CA Limoges, ch. économique et soc., 21 janvier 2020, n° 19-00246
LIMOGES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Holding Laurie (SARL)
Défendeur :
CJ Couzeix (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Lebreton
Conseillers :
M. Colomer, Mme Valleix
EXPOSE DU LITIGE :
Par une lettre datée du 19 septembre 2016, Mme P., salariée de la société Holding Laurie, salon de coiffure situé à Limoges (87), a démissionné de son poste, son contrat ne comportait aucune clause de non concurrence.
Du 25 octobre au 20 décembre 2016, soit durant la période de son préavis, Mme P. a été placée en arrêt maladie.
Le 15 novembre 2016, Mme P. a créé et immatriculé la société CJ Coiffure, salon de coiffure dont elle est la gérante avec Mme R., également ancienne salariée de la société Holding Laurie, celle-ci ayant démissionné par une lettre datée du 29 septembre 2016, son employeur l'ayant déliée de la clause de non concurrence par courrier du 30 septembre 2016.
Le 21 décembre 2016, le salon CJ Coiffure a ouvert à Couzeix (87).
Par une requête datée du 13 mars 2018, la société Holding Laurie a demandé à ce que soit diligentée une mesure d'instruction aux fins d'établir que le fichier clients de la société CJ Coiffure était en grande partie une copie de son propre fichier clients.
Par ordonnance revêtue d'un titre exécutoire en date du 20 mars 2018, le président du tribunal de commerce de Limoges a ordonné une mesure d'instruction précisant notamment que l'huissier instrumentaire était autorisé à accéder à tout ordinateur ou caisse enregistreuse ou support papier utilisés par la société CJ Coiffure sur lesquels pourraient figurer des informations relatives aux fichiers de clients dont la soustraction est alléguée et dans ce cadre, à se faire communiquer tous les codes d'accès et mots de passe nécessaires à l'utilisation desdits ordinateurs, réaliser copie de tout disque dur présent dans lesdits ordinateurs, sur place ou dans un délai d'une semaine à compter de la réalisation des opérations de constat, étant précisé que lesdits ordinateurs seraient restitués de la copie réalisée et remettre ou faire remettre lesdits ordinateurs en état de marche si tel n'était pas le cas.
Les mesures d'instruction ont été réalisées par Maître M., huissier de justice, le 2 mai 2018.
Par acte d'huissier de justice en date du 7 août 2018, la société Holding Laurie a fait assigner la société CJ Coiffure aux fins de voir constater l'existence d'une concurrence déloyale de la part de ladite et d'obtenir sa condamnation au paiement de diverses sommes au titre d'indemnité.
Par jugement en date du 11 février 2019, le tribunal de commerce de Limoges a :
débouté la société Holding Laurie de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
débouté la société CJ Coiffure de ses demandes en indemnisation pour concurrence déloyale et procédure abusive ;
débouté Mme P. de sa demande en indemnisation ;
condamné la société Holding Laurie à verser à la société CJ Coiffure une indemnité de 2 500 sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'à supporter les entiers dépens de l'instance dont le coût de la présente décision liquidé à la somme de 63,36 dont 10,56 de TVA.
La société Holding Laurie a régulièrement interjeté appel de cette décision le 25 mars 2019, son recours portant sur l'ensemble des chefs de jugement.
Aux termes de ses écritures du 22 octobre 2019, la société Holding Laurie demande à la Cour de :
constater que la société CJ Coiffure s'est rendue coupable d'agissements de concurrence déloyale ;
condamner la société CJ Coiffure à lui payer les sommes suivantes :
- 42 995 HT au titre du préjudice matériel subi ;
- 10 000 au titre du préjudice moral subi ;
condamner la société CJ Coiffure à la cessation de ses activités commerciales durant 5 ans dans un périmètre de 30 kilomètres autour de l'adresse sise [...] ;
condamner la société CJ Coiffure au paiement de la somme de 3 000 au titre de l'article 700 code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens en ce compris tous les frais relatifs à la mesure d'instruction.
À l'appui de son recours, la société Holding Laurie fait valoir que la société CJ Coiffure a commis des actes de concurrence déloyale à son égard visant à détourner sa clientèle, situation caractérisée notamment par l'annonce aux clients de l'ouverture de leur salon par les salariées constituant un démarchage parasitaire, la distribution de prospectus à proximité de son établissement, ainsi que l'annonce de l'ouverture du salon sur les réseaux sociaux.
Elle soutient que les salariés ont fait preuve de déloyauté à son égard en démissionnant de façon concertée afin de créer une entreprise concurrente, dont la publicité a commencé le 15 décembre 2016 et alors que Mme R. était liée par la clause de non-concurrence de son contrat de travail, et de désorganiser l'entreprise, détournant également son fichier clients dans ce but et utilisant le savoir-faire relatif aux techniques de gestion et de marketing mises en place par leur ancien employeur.
