièrement soumise à l'appréciation de l'AFSSAPS, autorité compétente pour connaître des problématiques juridiques et scientifiques ainsi soulevées, et a de surcroît donné lieu à un débat contradictoire avec la société Ratiopharm ; troisièmement, cette intervention s'inscrivait dans le cadre des obligations du pharmacien responsable de la société Janssen-Cilag, enfin, quatrièmement, ladite intervention a permis d'encadrer et de sécuriser la substitution entre dispositifs transdermiques de fentanyl, par l'adoption par l'AFSSAPS, le 3 novembre 2008, d'une mise en garde relative à la substitution.

316. L'Autorité fait valoir, à titre principal, qu'aux termes de la jurisprudence des juridictions de l'Union (TUE, arrêt AstraZeneca/Commission, précité, point 686 et jurisprudence citée), le moyen pris de l'existence d'une justification objective doit être soulevé avant la fin de la procédure administrative. Soutenant que les requérantes ont invoqué cette justification pour la première fois devant la cour, elle demande à la cour d'écarter ledit moyen sans l'examiner.

317. À titre subsidiaire, l'Autorité expose, premièrement, qu'elle n'a pas reproché à la société Janssen-Cilag d'avoir soulevé la question de la substitution des dispositifs transdermiques de fentanyl, de sorte que l'argument des requérantes selon lequel l'intervention de cette société a permis d'encadrer cette substitution par le biais d'une mise en garde prise par l'AFSSAPS est inopérant.

318. Elle fait valoir, deuxièmement, que la société Janssen-Cilag n'est pas intervenue dans des problématiques relevant du champ des missions de l'AFSSAPS, mais a remis en cause des éléments définitivement tranchés à l'issue de la procédure européenne.

319. Troisièmement, selon l'Autorité, la société Janssen-Cilag n'a pas soulevé des questions qui s'inscriraient dans le cadre de ses obligations de pharmacovigilance.

320. Enfin, quatrièmement, l'Autorité considère qu'il a été démontré que l'intervention de la société Janssen-Cilag s'est inscrite dans le cadre d'un plan destiné à retarder l'entrée des génériques sur le marché, de sorte qu'elle n'était justifiée par aucune considération de santé publique.

321. Le ministre chargé de l'économie considère qu'en l'espèce, la société Janssen-Cilag a manifestement excédé les prérogatives que lui conférait le cadre réglementaire en matière de pharmacovigilance, en s'immisçant dans la procédure devant l'AFSSAPS et en relayant des informations de nature à l'induire en erreur, dans le cadre d'une stratégie volontaire d'éviction des génériques concurrents de Durogesic. Il estime qu'un tel comportement ne saurait dès lors être légitimé par des justifications objectives.

322. Le ministère public, qui souligne qu'il n'a pas été reproché à la société Janssen-Cilag d'être revenue sur la question de la substitution, considère que l'intervention par laquelle cette société a contesté devant l'AFSSAPS le statut de générique des spécialités Ratiopharm, en dépit de son octroi au niveau européen, dépassait sa mission de pharmacovigilance et s'inscrivait dans un plan d'ensemble destiné à retarder l'entrée des génériques sur le marché.

323. À titre liminaire, la cour constate que la question de savoir si l'intervention de la société Janssen-Cilag était légitimée par des considérations de santé publique était au coeur rdu débat devant le collège de l'Autorité, eu égard aux arguments que soulevaient les requérantes. La cour doit donc examiner le moyen pris de l'existence d'une justification objective.

324. En premier lieu, la cour rappelle que l'Autorité, qui n'a pas mis en cause l'exactitude des informations scientifiques communiquées par la société Janssen-Cilag à l'AFSSAPS, n'a pas reproché à cette société d'avoir fait part à cette autorité de santé des préoccupations de santé publique que faisait naître la possibilité de substitution des génériques de Durogesic à son dispositif princeps.

325. Dans ces conditions, il est indifférent de savoir si la communication de ces préoccupations entrait ou non dans les obligations de pharmacovigilance de son pharmacien responsable. De même, le fait qu'une telle communication a joué un rôle dans la décision de l'AFSSAPS d'assortir l'inscription des spécialités Ratiopharm au répertoire des groupes génériques d'une mise en garde est inopérant.

326. En second lieu, il était parfaitement possible que la société Janssen-Cilag échangeât avec l'AFSSAPS sur les risques liés à la substitution qu'elle avait identifiés, sans remettre en cause la qualité de générique des spécialités Ratiopharm.

327. Aussi le fait que le pharmacien responsable de la société Janssen-Cilag était fondé à attirer l'attention de l'AFSSAPS sur les risques liés à la substitution n'est-il pas susceptible de légitimer l'ouverture devant cette autorité d'un débat juridiquement infondé quant à la qualité de générique des spécialités Ratiopharm.

328. À cet égard, la cour souligne que, si la possibilité d'accompagner la substitution en pharmacie par une mise en garde inscrite au répertoire des groupes génériques a été formellement introduite dans l'ordre juridique par la création de l'article R. 5121-5 du Code de la santé publique par le décret du 6 mai 2008, l'AFSSAPS se reconnaissait déjà le pouvoir, avant cette date, d'encadrer la substitution au travers de messages à destination des professionnels de santé. En effet, il résulte des propres écritures des requérantes (observations récapitulatives, § 503 et 504) qu'une commission ad hoc de l'AFSSAPS, réunie le 22 novembre 2007, ainsi que son comité technique de pharmacovigilance, réuni en janvier 2008, ont recommandé l'encadrement de la substitution de génériques antiépileptiques d'ores et déjà inscrits au répertoire des groupes génériques. Même si, in fine, la commission nationale de l'AFSSAPS a jugé l'alerte infondée et refusé de limiter la substitution (pièce n° 25 des requérantes), cette affaire démontre que l'AFSSAPS considérait qu'elle pouvait encadrer la substitution d'un médicament princeps par son générique.

329. Ce constat est confirmé par les déclarations suivantes des agents de l'ANSM, lors de leur audition, le 22 septembre 2014, concernant cette même affaire : " Par ailleurs, lorsque les antiépileptiques (carbamazépine, acide valproïque, etc.) ont été inscrits au répertoire, il n'y avait pas de possibilité d'assortir cette inscription d'une mise en garde sur la substitution. C'est pourquoi l'Agence a, à l'époque, émis des recommandations directement auprès des professionnels de santé (pharmaciens et médecins). Ces lettres et communiqués de presse recommandaient d'éviter la substitution en cas de réticences ou a fortiori des craintes des patients. " (Cote 34061).

330. Ainsi, dès avant l'entrée en vigueur du décret du 6 mai 2008, l'AFSSAPS n'était pas confrontée à une alternative entre reconnaître la qualité de générique et autoriser une substitution sans limite, ou dénier la qualité de générique et interdire toute substitution, mais pouvait choisir d'encadrer la substitution entre un médicament princeps et ses génériques.

331. Dès lors, force est de constater que les requérantes ne démontrent pas que ladite contestation portée devant l'AFSSAPS était légitime au regard des enjeux de santé publique liés à la substitution entre dispositifs transdermiques de fentanyl.

332. Le moyen est rejeté.

333. Il ressort de l'ensemble des considérations qui précèdent que c'est à juste titre que l'Autorité a qualifié d'abus de position dominante l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS, en tant qu'elle visait à remettre en cause la qualité de générique des spécialités Ratiopharm.

B. Sur la contestation du caractère anticoncurrentiel de la communication de la société Janssen-Cilag auprès des professionnels de santé (seconde pratique de l'infraction unique)

334. Les requérantes soutiennent que l'Autorité a commis plusieurs erreurs d'appréciation au titre de la seconde branche de l'infraction unique, complexe et continue, concernant les faits (1.), la durée de la pratique (2.) et ses effets (3.).

1. Sur les moyens pris de l'analyse erronée des faits par l'Autorité

335. À titre liminaire, les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson font valoir que, quel que soit le secteur d'activité, toute entreprise qui doit faire face à l'arrivée de concurrents puissants sur son marché est en droit d'anticiper cet événement en initiant une réflexion et en élaborant une stratégie destinée à en minimiser l'impact ; la société Janssen-Cilag était donc en droit de mettre en place une stratégie de préparation à l'arrivée des génériques.

336. En premier lieu, selon les requérantes, l'Autorité a fait une analyse erronée des documents antérieurs à la pratique incriminée, saisis chez la société Janssen-Cilag (compte rendu de la réunion " Team ANTI-générique Durogesic " du 29 mars 2005, présentation stratégique interne du 29 octobre 2007, présentation de support de la réunion " Anémie-Douleur " du 18 mars 2008, " plan d'action Durogesic " d'octobre 2008), analyse qui l'a conduite à adopter une vision biaisée de la stratégie de communication du laboratoire, en la qualifiant de dénigrante.

337. En second lieu, pour la période du 28 novembre 2008 à la mi-août 2009, retenue comme celle du déroulement de la pratique incriminée, les requérantes considèrent que la mise en garde publiée au répertoire des groupes génériques constituant une information essentielle pour le bon usage de Durogesic et de ses génériques, la société Janssen-Cilag était légitime à engager une campagne d'information visant notamment à expliquer aux professionnels de santé la nature des risques liés à la substitution. Selon elles, une telle démarche, qui consistait à diffuser l'information relative au " bon usage ", au sens des articles L. 5122-2 et R. 4235-48 du Code de la santé publique, des patchs de fentanyl dans le cadre de la substitution et dans le contexte de ses obligations de pharmacovigilance, était étrangère à toute stratégie anticoncurrentielle.

338. Elles ajoutent que cette campagne d'information était également justifiée par la nécessité de combattre la communication trompeuse et dénigrante initiée par la société Ratiopharm, dès juillet 2008, et de façon plus marquée en novembre 2008, ainsi que par la société Nycomed, dès octobre 2008.

339. S'agissant du contenu des informations communiquées, les requérantes soutiennent, tout d'abord, que la communication de la société Janssen-Cilag n'a jamais remis en question, directement ou indirectement, les qualités intrinsèques ou la sécurité des génériques de Durogesic et qu'il n'est démontré aucune volonté d'induire le praticien en erreur sur ces produits ou sur les risques liés à la substitution. Elles font ainsi valoir que l'indication que les génériques de Durogesic ne présentent pas la même composition et la même forme que le princeps, celle qu'il existe une marge de biodisponibilité entre ceux-ci et le princeps et celle que, eu égard à la marge thérapeutique étroite du fentanyl, ils " ne sont pas des génériques comme les autres ", constituaient des informations objectives reconnues par l'AFSSAPS, laquelle avait relevé que les risques existant en cas de substitution étaient notamment liés aux différences entre les produits et aux particularités du fentanyl.

340. Selon les requérantes, ces informations, qui s'inscrivaient logiquement dans le cadre de la communication sur la mise en garde, sans dépasser ni déformer le sens et la raison de cette dernière, et n'ont pas été employées aux fins de prétendre que l'utilisation des génériques concurrents serait dangereuse ou que la substitution, même encadrée, présenterait des risques, n'ont aucun caractère dénigrant.

341. Ensuite, les requérantes contestent avoir manqué d'objectivité au regard des preuves disponibles en ce qui concerne les risques associés à la substitution. Elles rappellent que ces risques ont justifié la publication d'une mise en garde par l'AFSSAPS et soutiennent que la société Janssen-Cilag ne s'est jamais éloignée des arguments scientifiques publiés par cette autorité, notamment dans la déclaration de sa directrice générale adjointe à la presse, le 20 novembre 2008, recommandant de commencer avec la gamme de la spécialité de référence ou celle du générique, mais de s'y tenir dans la suite du traitement.

342. Répondant au reproche fait par l'Autorité à la société Janssen-Cilag d'avoir indiqué, dans sa communication, que toute forme de substitution pouvait entraîner un risque particulier et devait être évitée, les requérantes font valoir que, dès lors que la mise en garde vise les " patients fébriles ", toutes les catégories de patients sont potentiellement englobées, quel que soit leur âge, ce qui doit conduire les médecins et pharmaciens à prendre des précautions en toutes circonstances, de sorte qu'il ne peut être reproché à la société Janssen-Cilag d'avoir indiqué que tout patient pouvait être concerné.

343. Elles contestent que cette communication ait procédé à des mises en avant alarmistes des conséquences en cas de surdosage ou de sous-dosage, soulignant que la description de ces conséquences est exactement reprise du compte rendu de la commission de l'AFSSAPS du 25 septembre 2008, et qu'en outre, les risques liés au surdosage de fentanyl figurent également dans le résumé des caractéristiques du produit (RCP) pour Durogesic.

344. Enfin, les requérantes prétendent que les éléments d'information diffusés par la société Janssen-Cilag n'étaient pas dénigrants, mais procédaient d'une démarche d'information objective sur la substitution. Elles considèrent que l'analyse qu'a faite l'Autorité de la lettre d'information de 2008, des économiseurs d'écran, des " entretiens confraternels ", des séances de formation à distance (" edetailing "), ainsi que de la formation des visiteurs médicaux, est affectée d'erreurs d'appréciation.

345. L'Autorité répond que l'analyse des documents de stratégie de la société Janssen-Cilag préalables à la mise en œuvre de la campagne de communication démontrent la volonté non équivoque de cette société d'empêcher l'arrivée sur le marché des génériques de Durogesic. Elle ajoute que, dès lors que la démonstration de l'intention anticoncurrentielle n'est pas nécessaire pour qualifier une pratique d'abus de position dominante, les moyens des requérantes critiquant cette analyse sont inopérants.

346. Sur la communication mise en place par la société Janssen-Cilag, l'Autorité affirme avoir tenu compte du contexte dans lequel elle est intervenue, en considérant notamment, au paragraphe 601 de la décision attaquée, que l'existence d'une mise en garde adoptée par l'AFSSAPS pouvait justifier dans une certaine mesure que le laboratoire princeps prenne l'initiative de communiquer sur son contenu et, de facto, sur les risques associés à la substitution. Elle fait toutefois valoir qu'il appartenait à la société Janssen-Cilag, compte tenu de la responsabilité particulière lui incombant en tant qu'entreprise en position dominante, de se conformer strictement au contenu de la mise en garde dans sa communication, ce qu'elle n'a pas fait.

347. En effet, selon l'Autorité, le discours de la société Janssen-Cilag a revêtu un caractère trompeur, de nature à jeter le discrédit sur les génériques et à limiter la substitution. D'une part, l'Autorité fait valoir que cette société est revenue, dans sa communication, sur les conditions de fond d'octroi d'AMM aux génériques de Durogesic, alors que ces questions avaient été tranchées par la Commission. Au cours de la formation des visiteurs médicaux du 28 novembre 2008, ladite société aurait notamment insisté sur le fait que les spécialités concurrentes de Durogesic seraient des " génériques pas comme les autres ".

348. D'autre part, l'Autorité considère que la société Janssen-Cilag a déformé le contenu de la mise en garde adoptée par l'AFSSAPS en véhiculant auprès des professionnels de santé un discours anxiogène quant aux risques liés à la substitution. Elle souligne notamment que le directeur général de l'AFSSAPS a réagi à la lettre d'information médicale du 27 novembre 2008, publiée et largement diffusée par la société Janssen-Cilag, en demandant à cette société de dissiper toute ambiguïté quant à la portée de cette mise en garde.

349. Le ministre chargé de l'économie, tout en reconnaissant le droit de la société Janssen-Cilag d'anticiper les événements susceptibles d'affecter son équilibre économique, en l'occurrence l'arrivée des génériques sur le marché, considère qu'elle n'était pas autorisée à le faire au moyen d'une pratique de dénigrement, préparée dans l'objectif explicite de limiter la substitution de son médicament princeps par les génériques concurrents.

350. Il observe qu'en élaborant une campagne de communication qui ne se conformait pas strictement au contenu de la mise en garde de l'AFSSAPS, par la diffusion d'un discours de nature à susciter des craintes injustifiées sur les propriétés des produits concurrents, la société Janssen-Cilag a manqué à la responsabilité particulière qui lui incombait en tant qu'entreprise dominante. Il ajoute qu'un tel manquement est encore accru par la prise en compte des particularités du secteur des médicaments, marqué par un contexte d'information imparfaite et de très grande aversion au risque, au sein duquel les visites médicales organisées par les laboratoires pharmaceutiques constituent pour les professionnels de santé une source majeure d'informations. Dans ces conditions, il estime que la campagne de communication de la société Janssen-Cilag était de nature à avoir un impact décisif sur le marché.

