CE, 5eme et 6eme ch. réunies, 5 février 2020, n° 421203
CONSEIL D'ÉTAT
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
BFM TV (sté); NEXTRADIO TV (sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Rapporteur :
Mme Nguyên Duy
Rapporteur public :
Mme Barrois de Sarigny
LE CONSEIL : - Vu la procédure suivante : Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et deux mémoires en réplique, enregistrés les 4 juin et 4 septembre 2018 et les 20 février et 9 avril 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société BFM TV et la société NextRadioTV demandent au Conseil d'Etat : 1°) d'annuler la décision du 4 avril 2018 par laquelle le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a décidé, d'une part, de ne pas reconduire l'interdiction faite à la société Télévision Française 1 (TF1) de proposer des offres couplées, pures ou mixtes, dans la commercialisation des espaces publicitaires des services de télévision hertzienne terrestre TF1 et La Chaîne Info (LCI), ni l'interdiction faite à la société LCI de pratiquer des offres publicitaires couplées pures dans la commercialisation des espaces publicitaires du service LCI avec les autres services de télévision dont les espaces publicitaires sont commercialisés par la régie publicitaire TF1 Publicité et, d'autre part, de ne pas reconduire au-delà du 31 août 2018 l'interdiction faite à la société TF1 de procéder à la promotion des programmes du service LCI et de diffuser des messages publicitaires destinés à promouvoir les programmes de ce service ; 2°) de mettre à la charge du CSA la somme de 3000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Vu les autres pièces du dossier ; Vu : - la directive 2002/20/CE du Parlement et du Conseil du 7 mars 2002 modifiée par la directive 2009/140/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 ; - la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 ; - le code de justice administrative ; Après avoir entendu en séance publique : - le rapport de Mme Pearl Nguyên Duy, maître des requêtes, - les conclusions de Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public. La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société BFM TV et de la société Nextradio TV et au Cabinet Briard, avocat de la société Télévision française 1.
Considérant ce qui suit :
1. En vertu du quatrième alinéa de l'article 42-3 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de la communication et sous réserve du respect des articles 1 et 3-1 de la même loi, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) peut, par décision motivée, donner son agrément à une modification des modalités de financement d'un service de télévision hertzienne par voie terrestre, lorsqu'elle porte sur le recours ou non à une rémunération de la part des usagers, sous réserve que les équilibres du marché publicitaire des services de télévision hertzienne terrestre soient pris en compte.
2. Il résulte de l'instruction que, sur le fondement de ces dispositions, le CSA a, par une décision du 17 décembre 2015, agréé la modification des modalités de financement du service La Chaîne Info (LCI), en subordonnant cet agrément à plusieurs modifications des conventions annexées aux autorisations dont bénéficient les services Télévision française 1 (TF1) et LCI. Au nombre de ces modifications, introduites dans les conventions qui lient ces services au CSA par des avenants conclus le 17 février 2016, figurent trois obligations résultant d'engagements pris par les sociétés TF1 et LCI en premier lieu, la société TF1 s'interdit de subordonner la commercialisation des espaces publicitaires du service TF1 à l'achat d'espaces publicitaires du service LCI (pratique dite du " couplage pur ") ou d'accorder un avantage quelconque aux annonceurs qui achètent les espaces publicitaires de LCI (pratique dite du " couplage mixte ") ; en deuxième lieu, la société LCI s'interdit de pratiquer le couplage pur entre la commercialisation de ses espaces publicitaires et ceux des autres services de télévision dont les espaces sont commercialisés par la régie publicitaire du groupe TF1 ; enfin, la société TF1 s'interdit toute promotion croisée des programmes du service LCI sur le service TF1 et toute diffusion de message publicitaire destiné à promouvoir les programmes de ce service. Les avenants prévoient que ces obligations prennent effet à compter de la première diffusion effective du service LCI sur la télévision numérique terrestre (TNT) gratuite, soit le 5 avril 2016, qu'elles ont une durée de deux ans et que, au plus tard à l'issue de cette période de deux ans, " le Conseil engagera une nouvelle analyse de nature concurrentielle afin d'examiner une éventuelle reconduction totale ou partielle de ces dispositions pour deux années supplémentaires. / Cette analyse, portant notamment sur les évolutions du marché publicitaire télévisuel et ses équilibres, sera rendue publique et fera l'objet d'un débat contradictoire entre la société et le Conseil ainsi que, le cas échéant, d'une demande d'avis à l'Autorité de la concurrence conformément aux dispositions de l'article 41-4 de la loi du 30 septembre 1986. ".