Dès lors, l'absence de manœuvres dolosives ne lui étant pas opposable, elle estime être fondée à obtenir la cessation de ces agissements de la part de la société CJ Coiffure ainsi qu'à obtenir réparation des différents préjudices subis au titre du préjudice matériel en raison du détournement de clientèle et de la désorganisation de l'entreprise, et du préjudice moral.
Aux termes de ses écritures en date du 29 octobre 2019, la société CJ Coiffure demande à la Cour de :
confirmer le jugement dont appel ;
débouter la société Holding Laurie de l'ensemble de ses demandes ;
condamner la même à lui verser la somme de 4 000 sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;
admettre Maître D.-D., avocat, au bénéfice de l'article 699 du code de procédure civile.
En réponse, la société CJ Coiffure fait valoir qu'elle a parfaitement respecté la réglementation en matière de concurrence, Mme R. ayant été déliée par son ancien employeur de la clause de non-concurrence contenue dans son contrat par un courrier du 30 septembre 2016 et Mme P. n'étant quant à elle tenue par aucune clause de non-concurrence. Elle indique que les mesures de publicité effectuées étant celles habituellement pratiquées lors de l'ouverture d'une nouvelle enseigne et l'activité n'ayant commencée qu'après la fin de leur contrat (le 29 octobre 2016 pour Mme P. et le 19 décembre 2016 pour Mme R.) ; aucun fait précis n'étant en tout état de cause en mesure de caractériser un quelconque acte de concurrence déloyale, aucun fichier clients n'ayant été copié. De même, si les techniques apprises chez leur ancien employeur ont été utilisées, c'est une situation parfaitement normale sur le marché du travail, la société CJ Coiffure indiquant que la désorganisation de l'entreprise et la baisse de son chiffre d'affaires ne sauraient lui être imputées.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 6 novembre 2019.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens, des prétentions et de l'argumentation des parties, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux écritures déposées.
MOTIFS DE LA DECISION
En application des articles 1240 et 1241 du code civil selon lesquels tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer et chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence, l'action en responsabilité engagée sur ces fondements implique non seulement l'existence d'une faute commise par le défendeur, mais aussi celle d'un préjudice certain souffert par le demandeur et d'un lien de causalité entre les deux, éléments qui relèvent de l'appréciation souveraine du juge du fond.
L'action en réparation du préjudice engendré par les actes de concurrence déloyale, qui se distingue des cas où la concurrence est interdite par application d'un texte spécial ou d'une stipulation contractuelle, a pour fonction de sanctionner un abus de la liberté de concurrence causant un dommage à autrui.
La concurrence déloyale peut être caractérisée par : des actes de parasitisme, qui consistent pour un agent économique, à titre lucratif et de façon injustifiée, à se placer dans le sillage d'un autre agent économique pour récupérer, à bon compte et sans son consentement, les fruits des efforts que ce dernier a pu déployer antérieurement et se procurer ainsi un avantage concurrentiel ; des actes de dénigrement, directs et indirects, qui consistent à jeter publiquement le discrédit sur les produits, l'entreprise ou la personnalité d'un concurrent ; des actes tendant à créer un risque de confusion pour un client moyennement attentif, en copiant purement et simplement, en s'inspirant nettement, de la marque ou du nom commercial d'un de ses concurrents ; des actes visant à désorganiser l'entreprise rivale, tels que le débauchage de personnel, l'obtention frauduleuse de fichiers clients, le détournement de commandes.
En l'espèce, Mme P. salariée de la société Holding Laurie depuis le 27 décembre 2004 a présenté sa démission le 19 septembre 2016, le contrat de travail a donc pris fin le 20 décembre suivant à l'issue de la période de préavis d'une durée de trois mois. L'avenant à son contrat de travail qui gouverne les relations contractuelles depuis le 1er septembre 2007 ne comportait aucune clause de non concurrence.
Quant à Mme R., également salariée de la société Holding Laurie depuis le 14 avril 2009, elle a donné sa démission par courrier du 29 septembre 2016 et a été déliée de sa clause de non concurrence par courrier du 30 septembre 2016, son contrat de travail ayant pris fin le 29 octobre suivant à l'issue de la période de préavis de un mois.
Si la société CJ Coiffure a été immatriculée le 15 novembre 2016, il n'est pas contesté que le salon de coiffure a ouvert ses portes à compter du 21 décembre 2016, date à laquelle Mme P. comme Mme R. étaient déliées contractuellement de la société Holding Laurie.