351. Le ministère public conclut au rejet de l'ensemble des moyens des requérantes.

352. À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que toute pratique, y compris le dénigrement des concurrents actuels ou potentiels, est susceptible de constituer un abus prévu par les articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce dès lors qu'elle a pour objet ou peut avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence et, s'agissant du premier de ces textes, qu'elle est susceptible d'affecter le commerce entre États membres de l'Union européenne.

353. Il convient également de souligner, d'une part, que la divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constitue un dénigrement, peu important qu'elle soit exacte (Com., 24 septembre 2013, pourvoi n° 12-19. 790), d'autre part, que la divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un produit est constitutive de dénigrement, à moins que l'information en cause ne se rapporte à un sujet d'intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu'elle soit exprimée avec une certaine mesure (Com., 9 janvier 2019, pourvoi n° 17-18. 350).

354. En l'espèce, c'est à juste titre que les requérantes font valoir que le seul fait que la société Janssen-Cilag ait cherché à riposter à l'arrivée sur le marché des génériques de Durogesic ne caractérise pas un abus de position dominante. L'Autorité ne le soutient d'ailleurs pas.

355. De même, communiquer sur la mise en garde prise par l'AFSSAPS afin d'encadrer la substitution entre dispositifs transdermiques de fentanyl n'est pas, à soi seul, constitutif d'un dénigrement, quand bien même le rappel du contenu de cette mise en garde est susceptible d'avoir un effet dissuasif auprès des professionnels de santé appelés à décider d'une telle substitution. Encore faut-il qu'une telle communication fasse une présentation exacte du sens et du contenu de cette mise en garde et que les propos qui l'accompagnent soient exprimés avec une certaine mesure.

356. La cour relève que la qualité principale d'un générique est de présenter les caractéristiques essentielles du médicament princeps et de lui être substituable. En effet, une spécialité qui ne remplit pas les conditions mentionnées au paragraphe 197 du présent arrêt ne peut prétendre à la qualité de générique. Par ailleurs, ainsi que la cour l'a déjà souligné, le droit de substitution, inhérent à la qualité de générique, constitue l'un des principaux vecteurs de conquête de parts de marché pour les fabricants de génériques.

357. Il s'ensuit que toute communication du laboratoire princeps à destination des médecins et pharmaciens qui remet en cause le fait que le générique présente les mêmes caractéristiques essentielles que le princeps et lui est substituable, ou qui soutient que la substitution fait courir au patient un risque non identifié par les autorités de santé ayant autorisé la substitution ou, à tout le moins, supérieur à celui retenu par ces autorités, est de nature à jeter le discrédit sur ce produit et s'analyse comme un dénigrement du générique.

358. Il convient de vérifier si tel a été le cas en l'espèce, ainsi que l'Autorité et le ministre le soutiennent.

- S'agissant des caractéristiques des génériques de Durogesic

359. Le document de support à la réunion des visiteurs médicaux du 28 novembre 2008 (cotes 15460 à 15469) avait pour objet de fournir à ces derniers un argumentaire à déployer dans leurs relations avec les professionnels de santé. Aussi n'y a-t-il aucun doute que les arguments y figurant sont ceux-là même qui ont été utilisés auprès des médecins et pharmaciens démarchés par les visiteurs médicaux de la société Janssen-Cilag.

360. Or ce document met en cause, au moins implicitement, la qualité de générique de Durogesic des autres patchs de fentanyl, et notamment des spécialités Ratiopharm, en contestant qu'ils remplissent pleinement les trois conditions requises pour se voir reconnaître cette qualité.

361. En effet, s'agissant de l'identité de composition qualitative et quantitative en substances actives du princeps et des génériques, le document précise que " [t]ous ces patchs de fentanyl [... n]'ont pas la même composition quantitative : pas la même quantité de fentanyl " (cote 15464). De même, s'agissant de l'identité de forme pharmaceutique, le document indique que " [t]ous ces patchs de fentanyl [... n]'ont pas les mêmes caractéristiques qualitatives : pas la même taille des patchs " (cote 15464).

362. Par ailleurs, dans le document intitulé " Réponses à objections " (cotes 15474 et 15475), remis aux visiteurs médicaux lors de la réunion du 28 novembre 2008, il est recommandé de répondre à la question " Y a-t-il des différences entre les patchs de fentanyl génériques et Durogesic(r) ? ", que :

" Les patchs de fentanyl génériques n'ont pas la même composition, ni la même quantité de fentanyl et taille, que le patch de Durogesic. Le dossier d'enregistrement des génériques est un dossier allégé contenant seulement des études de bioéquivalence. Ces études de bioéquivalence sont basées uniquement sur des paramètres pharmacocinétiques avec des concentrations plasmatiques variant - 20 à + 25 % par rapport à la spécialité de référence. "

363. Une telle communication, qui a diffusé auprès des médecins et pharmaciens l'idée que la reconnaissance par les autorités de santé de la qualité de générique des spécialités transdermiques de fentanyl concurrentes de Durogesic n'avait pas été faite avec la rigueur nécessaire, notamment s'agissant des études de bioéquivalence, et donc de la biodisponibilité de ces spécialités et du princeps, de sorte qu'elles n'étaient pas tout à fait des génériques, idée d'ailleurs clairement exprimée dans le document de support par l'indication que les patchs de fentanyl sont " [d]es génériques pas comme les autres " (cote 15464), jette le discrédit sur les qualités desdites spécialités.

- S'agissant des risques associés à la substitution en cours de traitement

364. En premier lieu, il résulte du document de support de la réunion du 28 novembre 2008 que le discours que le laboratoire a demandé à ses visiteurs médicaux de tenir consistait à affirmer que toute substitution en cours de traitement peut entraîner des risques pour le patient, le " message-clé " étant : " Pour garantir l'efficacité et la sécurité des patients, veiller à l'absence de changement de marque de patch de fentanyl en cours de traitement : un patient initié sous Durogesic doit rester préférentiellement sous Durogesic " (cote 15466).

365. L'un des " arguments clés " au soutien de ce discours était notamment que " [t]out changement en cours de traitement de Spécialité à base de fentanyl peut entraîner un risque particulier pour les patients " (cote 15466). Sur la page même où se trouvaient les arguments clés, figurait la phrase suivante : " Les patients en officine sont des patients traités en ambulatoire, le pharmacien doit donc être conscient du risque encouru lors du passage d'un type de patch de fentanyl à l'autre chez un patient en cours de traitement " (cote 15466).

366. Par ailleurs, dans le document " Réponses à objections ", il était recommandé aux visiteurs médicaux de répondre à la question " Puis-je changer de patch de fentanyl chez un patient qui ne répond pas aux trois populations des mises en garde ? ", que : " Tout patient qui est traité par un patch de fentanyl est susceptible à un moment donné d'être sujet à des augmentations de températures corporelles et donc de rentrer dans le cadre des populations concernées par les mises en garde ".

367. De même, à la question, " Que signifie " adopter une surveillance attentive du patient en cours de traitement " ? ", ce même document invitait les visiteurs médicaux à répondre :

" Une absence d'encadrement médical approprié pourrait entraîner des conséquences cliniques préjudiciables pour le patient, en cas de changement de spécialité à base de fentanyl en cours de traitement notamment chez les personnes âgées, les enfants et les patients fébriles. Pour les patients traités en ambulatoire, aucune surveillance médicale continue permettant d'alerter sur les symptômes d'un surdosage ne pourra être garantie. "

368. Ainsi, alors même que l'AFSSAPS a considéré que, de façon générale, la substitution en cours de traitement ne fait pas courir de risques au patient, en réservant uniquement le cas des patients fébriles, des personnes âgées et des enfants, pour lesquels elle n'a d'ailleurs pas interdit la substitution, mais seulement recommandé qu'elle se fasse sous " une surveillance attentive ", la communication de la société Janssen-Cilag insistait sur le fait que tous les patients, et pas seulement ceux visés dans la mise en garde, couraient un risque en cas de substitution en cours de traitement. Doit en particulier être souligné le caractère spécieux de l'argument selon lequel tout patient peut être sujet à une augmentation de sa température corporelle, alors qu'un patient peut ne pas traverser d'épisode fébrile au moment de la substitution.

369. Il doit encore être relevé que le discours à destination des pharmaciens était particulièrement anxiogène, insistant sur le fait que, s'agissant des patients traités en ambulatoire, c'est-à-dire précisément ceux qui s'approvisionnent directement auprès de leur pharmacien, " le pharmacien doit donc être conscient du risque encouru lors du passage d'un type de patch de fentanyl à l'autre chez un patient en cours de traitement ". Un tel message, encore renforcé par l'argument que, " [p]our les patients traités en ambulatoire, aucune surveillance médicale continue permettant d'alerter sur les symptômes d'un surdosage ne pourra être garantie ", ne pouvait poursuivre d'autre finalité que de dissuader les pharmaciens de substituer un patch de fentanyl à un autre, et notamment un générique au princeps, pour tous les patients.

370. Plusieurs témoignages de pharmaciens d'officine confirment que les visiteurs médicaux ont véhiculé un message dont la teneur explicite était de ne pas substituer un générique à Durogesic en cours de traitement pour des raisons de sécurité, et qu'ils y ont accordé du crédit. La cour renvoie, à cet égard, aux paragraphes 326 à 338 de la décision attaquée.

371. Au demeurant, l'un de ces témoignages atteste que le message est allé jusqu'à critiquer les qualités intrinsèques des génériques, le visiteur médical lui ayant indiqué que " l'AFSSAPS reconnaissait que le générique était mauvais " (cotes 30766 à 30768).

372. En recommandant, pour des raisons d'" efficacité " et de " sécurité du patient ", que tout patient ayant commencé à être traité avec Durogesic continue de l'employer, la société Janssen-Cilag est allée à l'encontre de la position de l'AFSSAPS selon laquelle, de façon générale, la substitution ne soulevait pas de problème de santé publique et ne méritait une surveillance que pour certains types de patients. Elle ne s'est donc pas bornée à relayer la mise en garde établie par l'AFSSAPS mais a diffusé, sans mesure, des informations de nature à jeter le discrédit sur les génériques arrivant sur le marché.

373. Il est indifférent que le document de support de la réunion des visiteurs médicaux du 28 novembre 2008 ait été établi à un moment où la version finale de la mise en garde n'était pas fixée, dans la mesure où il n'est pas contesté que cette version finale a été transmise à la société Janssen-Cilag le 3 novembre 2008, de sorte qu'il appartenait à cette dernière d'y adapter sa communication future.

374. De même, c'est en vain que les requérantes invoquent une déclaration qu'aurait faite la directrice générale adjointe de l'AFSSAPS à la presse, le 20 novembre 2008, recommandant de s'en tenir, dans la suite du traitement, à la gamme de la spécialité de référence ou à celle du générique avec laquelle le traitement a commencé. En effet, dans l'article de presse en faisant état (cotes 6640 à 6642), cette déclaration n'est citée qu'en style indirect, et il n'est rien dit du contexte dans lequel elle aurait été faite, de sorte qu'il est impossible d'apprécier l'exactitude de la citation. En tout état de cause, une déclaration non officielle à la presse de l'adjoint du directeur général ne saurait primer une mise en garde inscrite au répertoire groupes génériques, ce que la société Janssen-Cilag ne pouvait ignorer.

375. En deuxième lieu, le même constat que la politique de communication de la société Janssen-Cilag est allée au-delà de la mise en garde de l'AFSSAPS, peut également être tiré de la " lettre d'information médicale " de son pharmacien responsable, dans sa version initiale, datée du 27 novembre 2008 (cote 15110). Cette lettre était ainsi libellée :

" Les laboratoires Janssen-Cilag [... ] souhaitent porter à votre connaissance la décision de l'Afssaps de faire figurer dans le répertoire des génériques (à paraître) une mise en garde spécifique au changement de traitement qui pourrait intervenir lors de la prescription des systèmes transdermiques à base de fentanyl.

En effet, en application du décret du 06/05/2008, modifiant l'article R-6221 5 du Code de la Santé Publique, le Directeur Général de [l'Afssaps] a décidé de préciser que tout changement en cours de traitement de systèmes transdermiques à base de fentanyl, et notamment, la substitution de la spécialité de référence Durogesic(r) par la spécialité générique, peut entraîner un risque particulier pour la santé de certains patients dans certaines conditions d'utilisation.

Pour la première fois, figurera au répertoire des génériques (à paraître) le texte suivant :

" Le fentanyl est un antalgique opioïde puissant à marge thérapeutique étroite. Comme indiqué à la rubrique " mises en garde spéciales et précautions d'emploi " dans le résumé des caractéristiques des produits (RCP), il est rappelé que :

- des augmentations importantes de la température corporelle sont susceptibles d'accélérer l'absorption du fentanyl. C'est pourquoi, les patients fébriles doivent être surveillés, à la recherche d'éventuels effets indésirables des opioïdes ;

- les patients âgés et les enfants (de 2 à 16 ans) risquent d'être plus sensibles à la substance active.

Compte tenu des variations inter-individuelles qui pourraient survenir chez certains patients âgés ou certains enfants et afin de prévenir tout risque de surdosage ou de sous-dosage*, une surveillance attentive du patient en cours de traitement est particulièrement nécessaire en cas de changement de spécialité à base de fentanyl (spécialité de référence par spécialité générique, spécialité générique par spécialité de référence ou spécialité générique par spécialité générique).

Compte tenu de l'importance de cette mise en garde qui ne devrait figurer que dans le répertoire des génériques, Janssen Cilag, dans un souci d'information large du corps médical et de la protection des patients, a demandé que son autorisation de mise sur le marché soit modifiée afin d'intégrer cette mise en garde dans le RCP de ses spécialités Durogesic(r).

[...]

* Le risque de surdosage expose à la dépression respiratoire potentiellement fatale en l'absence de mesure d'assistance respiratoire chez les patients traités en ambulatoire et donc en dehors de structure de soin disposant de moyens de réanimation. "

376. La cour constate que l'AFSSAPS a jugé nécessaire d'adresser à la société Janssen-Cilag, sous la plume de son directeur général, le courrier suivant, en date du 12 février 2009 (cotes 580 et 581) :

" Monsieur le Pharmacien Responsable, Par lettre en date du 1er décembre 2008, votre laboratoire a transmis à l'Agence le courrier qu'il allait adresser à l'ensemble du corps médical concerné en vue de lui apporter des informations relatives à la bonne utilisation des dispositifs transdermiques de Fentanyl, dans le contexte de l'inscription de plusieurs produits au répertoire des médicaments génériques. Certaines des formulations de cette lettre appellent de ma part des commentaires, dans la mesure où elles ne reflètent pas exactement la teneur de la position que l'Afssaps a prise à l'issue d'une évaluation approfondie de ce sujet et qu'elle a d'ailleurs communiquée aux professionnels de santé par lettre en date du 10 décembre 2008.

Le deuxième alinéa du courrier de votre laboratoire fait référence de manière générale a tout changement en cours de traitement avec deux systèmes transdermiques à base de Fentanyl, et met particulièrement en relief, par l'emploi du terme " notamment ", le cas de la substitution de la spécialité de référence DUROGESIC par la spécialité générique.

Je souligne à cet égard que si l'Agence a jugé nécessaire de rappeler dans le cadre d'une mise en garde la nécessité d'une surveillance attentive du patient en cas de spécialité à base de Fentanyl, elle a explicitement entendu couvrir l'ensemble des cas possibles de changement, sans aucune distinction ni hiérarchie (spécialité de référence par spécialité de générique, spécialité générique par spécialité de référence ou spécialité générique par spécialité générique).

Par ailleurs, il importe de garder à l'esprit que les types de situation thérapeutique justifiant cette surveillance attentive faisaient déjà l'objet de mentions dans la rubrique " mises en garde spéciales et précautions d'emploi " du résumé des caractéristiques des produits de Fentanyl, même si bien entendu l'intégralité des termes de la mise en garde décidée récemment par l'Afssaps en application du nouvel article R-5121-5 du Code de la Santé Publique ne figurait pas dans le RCP.

Enfin, s'il est vrai que, comme le relève le troisième alinéa du courrier de votre laboratoire, c'est la première fois qu'une mise en garde figurera au répertoire des génériques, il y a lieu de rappeler que la possibilité de prévoir une telle mise en garde est très récente, puisqu'elle a été introduite par l'article 5 du décret du 6 mai 2008 [...].