3. Les sociétés BFM TV et NextRadioTV demandent l'annulation de la décision du 4 avril 2018 par laquelle, au terme de la période de deux ans prévue par les stipulations citées ci-dessus, le CSA a décidé, d'une part, de ne pas reconduire les interdictions de couplage dans la vente d'espaces publicitaires dont était assortie la délivrance de l'agrément à LCI et, d'autre part, de ne pas reconduire l'interdiction de promotion croisée des programmes de LCI sur le service TF1 au-delà du 31 août 2018.
Sur la régularité de la décision attaquée :
4. En premier lieu, en vertu du dernier alinéa de l'article 41-4 de la loi du 30 septembre 1986, que les avenants conclus le 17 février 2016 se sont bornés à rappeler, le CSA " peut saisir pour avis l'Autorité de la concurrence des questions de concurrence et de concentration dont il a la connaissance dans le secteur de la radio, de la télévision et des services de médias audiovisuels à la demande ". Il résulte des termes mêmes de ces dispositions que la consultation de l'Autorité de la concurrence par le CSA revêt un caractère facultatif. Par suite, le moyen tiré de ce que la décision attaquée est irrégulière faute de consultation de l'Autorité de la concurrence doit être écarté.
5. En second lieu, la décision du 4 avril 2018 fait apparaître, par son contenu même et par la référence qu'elle comporte à l'analyse préalable du CSA, rendue publique, qu'elle s'approprie, les éléments de fait qui ont conduit le CSA à ne reconduire l'interdiction de la promotion croisée des programmes de LCI sur le service TF1 que jusqu'au 31 août 2018, à savoir les fortes audiences de certains programmes du service TF1 à l'occasion de la Coupe du monde de football 2018 et l'absence d'évènements de même ampleur au cours de la période ultérieure. Par suite, le moyen tiré de ce que la décision attaquée serait insuffisamment motivée sur ce point, faute de justifier la cessation de cet engagement à la date du 31 août 2018, doit être écarté.
Sur le bien-fondé de la décision attaquée :
En ce qui concerne le cadre juridique du litige :
6. Dans le cas où, pour agréer une modification des conditions de financement d'un service de télévision sur le fondement des dispositions du quatrième alinéa de l'article 42-3 de la loi du 30 septembre 1986, sans recourir à une procédure ouverte, telle qu'exigée en principe par l'article 5, paragraphe 2 de la directive 2002/20/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002 relative à l'autorisation de réseaux et de services de communications électroniques (directive " Autorisations "), le CSA a assorti sa décision d'obligations résultant d'engagements pris par le bénéficiaire de l'agrément pour une durée limitée et a prévu la possibilité, à l'issue de cette période, d'interrompre ou de reconduire ces obligations au terme d'un nouvel examen, il lui incombe d'apprécier, par ce nouvel examen, si, eu égard à ses conséquences sur l'exploitation du bénéficiaire et sur celle de services concurrents et sur les contributions respectives de ces services au pluralisme du secteur et à la qualité des programmes, le maintien total ou partiel des obligations est nécessaire.
7. Il appartient au juge de pleine juridiction, saisi par un tiers d'un recours contre une décision par laquelle le CSA, à la suite de l'examen mentionné ci-dessus, fait le choix de ne pas reconduire tout ou partie des obligations dont était assortie la délivrance d'un agrément de la modification des modalités de financement d'un service de télévision, d'examiner, s'il est saisi d'un moyen en ce sens, si cette décision est entachée d'erreur d'appréciation, compte tenu de l'ensemble des circonstances de droit et de fait à la date de la décision attaquée.
