CA Versailles, 12e ch., 19 décembre 2019, n° 17-04702
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
EDF (SA)
Défendeur :
Mutuelle d'Assurance des Pharmaciens (Sté), Selarl Pharmacie S.
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Andrieu
Conseillers :
Mmes Soulmagnon, Muller
EXPOSE DU LITIGE
Le 11 juillet 2012, une coupure d'électricité est survenue dans le centre-ville de l'Ile Rousse (Corse) où est située la société pharmacie 3 S - exerçant sous la dénomination Pharmacie S., assurée auprès de la Mutuelle d'assurance des pharmaciens (ci-après MADP) entraînant la coupure électrique de l'armoire réfrigérée de la pharmacie et la perte du stock de médicaments qui s'y trouvait.
A la suite d'une expertise amiable diligentée par l'assureur, ce dernier a indemnisé la pharmacie S. à hauteur de la somme de 15 199,96 euros, déduction faite de la franchise de 90 euros laissée à charge de son assurée.
Par acte d'huissier du 23 décembre 2015, la société Pharmacie S. et son assureur ont fait assigner les sociétés EDF et Enedis aux fins d'indemnisation de leurs préjudices sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun.
Par jugement du 24 mai 2017, le tribunal de commerce de Nanterre a :
- condamné EDF à payer à la MADP la somme de 15 199,96 euros,
- condamné EDF à payer à la pharmacie S. la somme de 90 euros,
- condamné EDF à payer la somme de 1 000 euros au titre des frais irrépétibles au profit de la MADP, ainsi qu'aux dépens.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
Par déclaration du 20 juin 2017, la société Edf a interjeté appel du jugement.
Par arrêt avant dire droit du 22 janvier 2019, la cour a ordonné la réouverture des débats et invité les parties à conclure sur le moyen soulevé d'office, du fait de l'applicabilité éventuelle au litige de la responsabilité du fait des produits défectueux.
Par dernières conclusions notifiées le 27 mars 2019, la société Edf a demandé à la cour de :
- Infirmer le jugement du 24 mai 2017 en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau,
- Dire que, concernant la continuité de fourniture d'électricité, la société Edf n'est tenue, au vu des dispositions légales et réglementaires comme contractuelles, que d'une obligation de moyens,
- Constater que l'interruption de l'alimentation électrique étant due à une panne dont il n'est pas établi qu'elle pouvait être évitée par des moyens spécifiques ou qu'elle résulterait d'un défaut d'entretien ou de conception du réseau, étant surabondamment souligné que la société Edf a mis en œuvre tous les moyens propres à remédier aux deux incidents et à rétablir l'alimentation électrique dans les meilleurs délais et conditions,
- Dire et juger qu'en conséquence, les intimées ne justifient d'aucun manquement d'Edf à son obligation de moyens,
En conséquence,
- Débouter la Pharmacie S. et son assureur de toutes leurs demandes, fins et conclusions, y compris en ce qui concerne l'indemnité sollicitée sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- Condamner la Pharmacie S. et son assureur à payer à la société Edf la somme de 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- Laisser les dépens à la charge des intimées dont le montant sera recouvré conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
Par dernières conclusions notifiées le 2 septembre 2019, les sociétés Madp et Pharmacie S. ont demandé à la cour de :
- Débouter la société Edf de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
- Dire que la responsabilité du fait des produits défectueux n'est pas applicable au litige ;
- Dire que l'action est fondée sur la responsabilité contractuelle de la société Edf ;
- Confirmer le jugement rendu le 24 mai 2017 en toutes ses dispositions,
En conséquence :
- Condamner la société Edf à payer à la société Madp Assurances la somme de 15 199,96 euros au titre de la somme versée à son assurée en indemnisation de son préjudice ;
- Condamner la société Edf à payer à la société Pharmacie S. la somme de 90 euros au titre de la franchise restée à charge ;
- Condamner la société Edf à payer à la société Madp Assurances la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- Condamner la société Edf aux entiers dépens, en ce compris les frais d'expertise amiable s'élevant à la somme de 795,34 euros, et dire qu'ils pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 5 septembre 2019.
Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION
- sur la responsabilité du fait des produits défectueux
Il résulte des articles 1386-1, 1386-3 et 1386-6 du Code civil, dans leur version antérieure au 1° octobre 2016, que " le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime ", " l'électricité est considérée comme un produit ", " est producteur, lorsqu'il agit à titre professionnel, le fabricant d'un produit fini, le producteur d'une matière première, le fabricant d'une partie composante ". Enfin, un produit est considéré comme défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.