Il m'a paru nécessaire de formuler auprès de vous ces commentaires, afin de dissiper toute ambiguïté quant à la portée de la décision de l'Agence, qui visait non pas à faire obstacle à toute substitution au moment même où l'inscription au répertoire était prononcée, mais à appeler l'attention des professionnels de santé concernés sur les précautions nécessaires en cas de changement de spécialité. "

377. L'AFSSAPS a ainsi constaté que les termes de cette lettre ne reflétaient pas exactement la teneur de la position qu'elle avait prise sur le sujet de la substitution entre dispositifs transdermiques de fentanyl, et alerté la société Janssen-Cilag sur l'ambiguïté de certaines des formulations employées par elle.

378. De fait, compte tenu de ce que la lettre d'information médicale a été publiée et très largement diffusée, fût-ce pendant un mois seulement, au moment où les visiteurs médicaux de la société Janssen-Cilag commençaient à véhiculer un message hostile à la substitution des génériques à Durogesic, le deuxième alinéa de cette lettre, en mettant en exergue le remplacement de Durogesic par un générique, était de nature à renforcer ce message.

379. Par ailleurs, l'indication que " c'est la première fois qu'une mise en garde figurera au répertoire des génériques " était de nature à accréditer l'idée du caractère exceptionnel d'un tel encadrement de la substitution et, de ce fait, à renforcer le sentiment que l'autorisation de substitution elle-même avait quelque chose d'anormal, alors même que, d'une part, la possibilité d'inscrire une mise en garde au répertoire venait à peine d'être introduite dans la réglementation, de sorte qu'il ne pouvait rien être déduit de ce qu'il s'agissait d'une " première fois " et, d'autre part, ainsi que la cour l'a relevé, aux paragraphes 328 et 329 du présent arrêt, un tel encadrement, certes rare, s'était néanmoins déjà produit sous l'empire de la réglementation antérieure au décret du 6 mai 2008.

380. En troisième lieu, s'agissant des formations à distance proposées par la société Janssen-Cilag (" edetailing "), la cour constate que le document de support de ces formations (cotes 14468 à 17473) ne se borne pas à reproduire fidèlement la mise en garde de l'AFSSAPS (cote 14470). La page suivante de ce document communique, sous le titre " Conséquences cliniques potentielles en cas d'un changement de traitement ", les conséquences d'un surdosage ou d'un sous-dosage de fentanyl. Le choix de ce titre est contestable en ce sens qu'il laisse entendre que les risques de surdosage ou de sous-dosage sont spécifiques au changement de dispositif transdermique de fentanyl en cours de traitement, alors que, ainsi qu'il ressortait déjà du résumé des caractéristiques du produit (RCP) pour Durogesic, ces risques existent également lors de la première utilisation d'un tel dispositif par un patient, et peuvent même se produire, en dehors de tout changement en cours de traitement, en cas d'épisode fébrile. Ainsi, le message véhiculé par cette page, renforcé par sa place aussitôt après la reproduction de la mise en garde de l'AFSSAPS, était que seule la substitution, et non d'abord la nature même des dispositifs transdermiques de fentanyl, fait courir un risque au patient.

381. Intervenant dans le contexte du discours dénigrant et alarmiste propagé par les visiteurs médicaux, la formation à distance, dont les requérantes ne contestent pas qu'elle a été délivrée à 5 400 pharmacies sur une période allant du 14 décembre 2008 au 20 mars 2009 (décision attaquée, § 322 et 324), n'a pu qu'étayer ce discours et, par conséquent, en augmenter l'efficacité.

382. En troisième lieu, c'est à juste titre que, au paragraphe 595 de la décision attaquée, l'Autorité a considéré que, dans le contexte du discours véhiculé par la société Janssen-Cilag, les économiseurs d'écran installés dans les logiciels des professionnels de santé étaient de nature à renforcer la crainte des professionnels de la santé à substituer.

383. Certes, ces économiseurs d'écran reproduisaient fidèlement la mise en garde, et le fait que cette mise en garde ait été qualifiée, dans le titre de l'encart, de " spéciale ", comme l'AFSSAPS l'avait fait elle-même sur son site internet, n'est pas critiquable. Néanmoins, compte tenu du message alarmiste parvenu aux professionnels de santé, ceux-ci ont nécessairement interprété les panneaux de signalisation triangulaire, qui évoquent l'existence d'un danger, non pas comme une simple référence aux risques ayant justifié la mise en garde de l'AFSSAPS, mais comme un rappel des dangers que la société Janssen-Cilag, par sa communication d'envergure, avait associé, dans l'esprit des médecins et pharmaciens, à toute substitution d'un générique au princeps.

384. Ce faisant, les économiseurs d'écran ont permis de rappeler, avec une grande fréquence et pendant plusieurs mois, le discours dénigrant de cette société et d'en prolonger les effets dans le temps.

385. En revanche et en dernier lieu, s'agissant des appels téléphoniques aux pharmaciens en vue d'" entretiens confraternels ", la cour considère que c'est à tort que l'Autorité a retenu leur caractère dénigrant aux paragraphes 590 et 591 de la décision attaquée.

386. Ainsi que le font justement valoir les requérantes, rien, dans le script des entretiens confraternels (cotes 38374 et 38375) ne caractérise un discours dénigrant à l'égard des génériques de Durogesic. Ce script constitue une paraphrase fidèle de la mise en garde de l'AFSSAPS. N'est notamment pas mise en exergue la seule hypothèse de substitution d'un générique au princeps, puisque le script vise expressément tous " cas de changement de spécialité à base de fentanyl (spécialité de référence par générique, générique par générique, ainsi que pour générique par spécialité de référence) ". La seule circonstance que la conversation débute par la question, adressée à l'interlocuteur, médecin ou pharmacien, de savoir s'il a pu prendre connaissance de la lettre d'information médicale, ne saurait suffire à donner à ces entretiens confraternels un caractère dénigrant, alors que, ainsi que la cour l'a indiqué au paragraphe 355 du présent arrêt, la communication sur la mise en garde prise par l'AFSSAPS n'est pas, à elle seule, constitutive d'un dénigrement lorsqu'il est fait une présentation exacte du sens et du contenu de cette mise en garde et dans des termes exprimés avec une certaine mesure, peu important alors que le simple rappel de ladite mise en garde soit susceptible d'avoir un effet dissuasif auprès des professionnels de santé.

387. Certes, un pharmacien d'officine a témoigné que, dans le cadre d'un entretien confraternel, il avait reçu un appel le mettant en garde contre les génériques et insistant " lourdement " pour obtenir un rendez-vous pour une formation en ligne, démarche que ce pharmacien a trouvée " incorrecte et agressive " (cote 14060). Toutefois, le caractère unique de ce témoignage ne suffit pas à démontrer que ces entretiens confraternels ont été conçus et mis en œuvre dans l'objectif de diffuser un message dénigrant sur les génériques de Durogesic.

388. En conclusion, il résulte de l'ensemble des constatations qui précèdent que le discours de la société Janssen-Cilag à destination des professionnels de santé a consisté, d'une part, à mettre en cause le bien-fondé de la reconnaissance de la qualité de générique de Durogesic aux patchs de fentanyl mis sur le marché par des laboratoires concurrents, d'autre part, à contester, pour des raisons d'efficacité et de sécurité, la substitution en cours de traitement de ces génériques à son médicament princeps, et ce pour l'ensemble des patients.

389. Un tel discours, à l'opposé des décisions de l'AFSSAPS et de son directeur général, s'analyse, dans le contexte particulier du marché des médicaments à usage humain, comme une remise en cause de ce qui constitue l'intérêt principal de la mise sur le marché d'un générique, à savoir le fait qu'il présente les mêmes caractéristiques essentielles que le médicament princeps et lui est substituable, et, par conséquent, comme un dénigrement de l'ensemble des génériques de Durogesic sur le marché à l'époque des faits.

390. En aucun cas, une telle pratique de dénigrement ne saurait être justifiée par le comportement des concurrents. Aussi, à supposer même que soit rapportée la preuve que les sociétés Ratiopharm et Nycomed se livraient à une communication trompeuse, cette circonstance serait inopérante. Elle ne saurait être davantage justifiée par les obligations de pharmacovigilance de la société Janssen-Cilag.

391. La seconde pratique constitutive de l'infraction unique reprochée aux requérantes est donc établie, la cour soulignant, en tant que de besoin, qu'à elles seules, les instructions données aux visiteurs médicaux caractérisent le dénigrement.

392. La cour souligne que les éléments de communications mis en œuvre e par la société Janssen-Cilag à partir du 28 novembre 2008 suffisent, à eux seuls, à caractériser la pratique de dénigrement pour toute la période retenue par l'Autorité (décision attaquée, § 628). Aussi, n'examinera-t-elle pas les critiques dirigées par les requérantes contre l'analyse que l'Autorité a faite des réunions " Team ANTI-générique Durogesic " du 29 mars 2005, " Plan produit pour 2007 " du 12 juin 2006 et " Point sur la situation des génériques " du 11 janvier 2007, ainsi que du courrier interne du 17 octobre 2007, de la présentation en support de la réunion " Anémie-douleur " du 18 mars 2008, du document " Pain Franchise Product plan " de juin 2008, des différentes versions du " Plan d'action Durogesic ", ces critiques n'étant pas de nature à infirmer le constat qui précède.

2. Sur le moyen pris de l'erreur d'appréciation de l'Autorité quant à la durée de la pratique

393. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson prétendent que l'Autorité aurait commis une erreur d'appréciation en retenant une durée artificiellement longue des pratiques.

394. Elles font d'abord valoir que la version contestée de la lettre d'information n'a été diffusée qu'au cours d'une partie du mois de décembre 2008, avant d'être remplacée le 23 décembre 2008 par une nouvelle version dont l'objectivité n'est pas contestée, communiquée jusqu'au 23 mars 2009. Elles soutiennent, ensuite, que les visites médicales, qui ont débuté le 28 novembre 2008, n'ont eu lieu qu'au cours du premier trimestre 2009 et que les entretiens téléphoniques et les offres de formation à distance ont été organisés jusque, respectivement, au 15 janvier et au 20 mars 2009. Elles indiquent, enfin, que les économiseurs d'écran ont, quant à eux, été diffusés à partir de mars 2009 jusqu'en août 2009 sur des périodes de treize semaines en séquences alternées, et reprochent à l'Autorité de ne retenir leur caractère abusif que pour rallonger artificiellement de quatre mois et demi la période d'infraction.

395. L'Autorité, le ministre chargé de l'économie et le ministère public concluent au rejet de ce moyen.

396. L'Autorité a retenu que la pratique de dénigrement, constitutive de la seconde branche de l'infraction complexe et continue reprochée aux requérantes, s'était étendue du 28 novembre 2008 à la mi-août 2009 (décision attaquée, § 628).

397. Ainsi qu'il résulte des paragraphes 359 à 391 du présent arrêt, les visites médicales ayant fait suite à la formation des visiteurs médicaux du 28 novembre 2008, la lettre d'information médicale, les sessions de formation à distance ainsi que l'installation d'économiseurs d'écran dans les logiciels des professionnels de santé caractérisent une pratique de communication dénigrante.

398. Les requérantes indiquent, sans que l'Autorité le conteste, que les visites médicales incriminées ne se sont pas poursuivies au-delà du premier trimestre 2009 ; la publication et la diffusion massive de la lettre d'information médicale sont intervenues à la fin de l'année 2008, et en tout cas il n'est pas allégué qu'elles ont continué après le premier trimestre 2009 ; la formation à distance s'est étendue du 14 décembre 2008 au 20 mars 2009 ; enfin, il est constant que les économiseurs d'écran ont été désactivés à la mi-août 2009.

399. C'est donc à juste titre que l'Autorité a retenu, au paragraphe 628 de la décision attaquée, que la pratique de dénigrement s'est déroulée du 28 novembre 2008 à la mi-août 2009.

3. Sur le moyen pris de l'erreur d'appréciation de l'Autorité quant aux effets de la pratique

400. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que l'Autorité aurait commis une erreur d'appréciation en procédant à l'analyse des effets de la pratique.

401. Elles font valoir qu'aucun élément du dossier ne permet d'affirmer que la communication de la société Janssen-Cilag aurait influencé le comportement des professionnels de santé. À ce titre, elles exposent, d'abord, que seule une minorité des trente-sept attestations de pharmaciens figurant au dossier contiendrait une indication concernant une information reçue du laboratoire sur la substitution. Elles ajoutent, ensuite, qu'aucun des témoignages des professionnels de santé cités par l'Autorité ne ferait état d'un lien entre la réception du message de la société Janssen-Cilag et leur décision de ne pas substituer les dispositifs transdermiques de fentanyl. Elles opposent, enfin, que cette société a, en tout état de cause, corrigé rapidement la lettre envoyée aux professionnels de santé, ce qui a permis de restreindre la diffusion du discours susceptible d'être potentiellement qualifié de dénigrant.

402. L'Autorité soutient n'avoir commis aucune erreur d'appréciation sur les effets de la pratique de dénigrement.

403. Sur ce point, elle rappelle, d'abord, que, conformément à une jurisprudence établie (CJUE, arrêt du 19 avril 2012, Tomra e. a. /Commission, C-549/10 P, point 68), il n'est pas nécessaire de démontrer que le comportement abusif de l'entreprise en position dominante a eu un effet anticoncurrentiel concret sur les marchés concernés, mais seulement qu'il tend à restreindre la concurrence ou qu'il est susceptible d'avoir un tel effet.

404. Elle affirme, ensuite, avoir démontré l'existence d'effets potentiels et concrets de la pratique de dénigrement sur le marché.

405. Enfin, elle demande à la cour d'écarter le moyen des requérantes visant à remettre en cause la représentativité des témoignages de médecins et pharmaciens expliquant que la communication de la société Janssen-Cilag les incitait à ne pas substituer. Elle souligne le caractère cohérent de ces témoignages avec la communication externe de cette société.

406. Le ministre chargé de l'économie conclut également au rejet de ce moyen. Il rappelle à ce titre que la stratégie de dénigrement du laboratoire a mobilisé divers canaux de communication et s'est appuyée sur divers supports, de sorte que le discours ainsi diffusé a touché une très large majorité de professionnels de santé prescrivant ou délivrant les dispositifs transdermiques de fentanyl en ville ou à l'hôpital. Il ajoute qu'en raison du contexte du secteur des médicaments, de la réputation dont bénéficiait la société Janssen-Cilag du fait de son monopole durable sur les patchs de fentanyl et de ses forces commerciales sans équivalents comparées aux laboratoires génériques, toute remise en question par cette société de l'efficacité et de l'innocuité des spécialités génériques concurrentes de Durogesic était de nature à avoir un impact significatif sur les professionnels de santé. À cet égard, il observe que les témoignages des pharmaciens et des médecins recueillis au cours de la procédure et le suivi de la pénétration des génériques par la société Janssen-Cilag démontrent que le discours de celle-ci a eu un effet réel sensible sur l'attitude des professionnels de santé.

407. Le ministère public conclut au rejet du moyen des requérantes.

408. À titre liminaire, la cour rappelle que, dans la perspective de prouver un abus de position dominante, il suffit de démontrer que le comportement abusif de l'entreprise en position dominante tend à restreindre la concurrence ou que le comportement est de nature ou susceptible d'avoir un tel effet (CJUE, arrêt Tomra e. a. /Commission, précité, point 68 ; Com., 6 janvier 2015, pourvoi n° 13-22. 477).

409. Les moyens des requérantes contestant que la pratique ait pu avoir des effets, fussent-ils seulement potentiels, sont dépourvus de sérieux.

410. L'expérience enseigne que la tenue d'un discours dénigrant par une entreprise en position dominante à l'encontre d'un produit concurrent nouveau est potentiellement apte à entraver son accès au marché.

411. Tel est à fortiori le cas dans le secteur des médicaments, lorsque le discours dénigrant met en cause l'efficacité ou la sécurité d'un médicament nouveau, compte tenu de l'aversion marquée des professionnels de santé pour le risque, dans un contexte de judiciarisation croissante des questions de santé. Il en est ainsi, notamment, lorsque le médicament nouveau est un générique du princeps du laboratoire en position dominante et a vocation à lui être substitué.

412. En l'espèce, l'aptitude du discours dénigrant que la société Janssen-Cilag a choisi d'adresser aux professionnels de santé à produire des effets anticoncurrentiels se déduit de la teneur même de ce discours, analysé aux paragraphes 359 à 391 du présent arrêt, et notamment de son aspect particulièrement anxiogène pour les pharmaciens d'officine, dont l'aversion au risque a été rappelée, qui était de nature à les dissuader de substituer les génériques au princeps.