La société Holding Laurie produit le procès-verbal de constat d'huissier réalisé le 2 mai 2018, en exécution de l'ordonnance sur requête rendue par le président du tribunal de commerce de Limoges le 20 mars 2018, consistant à recueillir des données informatiques et à comparer les fichiers clients de la société CJ Coiffure et de la société Holding Laurie, dont il ressort que 59 des 956 clients figurant dans le listing recueilli dans le fichier prélevé dans l'ordinateur de la société CJ Coiffure, sont des clients figurant dans le listing client de la société Holding Laurie comme coiffés par Mme P. ou Mme R. avant le 21 décembre 2016 et qui ne sont plus revenus au salon de la société Holding Laurie après cette date. La liste précise de ces clients, comportant la date de leur dernière visite à la société Holding Laurie et la date de leur première visite à la société CJ Coiffure, révèle que parmi ces 59 clients, 36 sont venus au salon exploité par ces dernières entre le 21 décembre 2016 et 31 janvier 2017.
Le départ des clients vers la société CJ Coiffure, dont une partie dans le mois qui a suivi l'ouverture du salon ne suffit pas à lui seul à prouver que les associées de la société CJ Coiffure, alors qu'elles étaient encore salariées de la société Holding Laurie, ont commis des actes consistant à encourager le changement de salon de coiffure et, partant de caractériser le parasitisme allégué.
Ce, d'autant que la société CJ Coiffure produit de son côté, les attestations de 31 de ces 59 clients qui affirment ne pas avoir été démarchés par Mme P. ou Mme R. mais avoir connu l'existence du salon de la société CJ Coiffure, soit par hasard, soit par de la famille ou des amis, soit par publicité, et qu'elle l'avait elle-même recommandé pour une d'entre eux, quatre indiquant avoir un lien amical ou de parenté avec Mme P. ou Mme R., ce qui les avaient conduits à les suivre.
La société Holding Laurie produit en outre deux attestations de salariés. La première rédigée par Mme V. qui indique qu'elle avait coiffé un client fidèle de Mme R. qui lui avait indiqué que lors de sa dernière visite au salon le 26 août 2016, Mme R. l'avait informé de l'ouverture de son salon à Couzeix le 21 décembre 2016. Toutefois, cette information ne valant pas en soi démarchage, le témoin ne précise pas que Mme R. a alors incité le client à la suivre.
La seconde rédigée par M. F. indique que le 13 décembre 2016, il a vu passer devant le salon une dame âgée qui avait dans sa main un flyer distribué dans tout le quartier et ses alentours, qui informait de la création du salon CJ Coiffure avec la photo de Mme P. et Mme R.. Cependant, l'intéressé qui se trouve encore dans un lien de subordination avec la société Holding Laurie, livre un témoignage isolé qui n'est même pas accompagné d'un exemplaire du flyer en question et de la preuve qu'à cette date le témoin se trouvait bien dans le salon, étant relevé que les époux B. ont réalisé les photographies publicitaires courant décembre 2016 et qu'aucune des pièces du dossier ne démontre que les flyers étaient prêts à être distribués le 13 décembre.
A cet égard M. et Mme B. indiquent avoir réalisé les photographies publicitaires pour la société CJ Coiffure au domicile de Mme P., alors en convalescence, et sur ses consignes n'avoir procédé à aucune publication comportant une information sur la société CJ Coiffure avant le 21 décembre 2016. En effet l'exemplaire de la page facebook de M. B. datée du 15 décembre produite aux débats par la société CJ Coiffure ne comporte aucune référence avant cette date à l'ouverture du magasin, tandis que la page facebook de Mme P. comporte des références au salon de coiffure à compter du 20 décembre 2016.
Il s'en suit que la société Holding Laurie ne rapporte pas la preuve que Mme P. et Mme R. ont fait preuve de déloyauté à l'égard de la société Holding Laurie, ni qu'elles ont, durant leur relation contractuelle avec la société Holding Laurie, développé des stratégies de détournement de clientèle au profit de la société CJ Coiffure, sachant que cette clientèle disposait d'un libre choix pouvant être guidé par la relation intuitu personnae instaurée avec leur coiffeur.
Il ne ressort pas davantage des pièces qu'elle produit aux débats que les démissions successives de Mme P. et Mme R., même si elles ont été concertées dans le but d'ouvrir leur propre salon de coiffure, ont désorganisé la société Holding Laurie en sorte que la société CJ Coiffure en a tiré un profit quelconque.
Quant à l'utilisation d'un savoir-faire relatif aux techniques de gestion et de marketing dont elles ont fait l'apprentissage au sein du salon de la société Holding Laurie, ceci ne peut permettre de caractériser l'existence d'une concurrence déloyale dès lors que celui-ci a été acquis de manière régulière et qu'il construit l'expérience professionnelle d'un artisan qui est en droit ensuite de les valoriser dans le cadre d'une exploitation commerciale indépendante de la structure où il a été transmis.
Dans ces conditions la société Holding Laurie doit être déboutée de l'ensemble de ses demandes par voie de confirmation du jugement déféré.
La société Holding Laurie qui succombe à l'instance sera tenue aux dépens et à payer à la société CJ Coiffure la somme de 1 500 sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. Elle sera déboutée de sa demande de ce chef.