Au regard de ces dispositions, et tenant compte du fait qu'il résultait des éléments du dossier que l'origine du dommage se situait dans des câbles souterrains et une boîte de jonction concourant à la production d'électricité, de sorte que la responsabilité de la société EDF était susceptible d'être mise en cause sur le fondement des produits défectueux, la cour avait ordonné la réouverture des débats et demandé aux parties de conclure sur ce point.
La société EDF soutient que les dispositions précitées sont inapplicables en ce que le produit " électricité " n'est pas en cause, seuls les équipements de distribution de l'électricité étant en cause. Elle ajoute qu'il n'existe aucune atteinte à la sécurité dès lors qu'aucun bien n'a été endommagé à l'exception des médicaments stockés.
La société S. et son assureur soutiennent également que ce sont les " outils de transmission " de l'électricité, et non pas l'électricité elle-même qui a failli. Elle soutient qu'il n'y a eu aucune surtension et donc aucun défaut imputable à l'électricité elle-même.
Les deux parties s'accordant à dire que le défaut ne provient pas du produit électricité, mais des équipements de distribution de l'électricité dont elles ne précisent pas quels en sont les producteurs, la cour dira que la responsabilité du fait des produits défectueux n'est pas applicable au présent litige.
- sur la responsabilité contractuelle de la société EDF
Il résulte de l'article 1147 du Code civil que le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, à raison de l'inexécution de l'obligation, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée.
En l'espèce, le premier juge a retenu la responsabilité contractuelle de la société EDF au motif qu'elle était tenue d'une obligation de fourniture continue d'électricité s'analysant en une obligation de résultat, et qu'elle n'apportait pas la preuve d'une des causes d'exonération de sa responsabilité.
La société EDF critique cette argumentation et soutient qu'elle n'est tenue que d'une obligation de moyens, en ce que les possibilités techniques ne permettent pas d'empêcher totalement la survenance de coupures, ce qui est pris en compte par le Code de l'énergie prévoyant que le ministre chargé de l'énergie fixe le nombre et la durée maximum des coupures admissibles sur une année. La société EDF soutient que la défaillance qui s'est produite le 11 juillet 2012 constitue un aléa résultant des " limites techniques " rappelées dans ses conditions générales de vente comme constituant un cas d'exonération de sa responsabilité. Elle ajoute avoir mis en œuvre tous les moyens propres au rétablissement de la fourniture d'électricité dans les meilleurs délais, et fait observer que la société Pharmacie S. n'a pas rempli sa propre obligation contractuelle, en ce qu'elle n'a pas pris les précautions élémentaires pour se prémunir contre les conséquences des interruptions.
La société S. et son assureur affirment pour leur part que la société EDF est tenue d'une obligation de résultat dont elle ne peut s'exonérer qu'en rapportant la preuve d'un cas de force majeure, ou d'une faute du client. Elle fait valoir qu'il n'est justifié d'aucun cas de force majeure ni d'aucune circonstance exceptionnelle, ajoutant que la société EDF ne justifie pas des limites techniques qu'elle invoque, et ce d'autant plus qu'elle n'apporte pas de précisions quant à la cause réelle de la panne. La société S. et son assureur soutiennent qu'ils n'ont commis aucune faute, et qu'il ne leur appartient pas de pallier la carence de la société EDF par des " précautions élémentaires " qui ne sont pas même définies par celle-ci.
L'article D. 322.2 du Code de l'énergie dispose que le gestionnaire du réseau prend les mesures qui lui incombent pour que la tension délivrée par le réseau soit globalement maintenue à l'intérieur d'une plage de variation et pour que la continuité de cette tension soit globalement assurée. Un arrêté du ministre chargé de l'énergie fixe les limites, haute et basse, de cette plage de variation ainsi que le nombre et la durée cumulée maximaux des coupures de l'alimentation électrique admissibles dans l'année.