413. Elle est par ailleurs, confirmée par plusieurs témoignages de pharmaciens d'officine, ainsi que la cour l'a souligné au paragraphe 370 du présent arrêt.

414. Au demeurant, ainsi que la cour le constatera aux paragraphes 558 à 565 du présent arrêt, il est avéré que la pratique de dénigrement a eu des effets concrets, et pas seulement potentiels.

415. L'ensemble des moyens des requérantes sont rejetés.

C. Sur la contestation de l'existence d'une infraction unique, complexe et continue

416. Aux paragraphes 630 à 648 de la décision attaquée, l'Autorité a constaté que, bien que revêtant des formes différentes, les deux pratiques reprochées à la société Janssen-Cilag constituaient une infraction unique, dans la mesure où elles étaient complémentaires et relevaient d'un même plan d'ensemble établi par le laboratoire princeps, dont l'objectif commun était l'éviction des génériques concurrents de Durogesic, ou à tout le moins la préservation d'une position de marché prédominante pour Durogesic.

417. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent qu'aucune infraction complexe, unique et continue n'est caractérisée.

418. Elles font valoir, d'une part, que l'intervention du laboratoire auprès de l'AFSSAPS poursuivait un objectif de santé publique et n'a jamais été envisagée comme un moyen de retarder l'entrée des génériques, de sorte qu'il ne peut être soutenu que cette intervention s'intégrait dans un " plan d'ensemble " et partageait un " objectif unique " avec la pratique de dénigrement.

419. D'autre part, elles contestent la prétendue complémentarité entre les deux pratiques incriminées. Elles considèrent que l'intervention auprès de l'AFSSAPS n'a pas été portée sur le marché et n'a pas eu d'effet sur celui-ci, de sorte que l'affirmation de l'Autorité selon laquelle les deux pratiques se sont déroulées sur le même marché est fausse. Elles ajoutent que la continuité temporelle entre les deux comportements ainsi que l'identité de l'argumentation tenue devant l'AFSSAPS et les professionnels de santé s'expliquent par le fait que la seule préoccupation de la société Janssen-Cilag se rapportait aux risques liés à la substitution, qui l'ont conduite à saisir prioritairement l'AFSSAPS, puis, après publication de la mise en garde, à relayer et expliquer celle-ci auprès des professionnels de santé.

420. Rappelant que l'infraction qui leur est reprochée est d'avoir mis en œuvre une infraction complexe, unique et continue, et non d'avoir commis des pratiques anticoncurrentielles isolées, les requérantes considèrent que la cour ne pourra qu'annuler la décision dans son intégralité.

421. L'Autorité répond n'avoir commis aucune erreur en qualifiant les pratiques en cause d'infraction complexe, unique et continue. Elle expose que les pratiques sanctionnées avaient un objectif unique, retarder voire empêcher l'entrée et le développement des génériques sur le marché. Elle ajoute que la circonstance que les pratiques se soient inscrites dans une continuité temporelle, qu'elles aient concerné les mêmes marchés et que l'argumentation présentée ait été identique ou, à tous le moins, similaire démontre également leur lien d'interdépendance et leur complémentarité.

422. Le ministre chargé de l'économie constate que l'Autorité, qui s'est fondée sur un ensemble d'éléments graves, précis et concordants, a clairement mis en évidence le fait que l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS puis sa communication à destination des professionnels de santé se sont inscrites dans le cadre d'une stratégie d'ensemble unique, dont l'objet commun était de limiter la pénétration des génériques de Durogesic sur les marchés français du fentanyl en dispositif transdermique commercialisé en ville et à l'hôpital. Il ajoute que ces deux pratiques présentaient un fort degré de complémentarité.

423. Le ministère public conclut également au rejet du moyen des requérantes.

424. Tout d'abord, la cour rappelle qu'elle a jugé, aux paragraphes 302 à 311 du présent arrêt, que l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS, en tant qu'elle visait à contester la qualité de générique des spécialités Ratiopharm, et donc leur inscription au répertoire des groupes génériques, constituait la mise en œuvre du volet du " Plan produit pour 2007 " relatif au report du lancement des génériques de Durogesic, dont la cour a constaté qu'il avait été arrêté pour des raisons exclusivement commerciales, en dehors de toute considération de santé publique.

425. Que, lors de cette intervention, le pharmacien responsable ait également soumis à l'AFSSAPS de légitimes préoccupations de santé publique liées à la substitution ne remet pas en cause le constat qui précède.

426. Ensuite, les requérantes ne peuvent sérieusement contester que le débat juridiquement infondé que la société Janssen-Cilag a ouvert devant l'AFSSAPS, afin de retarder l'inscription des spécialités Ratiopharm au répertoire des groupes génériques et la possibilité de substitution de ces spécialités à son princeps, d'une part, et le dénigrement des génériques de Durogesic, notamment par ses visiteurs médicaux, d'autre part, poursuivaient le même objectif. En effet, dans l'un et l'autre cas, il s'agissait d'empêcher que les médecins et pharmaciens substituent des génériques au princeps, que ce soit en raison d'une impossibilité juridique (non-inscription des génériques au répertoire des groupes génériques) ou par crainte de risques pour la santé des patients (discours dénigrant sur les génériques).

427. Ces pratiques ne pouvaient pas se dérouler exactement dans le même laps de temps, puisque l'intervention incriminée supposait que les spécialités Ratiopharm ne soient pas encore inscrites au répertoire des groupes génériques, tandis que la communication commerciale visant à dissuader les professionnels de santé de mettre en œuvre le droit de substitution n'avait de sens que si les génériques étaient inscrits à ce répertoire. Elles se sont toutefois succédé dans le temps et partiellement chevauchées, la première pratique s'étant achevée le 10 décembre 2008, par l'inscription - qu'elle visait à empêcher ou retarder - des spécialités Ratiopharm au répertoire des groupes génériques, la seconde pratique ayant débuté le 28 novembre 2008, date de la formation des visiteurs médicaux de la société Janssen-Cilag. Il s'agit là d'une continuité temporelle logique, puisque l'intérêt de cette société était de limiter autant que possible, dès le lancement des génériques de Durogesic sur le marché, la substitution de ces génériques à son princeps.

428. Enfin, il n'est pas davantage sérieux de contester que les pratiques se sont déroulées sur les mêmes marchés, celui de la ville et celui de l'hôpital des spécialités de Durogesic et de leurs génériques. À cet égard, le moyen pris de ce que l'intervention auprès de l'AFSSAPS ne serait pas intervenue sur le marché doit être écarté pour les motifs déjà exposés au paragraphe 92 du présent arrêt.

429. Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que l'Autorité a, à juste titre, retenu que les deux pratiques reprochées à la société Janssen-Cilag constituaient une infraction complexe, unique et continue.

III. SUR LE CALCUL DE LA SANCTION

430. L'article L. 464-2 I troisième alinéa du Code de commerce dispose : " Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées par le présent titre. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. "

431. La cour relève que, afin de mettre en œuvre les critères légaux énoncés ci-dessus dans le cadre de la détermination de la sanction infligée aux requérantes, l'Autorité a appliqué son communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires (ci-après le " communiqué sanctions "), par lequel elle explique la démarche qu'elle entend suivre en pratique lorsqu'elle détermine les sanctions pécuniaires qu'elle impose au cas par cas en vertu du I de l'article L. 464-2 du Code de commerce, et synthétise les principaux aspects de sa pratique décisionnelle en matière de sanctions pécuniaires.

432. Après avoir examiné le moyen des requérantes tendant à contester le principe même d'une sanction (A.), la cour appréciera les moyens remettant en cause le montant de base de la sanction (B.), puis ceux reprochant à l'Autorité de ne pas avoir procédé de façon adéquate à l'individualisation de la sanction (C.).

A. Sur le principe de la sanction

433. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que la décision attaquée est contraire au principe de légalité des délits et des peines.

434. Elles font valoir qu'il résulte de l'arrêt du Tribunal de l'Union du 8 juillet 2008, AC-Treuhand/Commission (T-99/04, point 142), que l'application rétroactive d'une interprétation nouvelle d'une règle de droit établissant une infraction est incompatible avec le principe de légalité des délits et des peines. Il s'ensuit notamment, selon elles, que l'interprétation de la portée des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce par l'Autorité doit avoir été suffisamment prévisible, au moment des faits incriminés, au regard de ces dispositions telles qu'interprétées par la jurisprudence.

435. Les requérantes affirment que tel n'est pas le cas en l'espèce, la présente affaire étant la première où est reprochée à l'entreprise en position dominante, non pas la communication d'informations délibérément trompeuses à l'autorité publique, comme dans l'affaire AstraZeneca, précitée, mais la simple intervention auprès de cette autorité dès l'instant où l'Autorité de la concurrence la juge " juridiquement infondée ". Elles soulignent que le caractère inédit de la qualification retenue dans la décision attaquée a été admis dans un courrier de la présidente de l'Autorité, précisant que " l'Autorité a pour la première fois sanctionné un laboratoire en raison de son intervention juridiquement infondée " (pièce n° 52 des requérantes).

436. Elles ajoutent que le caractère inédit est renforcé par l'existence de l'obligation pour un laboratoire, découlant de l'article R. 5461-1 du Code de la santé publique, de soulever, le cas échéant devant les autorités publiques, les débats scientifiques liés à l'utilisation des médicaments dont il a connaissance, et soutiennent que la légitimité du débat scientifique devant les autorités de santé, notamment au titre des obligations de pharmacovigilance, a été reconnue par la Cour de justice dans son arrêt F. Hoffmann-La Roche e. a., précité.

437. L'Autorité conclut au rejet du moyen.

438. Elle rappelle que ce n'est pas le principe même de l'intervention du laboratoire princeps en position dominante auprès de l'AFSSAPS qui est visé, mais bien la teneur de son intervention au cas d'espèce et son absence de fondement juridique.

439. Elle fait valoir que les autorités de concurrence de l'Union (décision AstraZeneca du 15 juin 2005) et nationales (décision du Conseil de la concurrence n° 05-D-58 du 3 novembre 2005, précitée) ont déjà sanctionné des entreprises en position dominante pour s'être immiscées indûment dans le processus décisionnel d'une autorité publique, ou pour avoir mis en œuvre des pratiques de nature à inciter cette autorité à adopter des décisions qu'elle ne devrait pas prendre, de sorte que la pratique sanctionnée au cas d'espèce ne peut être considérée comme inédite et sans précédent.

440. Invoquant l'arrêt de la Cour de justice AstraZenecca/Commission, précité (point 164), le ministre chargé de l'économie soutient que la société Janssen-Cilag était parfaitement consciente de la nature anticoncurrentielle de son intervention, compte tenu de son intention d'évincer les génériques concurrents, et qu'elle ne saurait par conséquent se prévaloir d'une violation des principes de légalité des délits et des peines et de sécurité juridique.

441. Le ministère public conclut au rejet du moyen des requérantes.

442. À titre liminaire, la cour souligne que le caractère inédit d'une pratique n'implique pas nécessairement que sa qualification d'abus de position dominante et sa sanction reposent sur une nouvelle interprétation rétroactive des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce.

443. La cour constate que, dans la décision attaquée, l'Autorité ne s'est pas fondée sur une nouvelle interprétation rétroactive de ces dispositions.

444. S'agissant de la pratique d'intervention auprès de l'AFSSAPS, d'une part, il est constant, depuis la décision AstraZeneca du 15 juin 2005, que l'intervention d'une entreprise en position dominante dans le processus décisionnel d'une autorité publique est susceptible de constituer un abus de position dominante. Il doit être souligné qu'étant relative au secteur des médicaments, mettant en cause l'intervention d'un laboratoire pharmaceutique auprès d'une autorité publique de santé et adoptée par la Commission, cette décision était nécessairement connue de la société Janssen-Cilag à l'époque de la pratique incriminée.

445. La même conclusion peut être tirée, au plan national, de la décision du Conseil de la concurrence n° 05-D-58 du 3 novembre 2005, précitée, également antérieure à la pratique incriminée, dans laquelle il a été reproché à un opérateur économique en position dominante, le Syndicat des eaux de l'Île-de-France (SEDIF), d'être intervenu auprès de la mairie de Paris, autorité de tutelle de son concurrent, afin qu'elle refuse un projet de convention que ce concurrent négociait avec l'un de ses clients. Contrairement à ce que soutiennent les requérantes, dans cette décision, il n'était pas reproché au SEDIF d'avoir communiqué des informations objectivement erronées à la mairie de Paris, mais seulement d'avoir exercé des pressions sur les autorités de tutelle de son concurrent.

446. Rien, dans ces décisions n'indique que l'intervention auprès d'une autorité publique n'est susceptible de constituer une pratique anticoncurrentielle que si l'opérateur économique communique à cette autorité des informations trompeuses. Au contraire, ainsi que la cour vient de le souligner, par la décision n° 05-D-58, précitée, le Conseil de la concurrence a sanctionné le SEDIF, bien qu'il ne lui soit pas reproché la communication d'informations erronées.

447. Aussi, depuis ces décisions, toute entreprise en position dominante est avertie que son intervention dans le processus décisionnel d'une autorité publique peut, en fonction des circonstances de l'espèce, être qualifiée d'abus de position dominante.

448. D'autre part, compte tenu de l'importance du droit de substitution pour la pénétration du marché par un nouveau générique, la qualification d'abus de position dominante du comportement d'un laboratoire princeps qui soulève devant une autorité de santé un débat juridiquement infondé sur la qualité de générique d'un médicament concurrent et dont la conséquence, à tout le moins potentielle, est de retarder la décision de cette autorité ouvrant la possibilité de substituer ce médicament au princeps, ne procède pas d'une nouvelle interprétation de la notion d'abus de position dominante, mais s'inscrit dans le fil d'une pratique décisionnelle et d'une jurisprudence constantes.

449. Aussi, même à supposer établi le caractère inédit de la présente affaire, la condamnation des requérantes n'est pas fondée sur une nouvelle interprétation des dispositions servant de fondement aux poursuites.

450. S'agissant de la pratique de dénigrement, il est de pratique décisionnelle et de jurisprudence constantes qu'un dénigrement des produits d'un concurrent par une entreprise en position dominante est susceptible d'être qualifié d'abus de position dominante.

451. Dès lors, la décision attaquée n'a violé ni le principe de légalité des délits et des peines ni le principe de sécurité juridique et le moyen des requérantes est rejeté.

B. Sur la détermination du montant de base de la sanction

452. Au paragraphe 675 de la décision attaquée, l'Autorité a retenu comme assiette de la sanction la valeur des ventes de Durogesic réalisées par la société Janssen-Cilag en 2008 sur les marchés français du fentanyl en dispositif transdermique commercialisé en ville et à l'hôpital, soit 84 594 281 euros, montant que les requérantes ne contestent pas. Après avoir conclu, aux paragraphes 676 à 693, à la gravité des pratiques et, aux paragraphes 693 à 732, au caractère certain du dommage causé à l'économie, l'Autorité a retenu, au paragraphe 733 de la décision attaquée, une proportion de 15 % de la valeur des ventes de Durogesic réalisées par la société Janssen-Cilag en 2008. Enfin, aux paragraphes 734 à 737 de la décision attaquée, l'Autorité a considéré que la durée des pratiques avait été de 1 an et 4 mois, de sorte que le coefficient multiplicateur était de 1,16.

453. Dès lors, elle a déterminé, au paragraphe 738 de la décision attaquée, que le montant de base de la sanction s'établissait à 14 719 405 euros.

1. Sur la proportion de la valeur des ventes retenue au titre de la gravité des faits et du dommage causé à l'économie

454. Contestant les appréciations de l'Autorité quant à la gravité des faits (a.) et au dommage à l'économie (b.), les requérantes demandent à la cour de retenir une proportion de la valeur des ventes très faible, et en tout cas très inférieure au taux de 15 % appliqué par l'Autorité.

a. Sur la gravité des faits

455. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que, par suite d'une appréciation erronée de la gravité des pratiques, l'Autorité a violé le principe de proportionnalité des sanctions.

456. S'agissant, en premier lieu, de l'intervention auprès de l'AFSSAPS, elles font valoir que l'Autorité a ignoré deux éléments déterminants qui relativisent la gravité de la pratique en cause. Il s'agit, d'une part, du caractère fondé de cette intervention, légitimée par des considérations de santé publique, ainsi que le démontrerait le fait que l'AFSSAPS a pris en considération les arguments de la société Janssen-Cilag et adopté une mise en garde sur les risques liés à la substitution entre dispositifs transdermiques de fentanyl. Il s'agit, d'autre part, du caractère inédit du constat d'infraction, dans la mesure où il serait de jurisprudence constante que l'incertitude en la matière conduit à relativiser la gravité des pratiques.

457. S'agissant, en second lieu, de la pratique de dénigrement, les requérantes, qui exposent que l'Autorité a considéré, au paragraphe 691 de la décision attaquée, que la gravité de la campagne d'information de la société Janssen-Cilag découlait du caractère inexact et incomplet des informations, contestent le bien-fondé de cette analyse, au motif que l'Autorité se méprend sur la véracité des informations communiquées aux professionnels de santé, qui se fondaient sur des études scientifiques solides corroborées par l'adoption d'une mise en garde par l'AFSSAPS.

458. Elles ajoutent que ces campagnes d'information n'ont jamais contenu d'éléments dénigrants, de sorte que les caractéristiques objectives de cette pratique ne permettent pas de lui imputer une gravité particulière.

459. L'Autorité répond que c'est à juste titre qu'elle a considéré que l'infraction sanctionnée revêtait une particulière gravité et qu'elle n'a donc pas violé le principe de proportionnalité des sanctions.

460. S'agissant de la pratique d'intervention juridiquement non fondée auprès de l'AFSSAPS, l'Autorité fait valoir que sa gravité découle notamment du fait que celle-ci est un établissement public dont le rôle est de garantir l'efficacité, la qualité et le bon usage de tous les produits de santé destinés à l'être humain. Quant à la pratique de dénigrement des génériques concurrents du princeps, l'Autorité rappelle que, dans un arrêt récent, la présente cour a jugé que tant la pratique consistant à jeter la suspicion sur la qualité des produits d'un concurrent que l'effet d'éviction en résultant sont traditionnellement considérés par les autorités de concurrence et les juridictions comme une pratique particulièrement grave (CA Paris, 8 octobre 2015, RG n° 2014/16108).

461. Plus globalement, l'Autorité souligne, d'une part, que les pratiques incriminées sont particulièrement graves en ce qu'elles sont intervenues dans le secteur de la santé et, d'autre part, que des pratiques d'éviction, telles celles reprochées à la société Janssen-Cilag, sont traditionnellement qualifiées par les autorités de concurrence et les juridictions de l'Union et nationales, de graves, voire de très graves, lorsqu'elles sont mises en œuvre par une entreprise en position dominante, et a fortiori en situation de monopole ou quasi-monopole.

462. Elle ajoute que, selon la jurisprudence de l'Union, le caractère inédit d'une pratique n'est pas de nature à justifier la réduction de l'amende dès lors que la pratique en cause a pour objectif délibéré de tenir les concurrents à l'écart du marché (CJUE, arrêt AstraZeneca/Commission, précité, point 164). Or, selon l'Autorité, tel était le cas, en l'espèce.

463. Le ministre chargé de l'économie fait valoir que les pratiques reprochées à la société Janssen-Cilag doivent être considérées comme très graves, s'agissant de la mise en œuvre d'une stratégie de grande ampleur, présentant un fort degré de structuration et de sophistication, visant, dans un premier temps, à entraver la procédure réglementaire d'octroi du statut de générique aux spécialités Ratiopharm par l'AFSSAPS, puis, dans un second temps, à créer un doute, voire une crainte, injustifiés quant à l'efficacité et l'innocuité des génériques, afin de les discréditer aux yeux des professionnels de santé.

464. Le ministère public conclut au rejet du moyen des requérantes.

465. S'agissant de l'intervention auprès de l'AFSSAPS, la cour rappelle que, pour les motifs déjà exposés aux paragraphes 324 à 327 du présent arrêt, il est indifférent que la société Janssen-Cilag ait été fondée à attirer l'attention de cette autorité de santé sur les risques liés à la substitution en cours de traitement, cette circonstance n'étant pas de nature à minimiser la gravité du seul comportement reproché à cette société, qui est d'avoir indûment contesté devant ladite autorité de santé la qualité de générique des spécialités Ratiopharm.

466. Par ailleurs, l'argument pris du caractère inédit de l'analyse menée en l'espèce par l'Autorité doit être écarté.

467. D'une part, ainsi que la cour l'a relevé aux paragraphes 444 à 446 du présent arrêt, à la date des faits, avaient déjà été sanctionnées l'intervention d'un laboratoire en position dominante auprès d'une autorité publique de santé, ainsi que, en dehors du secteur de la santé, l'intervention d'une entreprise en position dominante auprès d'une autorité publique dans le cadre de laquelle n'avaient pas été communiquées d'informations erronées.

468. D'autre part, au point 164 de son arrêt AstraZeneca/Commission, précité, la Cour de justice, après avoir constaté que les abus reprochés à la société AstraZeneca avaient pour objectif délibéré de tenir les concurrents à l'écart du marché, a jugé que, même si la Commission et les juridictions de l'Union n'avaient pas encore eu l'occasion de se prononcer spécifiquement sur un comportement comme celui ayant caractérisé ces abus, la société AstraZeneca était consciente de la nature fortement anticoncurrentielle de son comportement et aurait dû s'attendre à ce que celui-ci soit incompatible avec les règles de concurrence du droit de l'Union.

469. Or un laboratoire pharmaceutique détenteur d'un médicament princeps sur le marché duquel il occupe une position dominante, qui rouvre, devant une autorité incompétente pour en connaître, un débat définitivement clos quant à la qualité de générique de spécialités concurrentes, mais dont il sait qu'il va retarder la concurrence de son princeps par ces spécialités, est nécessairement conscient qu'il emploie des moyens étrangers à une concurrence par les mérites et qu'il commet donc un abus de position dominante.

470. Aussi la société Janssen-Cilag ne peut-elle prétendre qu'il lui était impossible d'anticiper que son comportement serait qualifié d'abus de position dominante, et ce alors qu'il pèse sur toute entreprise en position dominante une responsabilité particulière qui lui impose d'adapter son comportement afin d'éviter tout abus de cette position dominante.

471. S'agissant de la communication dénigrante à l'égard des génériques de Durogesic, la cour constate que l'argumentation des requérantes repose sur une analyse de la pratique contraire aux constatations que la cour a faites aux paragraphes 359 à 391du présent arrêt, la rendant inopérante.

472. L'ensemble des moyens par lesquels les requérantes contestent l'appréciation de la gravité des faits par l'Autorité sont rejetés.

473. Toutefois, ainsi que la cour l'a constaté aux paragraphes 235 à 247 du présent arrêt, c'est à tort que l'Autorité a considéré que l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS visait également à empêcher la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm. Le refus de délivrance d'une AMM à un médicament interdisant toute concurrence, puisque celui-ci n'est alors pas commercialisable, tandis qu'un refus d'inscription au répertoire des groupes génériques permet une concurrence minimale, il doit être tenu compte du fait que l'objectif poursuivi par l'intervention incriminée présente un degré de gravité moindre que celui pris en compte dans la décision attaquée, nonobstant le fait que cette intervention reste une pratique particulièrement grave.

474. Cette circonstance justifie de revoir à la baisse le calcul du montant de base de la sanction.

b. Sur le dommage causé à l'économie

475. L'Autorité a retenu le caractère certain du dommage causé à l'économie par les pratiques sur une analyse de l'ampleur de l'infraction (décision attaquée, § 699 à 704), des caractéristiques des marchés affectés (décision attaquée, § 705 à 710) et des conséquences structurelles et conjoncturelles des pratiques (décision attaquée, § 711 à 731).

476. Les requérantes allèguent que ni l'ampleur de l'infraction (á.), ni les caractéristiques des marchés affectés (ß.), ni les conséquences structurelles et conjoncturelles des pratiques (ã.) ne permettent de conclure à l'existence d'un dommage à l'économie. á. Sur l'ampleur de l'infraction

477. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que, contrairement à ce qu'affirme l'Autorité dans la décision attaquée, le laboratoire n'est pas intervenu " de manière insistante et répétée " auprès de l'AFSSAPS. Elles font au contraire valoir que son intervention a été mesurée, en ce qu'elle s'est limitée à l'envoi de deux lettres, à la communication d'un dossier scientifique ainsi qu'à l'organisation d'une réunion.

478. Par ailleurs, elles prétendent que la diffusion à grande échelle d'une campagne de communication relative à la mise en garde de l'AFSSAPS visait précisément à prévenir l'occurrence d'un dommage et n'a pu, dès lors, provoquer en soi un dommage à l'économie.

479. L'Autorité répond, d'une part, que l'intervention répétée de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS est parfaitement caractérisée dès lors qu'elle a contacté cette autorité à plusieurs reprises.

480. Elle expose, d'autre part, que le message dénigrant de la société Janssen-Cilag a été diffusé sur les deux marchés connexes de la commercialisation des dispositifs transdermiques de fentanyl, celui de la ville et celui de l'hôpital, afin de toucher l'ensemble des professionnels de santé susceptibles de prescrire ou de dispenser Durogesic et ses génériques. Elle ajoute qu'il est établi qu'entre décembre 2008 et mars 2009, un peu plus de la moitié des officines du territoire français métropolitain et d'outre-mer ont été concernées par l'entretien confraternel, 5 400 officines ont été contactées dans le cadre de la formation à distance, 12 000 médecins généralistes ont notamment disposé d'un économiseur d'écran portant sur le fentanyl en dispositif transdermique et 75 % des pharmaciens interrogés dans le cadre de l'étude " Recall Durogesic " commandée par la société Janssen-Cilag pour évaluer les effets de sa campagne ont déclaré avoir reçu un visiteur médical.

481. Le ministère public conclut au rejet du moyen des requérantes.

482. S'agissant de l'intervention auprès de l'AFSSAPS, les requérantes ne contestent pas que la durée de cette première pratique, constitutive de l'infraction unique, a débuté le 25 mars 2008 et s'est achevée le 10 décembre 2008 (décision attaquée, § 671).

483. Il est constant qu'au cours de cette période, la société Janssen-Cilag a adressé à l'AFSSAPS trois courriers, les 25 mars, 14 avril et 22 octobre 2008, a insisté pour qu'elle organise une réunion, ce qui a été le cas le 21 avril 2008, et lui a remis un argumentaire technique détaillé le 19 mai 2008. Au surplus, il ressort de l'audition des agents de l'ANSM, le 22 septembre 2014, qu'elle a aussi envoyé des courriels à l'AFSSAPS (cote 34060).

484. C'est donc à juste titre que l'Autorité a retenu qu'elle était intervenue " de manière insistante et répétée " auprès de l'AFSSAPS. Cette insistance, tout particulièrement dans les premières semaines, se déduit notamment du fait que très peu de temps sépare les courriers des 25 mars et 14 avril 2008, par ailleurs doublés par des courriels, et de ce que la société Janssen-Cilag a insisté pour que soit organisée la réunion du 21 avril. Le fait que l'argumentaire technique a été demandé par l'AFSSAPS elle-même à l'issue de cette réunion n'est pas de nature à infirmer ce constat.

485. S'agissant de la communication dénigrante, ainsi que la cour l'a relevé aux paragraphes 359 à 391 du présent arrêt, la campagne de communication mise en œuvre par la société Janssen-Cilag à compter de novembre 2008, a diffusé un message qui allait au-delà des termes de cette mise en garde, puisqu'il visait à dissuader les professionnels de santé de mettre en œuvre la substitution des génériques de Durogesic au princeps, de sorte que c'est à juste titre que l'Autorité a considéré que, compte tenu de l'importance de cette campagne, la pratique de dénigrement avait elle-même été d'envergure.

486. L'ensemble des moyens contestant l'analyse par l'Autorité de l'ampleur des pratiques sont donc rejetés.

ß. Sur les caractéristiques économiques des marchés affectés

487. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que l'Autorité a commis une erreur d'analyse s'agissant des caractéristiques des marchés affectés par les pratiques.

488. Sur ce point, elles font, d'abord, valoir que, contrairement à ce qu'a considéré l'Autorité au paragraphe 706 de la décision attaquée, un opérateur privé est dans l'incapacité d'élever une " barrière réglementaire " à l'entrée des génériques, à défaut de disposer d'un pouvoir réglementaire.

489. Elles soutiennent, ensuite, que l'Autorité n'a pas établi de scénario contrefactuel qui aurait permis de vérifier l'exactitude de l'affirmation selon laquelle la communication de la société Janssen-Cilag auprès des professionnels était de nature à réduire la concurrence sur le marché. Elles considèrent qu'en l'état du dossier, la preuve d'une telle atteinte à la concurrence n'est pas rapportée, soulignant qu'à la suite de la société Ratiopharm, de nombreux génériqueurs sont entrés sur le marché des patchs de fentanyl, notamment par le biais d'une stratégie tarifaire agressive menée à l'hôpital, et ont eux-mêmes lancé des opérations de communication de grande ampleur.

490. Enfin, elles exposent que la circonstance, invoquée au paragraphe 710 de la décision attaquée, que les médecins maîtrisent mal les procédures réglementaires d'AMM et de substitution des génériques n'était pas de nature à affecter la concurrence, notamment parce que le débat scientifique sur la substitution s'est déroulé " en vase clos " devant l'AFSSAPS.

491. L'Autorité rappelle, en premier lieu, que, ainsi qu'il ressort de l'arrêt du Tribunal de l'Union AstraZeneca/Commission, précité (point 357), une autorité de concurrence peut constater qu'une entreprise a, en violation des règles de concurrence, contribué à l'élévation artificielle d'obstacles réglementaires sur un marché, même si elle ne dispose pas d'un quelconque pouvoir réglementaire, dès lors que la pratique est de nature à avoir un tel effet. Or, selon elle, la société Janssen-Cilag est parvenue, par son intervention auprès de l'AFSSAPS, à retarder de plusieurs mois la délivrance des AMM aux spécialités génériques concurrentes de Durogesic ainsi que leur inscription au répertoire des groupes génériques. Elle a, de la sorte, limité leur commercialisation et leur substitution au princeps par les pharmaciens et donc fortement réduit l'animation concurrentielle qui aurait dû résulter de l'arrivée des génériques sur les marchés en cause et de la fin du monopole de la spécialité princeps.

492. Elle soutient, en second lieu, que la pratique de dénigrement reprochée à la société Janssen-Cilag était de nature à réduire très fortement le jeu de la concurrence sur les marchés concernés, dès lors qu'elle visait le principal paramètre de concurrence du secteur du médicament, à savoir les actions de communication mises en œuvre par les laboratoires auprès des professionnels de santé. Elle rappelle en effet qu'en raison de la forte réglementation dont ce secteur fait l'objet, en particulier s'agissant des prix de vente en officine, la concurrence par les prix sur le marché de la ville y est pratiquement inexistante. Elle considère par ailleurs qu'elle était fondée à souligner que le dénigrement en cause a largement tiré parti de la perception négative des génériques par les professionnels de santé, ainsi que des connaissances parfois limitées des médecins en pharmacologie et de leur faible maîtrise des procédures réglementaires d'AMM et de substitution des génériques.

493. Le ministre chargé de l'économie objecte à son tour que l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS a bien eu pour conséquence de créer artificiellement une barrière réglementaire à l'entrée des spécialités Ratiopharm, par le truchement de l'AFSSAPS, qui, sensible aux arguments qui lui étaient présentés, a souhaité rouvrir le débat scientifique sur l'efficacité et l'innocuité de ces spécialités, retardant ainsi l'entrée des génériques sur le marché.

494. Le ministère public conclut au rejet du moyen des requérantes.

495. En premier lieu, il est constant que le secteur des médicaments fait l'objet d'une réglementation particulière. C'est ainsi qu'aucune spécialité ne peut être commercialisée sans avoir préalablement obtenu une AMM de l'AFSSAPS - aujourd'hui l'ANSM.

S'agissant, plus particulièrement des génériques, le droit de substitution ne peut être mis en œuvre par les professionnels de santé, que si cette autorité de santé a préalablement reconnu leur qualité de générique d'un princeps et les a inscrits au répertoire des groupes génériques.

496. Il s'ensuit notamment qu'un laboratoire princeps qui parvient à obtenir de façon indue de l'AFSSAPS un refus de reconnaissance de la qualité de générique d'une spécialité concurrente et d'inscription de cette spécialité au répertoire des groupes génériques, voit la concurrence entre son princeps et ce générique réduite, dès lors qu'il est réglementairement impossible aux professionnels de santé de substituer le second au premier.