L'article 5-1 des conditions générales de vente EDF est ainsi libellé : " la société EDF s'engage à mettre en œuvre tous les moyens pour assurer une fourniture continue d'électricité, sauf dans les cas qui relèvent de la force majeure ou des circonstances exceptionnelles telles que définies par le " décret qualité " ou des limites des techniques concernant le réseau ou le système électriques et existantes au moment de l'incident, et dans les cas énoncés ci-après. De manière générale, il appartient au client de prendre les précautions élémentaires pour se prémunir contre les conséquences des interruptions et défauts dans la qualité de la fourniture. EDF reste responsable du non-respect de ses obligations contractuelles telles que mentionnées à l'article 5-1 des présentes conditions générales de vente. EDF se tient à la disposition du client pour le conseiller. "
L'engagement contractuel ainsi défini porte sur la " mise en œuvre de tous les moyens " pour assurer une fourniture continue d'électricité, ce qui introduit l'idée que cette fourniture continue n'est pas une certitude, notamment du fait des causes exonératoires définies ensuite. Les parties envisagent en outre expressément la possibilité " d'interruptions et de défauts dans la qualité de la fourniture ", puisqu'il est demandé au client de prendre des précautions pour s'en prémunir.
Il résulte de ces dispositions que le risque d'interruption de fourniture est connu et donc accepté par les parties, cette acceptation du risque, induisant l'existence d'un aléa - outre le fait que l'engagement ne porte que sur une mise en œuvre de moyens - conduisant à écarter la qualification d'obligation de résultat, et à retenir à la charge de la société EDF une simple obligation de moyens.
Il appartient dès lors à la société S. de prouver la faute imputable à la société EDF.
La cour observe en premier lieu que la société S. n'invoque aucun dépassement des quotas de coupure tels que fixés par le ministre de l'énergie dans les dispositions précitées.
Il ressort du rapport d'expertise amiable réalisé à l'initiative de l'assureur de la société S. que le sinistre résulte d'une coupure de courant inopinée qui s'est produite le 11 juillet 2012 vers 20 heures et s'est prolongée jusqu'au 12 juillet 2012 à 13 heures. Il ressort en outre d'un article de presse paru dans " Corse matin " le 13 juillet 2012 que 2000 personnes se sont trouvées privées d'électricité dans la ville de l'Ile Rousse, la cause de cette coupure résultant " d'une défaillance sur deux câbles souterrains du réseau moyenne tension. Pour une raison encore indéterminée une boîte de jonction reliant les câbles a vraisemblablement grillé ". Il est ensuite précisé que la configuration de secours n'a pas supporté la charge, que la société EDF a mobilisé une trentaine de personnes toute la nuit, et envoyé cinq groupes électrogènes pour parer au plus pressé. Le maire de la ville déclare " en trente ans de mandat, c'est la première fois que je vois ça ".
Ces seuls éléments de preuve ne permettent pas de retenir un manquement quelconque de la société EDF à son obligation de moyens, notamment en ce qu'il n'est ni démontré, ni même allégué que la société EDF ait fait une erreur dans la conception du réseau, ou qu'elle ait omis de l'entretenir, voire qu'elle ait endommagé les câbles souterrains.
En l'absence d'autres éléments de preuve, la coupure inopinée ne peut qu'être attribuée aux " limites des techniques concernant le réseau électrique existant au moment de l'incident " (article 5-1 précité), ce qui constitue au surplus une cause exonératoire de responsabilité de la société EDF.
Le jugement dont appel sera donc infirmé en ce qu'il a retenu la responsabilité de la société EDF, et en ce qu'il l'a condamnée à réparer le préjudice subi par la société S. et par son assureur subrogé dans ses droits. Les demandes formées par ces dernières seront donc rejetées.
Sur les dépens et l'article 700 du Code de procédure civile :
Le jugement sera infirmé en ses dispositions relatives au paiement des frais irrépétibles et des dépens.
La société S. et son assureur seront condamnés in solidum aux dépens. Il n'apparaît pas inéquitable de laisser à la charge de la société EDF les frais irrépétibles qu'elle a dû engager pour faire valoir son droit.
Par ces motifs LA COUR, statuant par arrêt contradictoire, Infirme, en toutes ses dispositions, le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 24 mai 2017, Déboute la société Pharmacie 3S et la Mutuelle d'Assurance des Pharmaciens de leurs demandes, Y ajoutant, Condamne in solidum la société Pharmacie 3S et la Mutuelle d'Assurance des Pharmaciens aux dépens de première instance et d'appel, avec droit de recouvrement direct, par application de l'article 699 du Code de procédure civile.