497. À cet égard, la cour a jugé, au paragraphe 271 du présent arrêt, que l'intervention de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS était de nature à retarder l'inscription des spécialités Ratiopharm au répertoire des groupes génériques, repoussant d'autant la mise en œuvre du droit de substitution, lequel constitue l'un des principaux vecteurs de conquête de parts de marché pour les fabricants de génériques.

498. Il s'ensuit que, si un laboratoire privé ne dispose pas du pouvoir réglementaire lui permettant d'ériger seul une barrière à l'entrée sur le marché des génériques, il peut en revanche y parvenir lorsque, comme en l'espèce, il intervient auprès de l'AFSSAPS pour entraver le processus réglementaire permettant au générique d'entrer efficacement sur le marché.

499. La cour souligne que telle a d'ailleurs été l'analyse du Tribunal de l'Union dans son arrêt AstraZeneca/Commission, précité, au point 357 duquel il a jugé qu' " il convient notamment d'examiner si, eu égard au contexte dans lequel la pratique en cause a été mise en œuvre cette dernière était de nature à conduire les autorités publiques à créer indûment des obstacles réglementaires à la concurrence ".

500. En deuxième lieu, le débat soulevé par les requérantes sur l'absence de contrefactuel visant à déterminer les conséquences de la pratique de communication dénigrante, est étranger à la question des caractéristiques des marchés affectés. En tant que de besoin, la cour souligne, d'abord, que ni la pratique décisionnelle de l'Autorité ni la jurisprudence n'imposent la définition systématique d'un scénario contrefactuel, ensuite, que rien, aux paragraphes 705 à 710 de la décision attaquée, ne permet de penser que l'Autorité a raisonné par référence à une situation dans laquelle l'AFSSAPS n'aurait pas émis de mise en garde, enfin, que cette mise en garde, qui ne visait pas à faire obstacle à toute substitution, ne pouvait, par elle-même, avoir pour effet d'empêcher l'animation concurrentielle résultant de l'arrivée des génériques sur les marchés en cause.

501. De même, la question de savoir si la preuve que la communication dénigrante de la société Janssen-Cilag a réduit la concurrence sur le marché, sera examinée ci-après, dans le cadre de l'appréciation des conséquences structurelles et conjoncturelles des pratiques.

502. En dernier lieu, contrairement à l'analyse des requérantes, c'est à juste titre que l'Autorité a considéré, au paragraphe 710 de la décision attaquée, que la circonstance que les médecins maîtrisent mal les procédures réglementaires d'AMM et de substitution des génériques, était pertinente. Une telle circonstance, dont au demeurant les requérantes ne contestent pas la réalité, était en effet de nature à rendre les médecins davantage réceptifs à la communication de la société Janssen-Cilag mettant en doute la qualité de générique des patchs de fentanyl et invoquant de graves risques pour tous les patients en cas de substitution.

503. L'ensemble des moyens contestant l'analyse par l'Autorité des caractéristiques des marchés affectés sont donc rejetés. ã. Sur les conséquences structurelles et conjoncturelles des pratiques

504. Les requérantes jugent biaisée l'analyse par l'Autorité des conséquences tant de l'intervention de la société Janssen-Cilag que de sa communication dénigrante.

- Sur la pratique d'intervention auprès de l'AFFSAPS

505. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que rien ne permet d'affirmer, comme le fait l'Autorité, que la société Janssen-Cilag est parvenue à retarder de plusieurs mois la procédure de délivrance des AMM aux spécialités Ratiopharm.

506. Elles objectent, en premier lieu, qu'elles ne se sont jamais opposées à cette délivrance.

507. Elles affirment, en second lieu, à la fois qu'aucun retard de procédure n'est identifiable, la durée de la procédure en l'espèce ne s'étant pas distinguée par son exceptionnelle longueur, et qu'en tout état de cause, un éventuel retard n'est pas imputable à la société Janssen-Cilag.

508. S'agissant du délai de huit mois entre la décision de la Commission, le 23 octobre 2007, et la décision délivrant les AMM aux spécialités Ratiopharm, le 28 juillet 2008, les requérantes font valoir, d'abord, que le délai de trente jours imparti par l'article 34, paragraphe 3, de la directive 2001/83, dans sa version résultant de la directive 2004/27, n'est jamais respecté par l'autorité française compétente - AFSSAPS puis ANSM - et que le délai effectif dépasse généralement les cinq mois, ensuite qu'en l'espèce, l'AFSSAPS a d'abord statué, par décision du 10 mars 2008, sur la demande d'extension des indications des spécialités princeps présentée par la société Janssen-Cilag, ce qui a de facto prolongé la procédure, enfin, qu'un délai de huit mois est conforme au délai moyen d'octroi, par l'ANSM, d'une AMM dans le cadre d'une procédure de reconnaissance mutuelle, lequel a varié entre trois et onze mois pour la période 2007-2011. Elles ajoutent que de tels délais sont des délais moyens et que des délais plus longs sont courants pour des génériques plus complexes, tels des dispositifs transdermiques.

509. Elles en déduisent que le délai de huit mois entre la décision de la Commission et la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm, et a fortiori le délai de cinq mois entre la décision d'extension des indications des spécialités princeps et la délivrance de ces AMM, n'est pas d'une durée excessive.

510. Par ailleurs, elles font valoir qu'on ne saurait faire porter à un opérateur économique la responsabilité d'un retard sans démontrer que ce dernier résulte du comportement dilatoire de cet opérateur, et non de celui d'un tiers agissant de façon autonome. À cet égard, elles soulignent que, dans ses rapports avec l'AFSSAPS, la société Janssen-Cilag a fait toutes diligences (premier courrier le 25 mars 2008, second courrier le 19 avril 2008, participation à la réunion avec l'AFSSAPS le 21 avril 2008, enfin envoi d'un argumentaire technique de 32 pages le 19 mai 2008), de sorte qu'aucun comportement dilatoire ne saurait lui être reproché.

511. S'agissant du délai de cinq mois entre la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm, le 28 juillet 2008, et l'inscription effective de ces spécialités au répertoire des groupes génériques, le 10 décembre 2008, les requérantes font valoir que, outre que la loi n'impose le respect d'aucun délai entre ces deux actes, en l'espèce, ce délai s'explique aisément par le débat scientifique et juridique observé au sein de l'AFSSAPS sur les difficultés liées à la substitution en pharmacie de Durogesic et à l'encadrement de cette substitution, puis par l'adoption et la rédaction, modifiée à la suite d'une demande de la société Ratiopharm, de la mise en garde.

512. Elles considèrent, au demeurant, que leur monopole a bien pris fin à la date de délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm, le 28 juillet 2008, à partir de laquelle ces spécialités ont pu être commercialisées, prescrites et délivrées.

513. L'Autorité répond que le caractère anormalement long de la procédure de délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm et de l'inscription de ces dernières au répertoire des groupes génériques a directement résulté de l'intervention juridiquement infondée de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS. Elle estime, dès lors, que c'est sans commettre d'erreur d'appréciation qu'elle a pu retenir que " [l]e laboratoire princeps a ainsi pu bénéficier, de manière indue, de la prolongation de son monopole sur les marchés pertinents concernés " (décision attaquée, § 711).

514. Elle ajoute que, s'agissant du marché hospitalier, sur lequel les prix sont libres, le retard de l'entrée des médicaments génériques consécutif à l'intervention juridiquement infondée de la société Janssen-Cilag auprès de l'AFSSAPS a indûment décalé dans le temps la réduction extrêmement importante des prix pratiqués à l'égard des hôpitaux que cette entrée a provoquée. Quant au marché officinal, le maintien du monopole de la spécialité princeps résultant de ce même retard a empêché, d'une part, l'application automatique d'une décote du prix, généralement de 15 %, de la spécialité princeps de la part du Comité économique des produits de santé et, d'autre part, l'apparition d'offres de médicaments génériques moins onéreux, le prix d'un générique étant généralement fixé à 55 % du prix fabricant hors taxe du princeps avant la commercialisation des génériques. Aussi l'Autorité considère-t-elle que ce soit à juste titre qu'elle a retenu que " [l]'effet d'éviction des concurrents a non seulement produit un manque à gagner pour les laboratoires génériques, mais également conduit à l'existence d'un surprix payé par les consommateurs " (décision attaquée, § 712).

515. Le ministère public conclut au rejet du moyen des requérantes.

516. À titre liminaire, la cour souligne, d'une part, que le constat, aux paragraphes 235 à 247 du présent arrêt, que la société Janssen-Cilag ne s'est pas opposée à la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm, ne tranche pas la question de savoir si le débat juridiquement infondé qu'elle a ouvert devant l'AFSSAPS relativement à la qualité de générique de ces spécialités a été de nature à entraîner un retard dans l'octroi des AMM.

517. D'autre part, aux fins d'apprécier si des retards dans la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm et dans l'inscription de ces dernières au répertoire des groupes génériques sont imputables à la société Janssen-Cilag, il y a lieu de tenir compte de ce que l'intervention de cette société était légitime en tant qu'elle a transmis à l'AFSSAPS ses préoccupations de santé publique liées à la substitution entre dispositifs transdermiques de fentanyl en cours de traitement.

518. Ainsi, le constat que le débat indûment ouvert devant l'AFSSAPS relativement à la qualité de générique des spécialités Ratiopharm a entraîné de tels retards suppose de pouvoir affirmer que les délais auraient été plus courts si la société Janssen-Cilag s'était limitée à attirer l'attention de l'AFSSAPS sur les conséquences de la substitution en cours de traitement sans remettre en cause la qualité de générique desdites spécialités.

519. S'agissant du point de savoir si la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm a été retardée par l'intervention de la société Janssen-Cilag, la cour rappelle que c'est seulement par deux avis des 24 janvier et 27 mars 2008 que la commission d'AMM s'est penchée sur la question de la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm et a conclu en faveur d'une telle délivrance. Le délai de trois mois qui s'est écoulé entre la décision de la Commission, le 23 octobre 2007, et le dernier de ces avis n'est en rien imputable à l'intervention de la société Janssen-Cilag, dont le premier courrier date du 25 mars 2008 et a été reçu le 27 mars 2008.

520. Il n'y a en revanche aucun doute que, sans cette intervention, la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm aurait suivi de quelques semaines tout au plus l'avis du 27 mars 2008. Il est par ailleurs constant que la saisie pour avis des GTMG et GTNPA est la conséquence directe de ladite intervention, ces groupes de travail ayant été sollicités aux fins d'examiner les arguments de la société Janssen-Cilag.

521. La preuve n'est toutefois pas rapportée que les AMM, finalement octroyées par décision du 28 juillet 2008, auraient été délivrées plus rapidement si la société Janssen-Cilag s'était bornée à arguer des risques pour la santé publique que la substitution en cours de traitement fait naître, sans contester la qualité de générique des spécialités Ratiopharm. En effet, d'abord, la seule invocation de tels risques aurait pareillement conduit l'AFSSAPS à consulter le GTMG et le GTNPA ; la cour relève d'ailleurs que les questions auxquelles il a été demandé à ces groupes de travail de répondre étaient : " Y a-t-il un obstacle à la substitution entre les dispositifs transdermiques de fentanyl ? Si non, faut-il accompagner la substitution de mesures particulières ? ". Ensuite, le GTMG, lors de sa réunion du 19 juin 2008, et le GTNPA, lors de sa réunion du 10 juillet 2008, ont examiné à la fois la question de la qualité de générique des patchs de fentanyl et celle des problèmes de sécurité que pourrait provoquer une substitution en cours de traitement, de sorte qu'il ne peut être affirmé que le délai dans lequel ces groupes de travail ont statué eût été plus court si la société Janssen-Cilag n'avait pas contesté aux spécialités Ratiopharm la qualité de générique. Enfin, la brièveté de l'intervalle de temps entre le dernier avis du 10 juillet 2008 et la séance de la commission d'AMM, le 17 juillet 2008, puis entre cette séance, et la décision de délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm, le 28 juillet 2008, permet d'exclure que cet intervalle aurait pu être plus court.

522. Dans ces conditions, la preuve d'un allongement du délai d'octroi des AMM imputable au comportement incriminé de la société Janssen-Cilag n'est pas établie.

523. S'agissant du point de savoir si l'inscription des spécialités Ratiopharm au répertoire des groupes génériques a été retardée par l'intervention de la société Janssen-Cilag, la cour rappelle qu'aux termes de l'arrêt du Conseil d'État du 21 décembre 2007, Reckitt Benckiser, précité, l'identification d'un médicament comme générique d'une spécialité de référence se fait à l'occasion de la délivrance de l'AMM à ce médicament. Par ailleurs, conformément à l'article R. 5121-5 alinéa 3 du Code de la santé publique, dans sa version antérieure au décret du 6 mai 2008, la notification de ladite identification au laboratoire princeps doit intervenir dans un délai maximum d'un mois, ce délai pouvant donc être plus court. Enfin, si, aux termes de cette même disposition, le directeur général de l'AFSSAPS doit laisser s'écouler un délai de soixante jours suivant cette information, avant de procéder à l'inscription de la spécialité générique au répertoire des groupes génériques, un tel délai vise seulement à permettre au laboratoire princeps de se préparer aux conséquences de la mise en œuvre du droit de substitution, de sorte que rien ne justifie que le directeur général de l'AFSSAPS laisse s'écouler un délai plus long pour procéder à l'inscription effective.

524. Ainsi, même s'il est exact que l'article R. 5121-5 alinéa 3 du Code de la santé publique ne fixe aucun délai impératif dans lequel l'inscription d'un générique au répertoire des groupes génériques doit intervenir, il résulte de l'économie de cette disposition que l'inscription intervient en principe dans un délai de trois mois à compter de la délivrance d'une AMM à ce générique.

525. En l'espèce, l'identification des spécialités Ratiopharm comme génériques de Durogesic découlait automatiquement de la décision de la Commission, qui datait du 23 octobre 2007, dispensant l'AFSSAPS de toute analyse sur cette question. Par ailleurs, le GTMG et le GTNPA se sont réunis respectivement le 19 juin et le 10 juillet 2008 pour se prononcer sur les questions soulevées par la société Janssen Cilag concernant la substitution entre les dispositifs transdermiques de fentanyl, ainsi que sur la nécessité éventuelle d'un encadrement.

526. Dans ces conditions, même en tenant compte des spécificités incontestables des dispositifs transdermiques de fentanyl, le délai de quatre mois et demi qui s'est écoulé entre la délivrance des AMM et l'inscription effective au répertoire des groupes génériques doit être qualifié de long.

527. L'analyse des éléments du dossier démontre qu'un tel délai s'explique par le fait que le débat concernant la qualité de générique des spécialités Ratiopharm, indûment soulevé par la société Janssen-Cilag, a parasité les travaux de l'AFSSAPS, l'empêchant de répondre d'emblée à la seule question pertinente de l'encadrement de la substitution.

528. C'est ainsi que, si le GTMG a recommandé un encadrement de la substitution, le GTNPA, dans son avis du 10 juillet 2008, s'est borné à s'opposer à la substitution, sur la base d'une mise en cause de la qualité de générique des dispositifs transdermiques de fentanyl. C'est encore ainsi que, par courrier du 29 juillet 2008, le directeur général de l'AFSSAPS a notifié à la société Ratiopharm un refus d'inscription de ses spécialités au répertoire des groupes génériques au motif que leur qualité de générique de Durogesic n'était pas établie en l'état du dossier.

529. Ceci explique pourquoi la prise de position de la commission d'AMM en faveur d'une inscription des spécialités Ratiopharm au répertoire des groupes génériques, qui aurait normalement dû intervenir lors de sa séance du 17 juillet 2008, a été repoussée à sa séance du 25 septembre 2008, après qu'a été sollicité un nouvel avis du GTNPA concernant l'encadrement de la substitution en cours de traitement (avis qui ne figure pas au dossier, mais dont l'existence et le contenu sont connus grâce au compte rendu de cette séance).

530. Il apparaît ainsi que, au lieu de se concentrer sur les modalités d'encadrement de la substitution en cours de traitement, l'AFSSAPS a consacré une partie de sa réflexion et de son temps à se demander si les spécialités Ratiopharm étaient des génériques de Durogesic, alors même que cette analyse avait été déjà faite par les autorités de l'Union, dont la décision s'imposait à elle.

531. Dans ces conditions, le délai qui s'est écoulé entre la délivrance d'AMM aux spécialités Ratiopharm, le 28 juillet 2008, et leur inscription effective dans le répertoire des groupes génériques, le 10 décembre 2008, a été inutilement prolongé par le débat juridiquement infondé soulevé par la société Janssen-Cilag, et aurait été plus court si ce débat n'avait pas été indûment ouvert et que l'AFSSAPS avait pu se limiter à apprécier la nécessité d'une mise en garde et à en élaborer le contenu.

532. La cour déduit de l'ensemble des éléments du dossier que l'augmentation du délai imputable au comportement incriminé de la société Janssen-Cilag est d'environ deux mois, correspondant au délai séparant les séances de la commission d'AMM des 17 juillet et 25 septembre 2008.

533. Eu égard aux volumes et aux sommes en jeu [en 2008, les ventes annuelles de dispositifs transdermiques de fentanyl se sont élevées à 8 millions d'unités sur le marché de la ville, pour un montant de 70 millions d'euros, et à 1,7 million d'unités sur le marché de l'hôpital, pour un montant de 11 millions d'euros (décision attaquée, § 103)], ce délai n'est pas négligeable.

534. En effet, si, ainsi que le font justement valoir les requérantes, les spécialités Ratiopharm étaient en mesure de concurrencer leurs spécialités princeps dès la délivrance des AMM, le 28 juillet 2008, les effets sur les prix n'ont pu se produire pleinement qu'une fois ces spécialités inscrites au registre des groupes génériques en tant que génériques de Durogesic. Au surplus, jusqu'à cette inscription, aucune substitution n'était possible, de sorte que la société Janssen-Cilag a bénéficié d'un monopole de fait à l'égard de l'ensemble des patients en cours de traitement à la date du 28 juillet 2008, et ce jusqu'au 10 décembre 2008, monopole de fait qui s'est trouvé artificiellement prolongé pour une durée d'environ deux mois.

535. Dès lors, le dommage causé à l'économie apparaît certain, même s'il est moindre que celui retenu par l'Autorité dans la décision attaquée.

- Sur la pratique de dénigrement

536. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent que, bien qu'ayant à juste titre indiqué, au paragraphe 713 de la décision attaquée, que l'ampleur des conséquences conjoncturelles et structurelles de la pratique de dénigrement peut être évaluée notamment au regard de la différence entre le taux de pénétration des génériques qui a été observé et celui qui aurait dû prévaloir en l'absence de pratique, l'Autorité n'a pas mis en œuvre cette méthode d'analyse contrefactuelle.

537. Selon les requérantes en effet, il appartenait à l'Autorité de comparer la situation des marchés en présence de la pratique avec celle qui aurait été observée en son absence, en tenant compte de l'ensemble des particularités de ces marchés, et notamment, l'existence d'une mise en garde, sur laquelle l'AFSSAPS a communiqué en envoyant un courrier à tous les professionnels de santé ; les spécificités de Durogesic, opioïde très puissant devant être prescrit par un médecin expérimenté ; le facteur psychologique, d'autant plus important que les patients sont souvent des personnes âgées ; le fait que les ventes de fentanyl en pharmacie sont relativement faibles et souvent insuffisantes pour que les pharmaciens constituent des stocks de génériques de cette spécialité, enfin, le fait que certains laboratoires ne proposent que des lignes de produits réduites, ce qui freine leur pénétration à l'hôpital.

538. Elles en déduisent qu'en tout état de cause, la pénétration de génériques de Durogesic ne pouvait qu'être limitée, quelle que soit la communication de la société Janssen-Cilag.

539. Les requérantes reprochent à l'Autorité de n'avoir tenu aucun compte de ces particularités des marchés, et de s'être fondée à la place sur des considérations étrangères à une approche contrefactuelle et dénuées de toute pertinence.

540. Sur ce point, elles exposent, d'abord, que l'affirmation, figurant au paragraphe 720 de la décision attaquée, que " les professionnels de santé ont été sensibles aux messages véhiculés par Janssen-Cilag lorsqu'ils les ont reçus " n'est pas prouvée et qu'en outre, l'Autorité n'a pas précisé quels étaient les messages visés. Elles ajoutent que, s'il s'agit des messages congruents avec la mise en garde, la sensibilisation des professionnels de santé n'a pas été dommageable à l'économie, mais bénéfique, en assurant qu'ils avaient connaissance de la mise en garde.

541. Elles affirment, ensuite, que les documents internes saisis chez la société Janssen-Cilag anticipant un taux de pénétration des génériques nettement supérieur à celui constaté ne permettent pas de quantifier l'importance du dommage causé à l'économie. Selon elles, ces prévisions sont en effet dénuées de pertinence dès lors qu'elles ont été établies, sur la base de scénarios hypothétiques, à une date où la société Janssen-Cilag ne disposait d'aucune visibilité sur l'évolution du marché. Elles soulignent qu'au demeurant, le scénario intitulé " Best ", reposant sur l'hypothèse de l'envoi par l'AFSSAPS d'une lettre d'information aux professionnels de santé, hypothèse qui s'est effectivement concrétisée, envisageait un taux de pénétration des génériques sur le marché de la ville de 6 % en 2009 et 17 % en 2010, lequel s'est avéré inférieur au taux réellement atteint, qui a été de 6,54 % en 2009 et de 12,87 % en 2010 (décision attaquée, § 106).

542. Elles contestent, enfin, le constat selon lequel la communication de la société Janssen-Cilag aurait produit des effets jusqu'à l'adoption d'un tarif forfaitaire de responsabilité (TFR) en janvier 2011, dans la mesure où cette adoption est, selon elles, la conséquence logique de la faible pénétration des génériques sur le marché, laquelle n'est en rien imputable à cette société.

543. L'Autorité répond avoir démontré les conséquences structurelles et conjoncturelles de la pratique de dénigrement aux paragraphes 713 à 731 de la décision attaquée.

544. Elle précise avoir constaté qu'il n'existait pas, au cas d'espèce, de contrefactuel pertinent pour évaluer les effets de la pratique de dénigrement, en raison de la mise en garde de l'AFSSAPS dont ont fait l'objet les patchs de fentanyl, laquelle a pu avoir un impact sur la substitution des génériques au princeps par les professionnels de santé. L'existence de cette mise en garde rendait, par conséquent, peu probante une comparaison des taux de pénétration des génériques de Durogesic avec ceux observés en moyenne sur un large échantillon de médicaments, communiqués annuellement par la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). De même, l'Autorité rappelle qu'eu égard aux spécificités du fentanyl, elle a également considéré comme peu probante une comparaison des taux de pénétration des génériques de Durogesic avec ceux d'autres médicaments ayant fait l'objet d'une mise en garde par l'AFSSAPS ou l'ANSM.

545. L'Autorité explique s'être en conséquence appuyée sur les éléments du dossier pour apprécier dans quelle mesure le dénigrement de la société Janssen-Cilag avait gêné la pénétration des génériques sur le marché en cause.

546. Elle indique avoir légitimement pris en compte, d'abord, les nombreux témoignages des professionnels de santé déclarant avoir été influencés par le discours du laboratoire les incitant à ne pas substituer les génériques au princeps.

547. L'Autorité considère ensuite qu'elle était également fondée à tenir compte des analyses internes de la société Janssen-Cilag démontrant qu'elle anticipait un taux de pénétration supérieur des génériques de Durogesic. À cet égard, elle souligne que la société Janssen-Cilag avait mis en place un " observatoire de substitution de Durogesic " en pharmacie, avec un compte rendu mensuel de l'évolution du taux de pénétration des génériques, dans le cadre duquel le laboratoire a observé que le taux de pénétration effectivement constaté était resté inférieur à ses anticipations. Selon l'Autorité, les niveaux très élevés de pénétration anticipés dans les scénarios établis le 19 février 2009 et correspondant à une substitution possible entre princeps et génériques, relativisent les arguments de la société Janssen-Cilag selon lesquels les spécificités de Durogesic avaient pour conséquence de le rendre impropre à la substitution.

548. Enfin, l'Autorité estime avoir à juste titre relevé que la pratique de dénigrement avait nécessairement concouru au faible taux de pénétration des génériques de Durogesic " en amplifiant les effets de la mise en garde adoptée par l'AFSSAPS ". Elle observe en effet que c'est ce dénigrement qui, en empêchant la réalisation des objectifs de substitution fixés par les pouvoirs publics, a participé à la décision de ces derniers d'imposer un TFR en janvier 2011, favorisant ainsi la préservation des parts de marché du princeps.

549. Dans ces conditions, elle soutient qu'elle était fondée à retenir, au paragraphe 731 de la décision attaquée, que " le dénigrement a produit des effets bien au-delà de la seule période de mise en œuvre des pratiques ".

550. Le ministre chargé de l'économie considère que le pourcentage de la valeur des ventes retenu au titre de la gravité des pratiques et du dommage causé à l'économie (15%), qui s'inscrit dans la fourchette prévue au point 40 du communiqué sanctions, n'est pas disproportionné, bien qu'il observe l'absence de contrefactuel pertinent pour mesurer les effets de la pratique de dénigrement sur les marchés concernés.

551. Le ministère public conclut au rejet du moyen des requérantes.

552. La cour rappelle que ni la pratique décisionnelle de l'Autorité ni la jurisprudence n'imposent la définition systématique d'un scénario contrefactuel. Il est en effet possible de vérifier si les pratiques ont eu des conséquences conjoncturelles ou structurelles sans recourir à une telle méthode.

553. En l'espèce, l'Autorité a constaté, à juste titre, que les spécificités des patchs de fentanyl, comme l'adoption et la diffusion par l'AFSSAPS d'une mise en garde, rendaient peu probante toute comparaison du taux de pénétration sur les marchés de la ville et de l'hôpital des génériques de Durogesic avec les taux de pénétration d'autres médicaments.

554. S'agissant des éléments pris en compte par l'Autorité pour apprécier l'effet de la pratique, la cour juge légitime, en son principe, l'exploitation de l'étude prospective intitulée " STRAT PLAN 2009-2016 DUROGESIC ", saisie dans les locaux de la société Janssen-Cilag (cotes 4292 à 4304). En effet, d'une part, la société Janssen-Cilag était à même, par sa connaissance des marchés en cause, d'établir des anticipations d'évolution fiables, d'autre part, l'étude en question datant du 19 février 2009, elle a nécessairement pris en compte la mise en garde émise par l'AFSSAPS.

555. Sur le contenu de cette étude, qui prévoit trois scénarios, " Worst ", " Base " et " Best ", c'est à tort que les requérantes soutiennent que seul le scénario " Best " prend en considération la mise en garde de l'AFSSAPS. Outre que, ainsi qu'il vient d'être dit, cette affirmation est incompatible avec la date de l'étude, elle n'est étayée par aucun élément. Notamment, la mention du scénario " Best " : " Retail generic penetration rate : low pénétration (6%) aligned on Benchmark antiepileptics - AFFSAPS Recommendations " non substituable " mention on prescriptions (pharmacovigilance commission) ", signifie seulement que ce scénario a été établi par référence au taux de pénétration sur le marché des génériques de l'antiépileptique Lamictal, pour lesquels l'AFSSAPS a, postérieurement à leur mise sur le marché, encadré la substitution en cours de traitement en recommandant de rappeler aux prescripteurs la possibilité d'exercer leur droit d'exclusion de la substitution en apposant, sur leurs ordonnances, la mention " non substituable " (pièce n° 25 des requérantes).

556. Toutefois, la cour considère qu'aucun indice ou renseignement ne peut être concrètement tiré de ladite étude. En effet, les trois scénarios se distinguent en fonction de l'importance du taux de pénétration des génériques retenu [pénétration " agressive " pour le scénario " Worst ", " modérée " (" moderate ") pour le scénario " Base " et " basse " (" low ") pour le scénario " Best "], laquelle conditionne alors la politique de prix recommandée à la société Janssen-Cilag par les auteurs de l'étude pour faire face à la concurrence, les baisses de prix les plus importantes correspondant logiquement au scénario " Worst " et les moins importantes au scénario " Best ". Il s'ensuit que les auteurs de l'étude jugeaient envisageables un taux de pénétration des génériques très important (37 % sur le marché de la ville et 20 % sur le marché de l'hôpital en 2009 dans le scénario " Worst "), modéré (18 % sur le marché de la ville et 10 % sur le marché de l'hôpital en 2009 dans le scénario " Base ") ou faible (6 % sur le marché de la ville et 10 % sur le marché de l'hôpital en 2009 dans le scénario " Best "), sans que rien n'indique qu'ils considéraient l'un de ces scénarios comme plus vraisemblable que les autres.

557. Par ailleurs, la cour considère que les différences entre l'encadrement de la substitution des génériques de l'antiépileptique Lamictal, déjà évoquée aux paragraphes 328 et 329 du présent arrêt, et la mise en garde au sujet de la substitution des génériques de Durogesic sont telles qu'il ne lui est pas possible de savoir si la seconde était moins favorable au laboratoire princeps (thèse de l'Autorité) ou plus favorable (thèse des requérantes), étant souligné que, contrairement à ce qu'affirme l'Autorité, au paragraphe 730 de la décision attaquée, l'AFSSAPS n'a jamais recommandé aux médecins prescrivant un antiépileptique appartenant au groupe générique du Lamictal, d'apposer la mention " non substituable ", mais leur a seulement rappelé qu'ils avaient la possibilité de le faire, tout en refusant de restreindre la substitution pour cette classe de médicaments pour quelque catégorie de patients que ce soit (pièce n° 25 des requérantes). Par suite, aucun élément ne permet soit de disqualifier le scénario " Best ", soit de le juger le plus pertinent.

558. En revanche, la cour considère que la nature même de la pratique comme les nombreux témoignages recueillis par l'Autorité suffisent à démontrer la réalité de l'effet négatif qu'elle a produit sur la pénétration des génériques de Durogesic sur les marchés de la ville et de l'hôpital.

559. La cour a constaté, aux paragraphes 359 à 391 du présent arrêt que la communication de la société Janssen-Cilag à destination des médecins et pharmaciens avait remis en cause le bien-fondé de la reconnaissance de la qualité de générique de Durogesic aux autres patchs de fentanyl, et contesté, pour des raisons d'efficacité et de sécurité, la substitution en cours de traitement des génériques à son médicament princeps, et ce pour l'ensemble des patients, tenant, notamment à l'égard des pharmaciens d'officine, un discours très anxiogène.

560. Cette communication, qui a touché les deux marchés de la ville et de l'hôpital, a été d'une envergure certaine, ainsi que l'a exactement relevé l'Autorité aux paragraphes 702 et 703 de la décision attaquée. Elle a en outre emprunté plusieurs canaux. À cet égard, et ainsi que le fait valoir le ministre chargé de l'économie, la circonstance que le discours dénigrant a été notamment propagé par les visiteurs médicaux a été déterminant pour son efficacité, dans la mesure où les visites médicales organisées par les laboratoires pharmaceutiques constituent, pour les professionnels de santé, une source majeure d'information. Au surplus, le ministre chargé de l'économie a justement rappelé que les forces commerciales de la société Janssen-Cilag étaient sans équivalent en comparaison de celles des laboratoires génériques, dont la propre communication n'a pu contrebalancer qu'à la marge le discours dénigrant du laboratoire princeps.

561. Enfin, la communication de la société Janssen-Cilag est intervenue pendant les tous premiers mois de l'arrivée effective des génériques de Durogesic sur le marché (puisqu'avant le 10 décembre 2010, par exemple, les spécialités Ratiopharm, bien que bénéficiant d'AMM, n'étaient pas identifiées par les professionnels de santé comme des génériques de Durogesic, faute d'inscription au répertoire des groupes génériques), c'est-à-dire à un moment stratégique pour les laboratoires concurrents.

562. Certes, l'existence d'une mise en garde de l'AFSSAPS était à elle seule susceptible d'avoir un effet dissuasif auprès des professionnels de santé concernant la substitution, mais la politique de communication de la société Janssen-Cilag, qui est allée au-delà de cette mise en garde, laquelle se bornait à recommander une surveillance attentive pour trois catégories de patients, a considérablement amplifié cet effet.

563. L'analyse qui précède est confirmée par plusieurs témoignages de pharmaciens d'officine, cités aux paragraphes 326 à 338 de la décision attaquée, et qui démontrent à quel point le discours dénigrant a porté, et cela à très long terme.

564. C'est en vain que les requérantes font valoir que seule une minorité des trente-sept attestations de pharmaciens d'officine figurant au dossier contiennent une indication concernant une information reçue du laboratoire sur la substitution, alors que de nombreuses autres font état de l'absence de toute information de la part de la société Janssen-Cilag. En effet, d'une part, ainsi que la cour l'a déjà souligné au paragraphe 359 du présent arrêt, il est hors de doute que le message diffusé par les visiteurs médicaux auprès des médecins et pharmaciens est celui, dénigrant, qui ressort du document de support à la réunion des visiteurs médicaux du 28 novembre 2008. D'autre part, compte tenu du fait que les témoignages des pharmaciens d'officine ont été recueillis entre septembre 2012 et janvier 2013, soit environ trois ans après la pratique incriminée, le fait que, malgré le temps écoulé, un nombre non négligeable d'entre eux aient pu témoigner que la société Janssen-Cilag leur avait déconseillé toute substitution illustre l'influence que ce discours a eu sur eux pendant plusieurs années.

565. En conclusion, sans qu'il soit nécessaire d'évaluer précisément quel effet la pratique a eu sur le taux de pénétration sur le marché des génériques de Durogesic, la réalité et la durée de ses effets anticoncurrentiels sont démontrées.

c. Conclusion sur la proportion de la valeur des ventes

566. Compte tenu de l'appréciation qu'elle a faite de la gravité des faits et de l'importance du dommage causé à l'économie par l'infraction, la cour juge qu'il y a lieu de réduire de 15 % à 13 % la proportion de la valeur des ventes de Durogesic réalisées par Janssen-Cilag en 2008.

2. Sur la durée de l'infraction

567. Au cas d'espèce, l'infraction a débuté le 25 mars 2008, date du premier courrier adressé par la société Janssen-Cilag à l'AFSSAPS, et s'est achevée à la mi-août 2009, avec la désactivation des économiseurs d'écran.

568. En conséquence, la durée des pratiques est d'un an et quatre mois, ce qui, conformément au point 42 du communiqué sanctions, se traduit par un coefficient multiplicateur de 1,16, ainsi que l'Autorité l'a retenu au paragraphe 737 du présent arrêt.

3. Conclusion sur le montant de base de la sanction

569. Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que le montant de base de la sanction doit être ramené à la somme de 12 756 817 euros (84 594 281 euros x 13 % x 1,16).

C. Sur l'individualisation de la sanction

570. Sous le titre " Les autres éléments d'individualisation ", le point 47 du communiqué sanctions prévoit qu'" [a]fin d'assurer le caractère à la fois dissuasif et proportionné de la sanction pécuniaire, l'Autorité peut ensuite adapter, à la baisse ou à la hausse, le montant de base en considération d'autres éléments objectifs propres à la situation de l'entreprise ou de l'organisme concerné ".

571. Le point 49 du communiqué sanctions précise que le montant de base peut être adapté à la hausse pour tenir compte du fait que " le groupe auquel appartient l'entreprise concernée dispose lui-même d'une taille, d'une puissance économique ou de ressources globales importantes, cet élément étant pris en compte, en particulier, dans le cas où l'infraction est également imputable à la société qui la contrôle au sein du groupe ".

572. Aux paragraphes 741 à 747 de la décision attaquée, l'Autorité a appliqué, au titre de l'individualisation de la sanction, une majoration du montant de base de la sanction de 70 % afin de tenir compte de la puissance économique de la société Janssen-Cilag et du groupe auquel elle appartient, portant la sanction prononcée à 25 millions d'euros.

573. Les requérantes reprochent à l'Autorité, d'une part, d'avoir appliqué une majoration disproportionnée au titre de l'appartenance de la société Janssen-Cilag à un groupe (1.), d'autre part, de ne pas avoir tenu compte de diverses circonstances atténuantes (2.), demandant en conséquence, une suppression de la sanction infligée ou, à tout le moins, une réduction significative de son montant.

1. Sur la disproportion de la circonstance aggravante retenue

574. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent, d'une part, que le taux de majoration de 70 % du montant de base de leur sanction pécuniaire appliqué au titre de la puissance économique de la société Janssen-Cilag et du groupe auquel elle appartient est inédit dans la pratique décisionnelle de l'Autorité, rappelant que, dans ses décisions n° 13-D-11 du 14 mai 2013 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur pharmaceutique et n° 13-D-21 du 18 décembre 2013 relative à des pratiques mises en œuvre sur le marché français de la buprénorphine haut dosage commercialisée en ville, l'Autorité avait retenu un taux de 50 %.

575. Elles font valoir, d'autre part, qu'un tel taux est disproportionné et aboutit à leur infliger une double peine, compte tenu de ce que la proportion de la valeur des ventes retenue pour la détermination du montant de base de leur sanction est d'ores et déjà sans précédent.

576. L'Autorité répond que, dans la mesure où les sanctions pécuniaires qu'elle prononce sont nécessairement liées aux faits et au contexte propre à chaque espèce, c'est vainement que les requérantes se prévalent de la pratique décisionnelle antérieure pour contester le pourcentage de 70% d'aggravation de la sanction qui leur a été appliqué au titre de la taille, de la puissance économique et des ressources globales du groupe auquel la société Janssen-Cilag appartient.

577. Elle ajoute qu'en tout état de cause, le taux de majoration de 70 % s'inscrit parfaitement dans sa pratique décisionnelle, soulignant qu'en l'espèce, la valeur des ventes servant de base à la sanction ne représentait que 0,2 % du chiffre d'affaires total du groupe, tandis que, dans les décisions n° 13-D-11 et 13-D-21, ce pourcentage était, respectivement, de 0,6 % et 0,5 %, et qu'au surplus, le chiffre d'affaires total du groupe Johnson & Johnson représente près du double de celui des groupes auxquels appartenaient les entreprises auteures des faits dans lesdites décisions.

578. Elle considère donc que les circonstances propres à l'espèce justifient pleinement l'application d'un taux de majoration de 70 % afin d'assurer le caractère dissuasif et proportionné de la sanction prononcée à l'encontre de la société Janssen-Cilag et de sa société mère Johnson & Johnson.

579. Le ministre chargé de l'économie observe que les proportions correspondantes au rapport entre, d'une part, la valeur des ventes retenue comme assiette de la sanction et, d'autre part, le chiffre d'affaires total du groupe incriminé et son résultat net consolidé sont bien plus faibles dans la présente espèce que celles qui avaient été relevées dans les décisions n°13-D-11 et n°13-D-21, ce qui est, selon lui, de nature à justifier l'application d'un pourcentage de majoration plus élevé afin d'assurer l'effet dissuasif de la sanction.

580. Le ministère public considère que l'application d'un taux de majoration de 70 % est justifiée afin d'assurer le caractère dissuasif et proportionné de la sanction.

581. La cour constate, à titre liminaire, que les requérantes ne contestent pas le principe de l'application d'une majoration au titre de l'appartenance à un groupe, une telle majoration étant au demeurant prévue au point 49 du communiqué sanctions, mais font valoir que le pourcentage de majoration qui leur a été appliqué est inédit et disproportionné.

582. D'une part, ainsi que l'ont exactement rappelé l'Autorité et le ministre chargé de l'économie, la pratique décisionnelle antérieure de l'Autorité ne sert pas de cadre juridique aux sanctions pécuniaires infligées en matière de pratiques anticoncurrentielles. En effet, les sanctions pécuniaires devant être déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionnés, leur fixation est nécessairement liée aux faits et au contexte propres à chaque espèce. Aussi convient-il d'écarter les arguments par lesquels les requérantes se fondent sur des décisions antérieures de l'Autorité pour contester le taux de majoration de 70 % retenu au titre de l'appartenance à un groupe.

583. D'autre part, ainsi que le soulignent l'Autorité et le ministre, la valeur des ventes ayant servi au calcul de la sanction, non contestée par les requérantes, ne représente que 0,2 % du chiffre d'affaires du groupe Johnson & Johnson, qui s'est établi en 2016 à environ 65 milliards d'euros. Dans ces conditions, seule l'application d'un pourcentage de majoration important permet à la sanction prononcée de remplir ses fonctions punitive et dissuasive.

584. Le pourcentage de 70 % retenu par l'Autorité dans la décision attaquée est approprié et n'entraîne aucune disproportion de la sanction prononcée.

2. Sur l'absence de prise en compte des circonstances atténuantes

585. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson soutiennent, en premier lieu, que, selon la pratique décisionnelle de la Commission [décisions 87/1/CEE du 2 décembre 1986 relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/31. 128 - Fatty Acids) ; 88/501/CEE du 26 juillet 1988 relative à une procédure d'application des articles 85 et 86 du traité CEE [IV/31. 043 - Tetra Pak I (licence BTG)], et 2014/C 344/06 du 29 avril 2014 relative à une procédure d'application de l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et de l'article 54 de l'accord EEE (Affaire AT. 39985 - Motorola - Respect des brevets essentiels pour la norme GPRS)] et la jurisprudence de l'Union (TUE, arrêt du 28 février 2002, Compagnie générale maritime e. a. /Commission, T-86/95, point 484) et nationale (CA Paris, arrêts du 13 mars 2014, RG n° 2013/00714, et du 19 mai 2016, RG n° 2013/01006), aucune amende autre que symbolique n'est admise lorsque l'infraction est sans précédent ou que sa qualification était complexe et ambiguë à l'époque des faits.

586. Elles font valoir qu'en l'espèce, l'Autorité a implicitement reconnu dans ses observations que la décision attaquée était sans précédent, en soutenant que les pratiques reprochées à la société Janssen-Cilag différaient de celles en cause dans l'affaire AstraZeneca, précitée, et soutiennent que cette différence justifie que la sanction prononcée contre elles soit purement symbolique.

587. En second lieu, les requérantes considèrent qu'en l'espèce, le principe d'individualisation des sanctions exige de prendre en considération, d'abord, la circonstance que la société Janssen-Cilag disposait d'éléments scientifiques tangibles sur la dangerosité de la substitution et jouissait du droit d'alerter l'AFSSAPS sur ce point, ensuite, le fait que cette société a mis fin de sa propre initiative, dès fin décembre 2008, à la diffusion de la version contestée de la lettre d'information médicale, enfin, le fait que les laboratoires ont l'obligation légale de soulever les débats scientifiques liés à l'utilisation des médicaments dont ils ont connaissance, le cas échéant devant les autorités de santé, quand même une AMM aurait déjà été délivrée.

588. L'Autorité répond avoir respecté l'article L. 464-2 du Code de commerce ainsi que le principe d'individualisation des peines et soutient que les requérantes n'ont, au titre de l'individualisation de la sanction pécuniaire, justifié d'aucune circonstance atténuante. Sur ce point, elle fait valoir, d'abord, que l'infraction constatée ne présente pas de caractère novateur au regard de la pratique décisionnelle et de la jurisprudence. Elle ajoute, ensuite, que l'intervention juridiquement infondée du laboratoire auprès de l'AFSSAPS ainsi que sa campagne de communication auprès des professionnels de santé visaient uniquement à retarder l'entrée des génériques sur les marchés concernés, indépendamment de toute considération de santé publique. Les obligations de pharmacovigilance du laboratoire princeps ne sauraient donc constituer au cas d'espèce une circonstance atténuante justifiant une réduction de sa sanction pécuniaire. Enfin, elle rappelle que, contrairement à ce que soutiennent les requérantes, la pratique de dénigrement à l'encontre des génériques concurrents de Durogesic a pris fin à la mi-août 2009, date à laquelle les derniers éléments de communication véhiculant un discours dénigrant ont été diffusés par la société Janssen-Cilag, et non pas en décembre 2008, ni en février 2009 avec la réception par cette société du courrier du directeur général de l'AFSSAPS.

589. Le ministre chargé de l'économie répond que le caractère inédit d'une pratique n'est pas de nature à justifier la réduction de l'amende prononcée au regard des circonstances atténuantes, dès lors que la pratique abusive a " pour objectif délibéré de tenir les concurrents à l'écart du marché " (CJUE, arrêt AstraZeneca/Commission, précité, point 164). Il observe, en outre, que, contrairement à ce qu'affirment les requérantes, la nature de l'infraction sanctionnée au cas d'espèce ne se démarque pas des précédents connus et de la pratique décisionnelle des autorités de concurrence en matière d'abus de position dominante, en particulier dans le secteur des médicaments.

590. Le ministère public considère qu'aucun des motifs allégués par les requérantes ne justifie d'accorder une réduction de la sanction.

591. En premier lieu, le moyen pris du caractère inédit de l'infraction ou de ce que la qualification d'abus de position dominante était complexe et ambiguë à l'époque des faits doit être écarté. En effet, s'agissant de la pratique d'intervention auprès de l'AFSSAPS, la cour renvoie aux considérations figurant aux paragraphes 466 à 469 du présent arrêt. Quant à la pratique de dénigrement, la sanction d'un tel comportement n'est à l'évidence pas inédite, et sa qualification d'abus de position dominante ni complexe ni ambiguë.

592. En second lieu, aucun des autres éléments d'individualisation invoqués ne constitue une circonstance atténuante.

593. S'agissant, d'une part, du fait que la société Janssen-Cilag était à la fois tenue de et légitime à alerter l'AFSSAPS sur les risques liés à la substitution qu'elle avait identifiés sur la base d'éléments scientifiques tangibles, la cour rappelle, d'une part, qu'il est seulement reproché à cette société d'avoir soulevé devant l'AFSSAPS un débat infondé sur la qualité de générique des spécialités Ratiopharm, d'autre part, qu'au stade de l'appréciation des conséquences conjoncturelles et structurelles de ce comportement, la cour a tenu compte de ce que la procédure d'inscription de ces spécialités au répertoire des groupes génériques avait aussi été ralentie par la communication légitime relative aux risques liées à la substitution en cours de traitement. Elle a notamment pris cette circonstance en cause, avec d'autres éléments, pour réduire de 15 % à 12 % le pourcentage de la valeur des ventes retenu pour le calcul du montant de base de la sanction. Aussi rien ne justifie d'accorder, pour ce même motif, une réduction de la sanction à titre de circonstance atténuante.

594. S'agissant, d'autre part, du fait que la société Janssen-Cilag aurait mis fin de sa propre initiative, dès la fin décembre 2008, à la diffusion de la version contestée de la lettre d'information médicale, la cour rappelle que la pratique de dénigrement s'est poursuivie sous d'autres formes (visites médicales, formations à distance, économiseurs d'écran) jusqu'à la mi-août 2009, de sorte que, même à supposer ce fait établi, il ne justifie pas une réduction de la sanction.

D. Conclusion sur le calcul de la sanction

595. Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il convient de réformer l'article 2 de la décision attaquée, et de réduire la sanction infligée aux requérantes à un montant de 21 millions d'euros [12 756 817 euros (montant de base de la sanction) x 170 % (majoration pour appartenance à un groupe) = 21 686 588, arrondi à 21 000 000 euros].

596. Il y a lieu de rappeler que le présent arrêt constitue le titre ouvrant droit à restitution des sommes versées en surplus au titre de l'exécution provisoire de la décision attaquée, qui est réformée, ces sommes étant assorties des intérêts au taux légal à compter de la notification, valant mise en demeure, de cet arrêt, avec s'il y a lieu, capitalisation dans les termes de l'article 1154 du Code civil.

597. En application de l'article 15, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité, le présent arrêt sera transmis à la Commission.

IV. SUR LES DÉPENS

598. Les sociétés Janssen-Cilag et Johnson & Johnson, qui succombent en l'essentiel de leur recours, sont condamnées aux dépens.

Par ces motifs Rejette les moyens d'annulation de la décision de l'Autorité de la concurrence n° 17-D-25 du 20 décembre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des dispositifs transdermiques de fentanyl, pris de l'incompétence de l'Autorité pour apprécier les arguments juridiques développés par la société Janssen-Cilag SAS devant l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), de la violation du principe d'impartialité par les services d'instruction de l'Autorité de la concurrence et du défaut de notification des actes d'instruction au ministre chargé de la santé ; Rejette tous autres moyens d'annulation de cette décision ; Réforme l'article 2 de la même décision ; Statuant de nouveau, Inflige solidairement aux sociétés Janssen-Cilag SAS et Johnson & Johnson, au titre de l'infraction visée à l'article 1er de ladite décision, une sanction pécuniaire d'un montant de 21 millions d'euros ; Rappelle que les sommes payées excédant les montants ci-dessus fixés devront être remboursées aux sociétés concernées, outre les intérêts au taux légal à compter de la notification du présent arrêt et, s'il y a lieu, capitalisation des intérêts dans les termes de l'article 1154 du Code civil ; Rejette toutes autres demandes des parties ; Dit qu'en application de l'article 15, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité, le présent arrêt sera transmis à la Commission de l'Union européenne ; Condamne les sociétés Janssen-Cilag SAS et Johnson & Johnson aux dépens.