En ce qui concerne la décision litigieuse :
8. L'interdiction des pratiques de couplage de vente d'espaces publicitaires et de promotion croisée dont était assorti l'agrément délivré à la société LCI le 17 décembre 2015 était motivée par le risque que la société TF1 et, s'agissant du couplage avec les espaces publicitaires des autres chaînes commercialisés par la régie publicitaire du groupe TF1, cette régie, n'utilisent leur position sur le marché de la publicité télévisuelle pour avantager le service LCI dans des conditions de nature à évincer de ce marché les services concurrents de LCI. La décision litigieuse du 4 avril 2018 se fonde, d'une part, sur le fait que l'interdiction du couplage de vente d'espaces publicitaires du 5 avril 2018 au 5 avril 2020, date au-delà de laquelle les obligations imposées par le CSA ne pouvaient en tout état de cause être prolongées, ne constituait plus une mesure nécessaire et, d'autre part, sur ce que, s'agissant de l'interdiction de promotion des programmes de LCI sur le service TF1, seule sa suppression avant le 31 août 2018 aurait été de nature à entraver le développement des services concurrents de LCI, en raison des fortes audiences dont le service TF1 bénéficierait à l'occasion de la Coupe du monde de football qui devait se dérouler en juillet 2018.
9. En premier lieu, s'agissant de l'appréciation portée sur les risques liés au couplage de vente d'espaces publicitaires, s'il résulte de l'instruction que le groupe TF1 constitue un acteur prépondérant sur le marché de la publicité télévisuelle compte tenu de sa part de marché et de l'avantage que constitue la détention de cinq services de télévision gratuits, il résulte également de l'instruction que, au sein de ce groupe, le service TF1 lui-même, qui constitue l'élément le plus attractif dans le cadre d'une offre publicitaire groupée, a connu depuis plusieurs années une érosion sensible de sa part de marché, qui s'est poursuivie entre 2015 et 2017, alors que celle de son premier concurrent, le groupe Métropole Télévision (M6), s'est maintenue sensiblement au même niveau.
10. Par ailleurs, il résulte de l'instruction et n'est d'ailleurs pas contesté que, si la part d'audience du service LCI a progressé à la suite de la modification des modalités de son financement, cette progression est restée modeste et s'est interrompue en 2018. Si le nombre d'annonceurs recourant aux espaces publicitaires de LCI a nettement augmenté à compter de 2016, l'équilibre économique du service s'est détérioré dans la mesure où les recettes publicitaires perçues n'ont pas compensé les pertes consécutives au changement de modalités de financement. A l'inverse, le service BFM TV et, dans une moindre mesure, le service L'Equipe, principaux concurrents de LCI, ont enregistré une croissance sensible de leur chiffre d'affaires et une amélioration de leur résultat net.
11. En second lieu, s'agissant de la promotion croisée des programmes de LCI par le service TF1, rendue à nouveau possible à compter du 31 août 2018, il résulte de l'instruction que les parts d'audience que le service TF1 est susceptible de réaliser à compter de cette date, notamment à l'occasion d'évènements sportifs importants, ne sont pas comparables aux pics d'audience liés à la diffusion des matchs de la Coupe du monde de football de 2018. Si, au-delà du 31 août 2018 et donc au-delà de cet événement, LCI est susceptible de retirer un avantage de la promotion de ses programmes par le service TF1, plusieurs services concurrents, dont BFM TV, sont exploités au sein de groupes qui peuvent recourir à la promotion croisée à l'occasion de programmes recueillant une forte audience et sont, ainsi, susceptibles de faire bénéficier leur chaîne d'information d'un avantage comparable. En outre, il ne résulte pas de l'instruction que la promotion pratiquée par TF1 au profit du service LCI aurait un impact majeur et durable sur l'audience de ce dernier service.
12. Il résulte de tout ce qui précède que le CSA n'a pas commis d'erreur d'appréciation en estimant qu'il n'était nécessaire ni de maintenir les interdictions de couplage de vente d'espaces publicitaires pour la période comprise entre le 5 avril 2018 et le 5 avril 2020, ni de maintenir l'interdiction de promotion croisée pour la période comprise entre le 1er septembre 2018 et le 5 avril 2020.
13. La requête des sociétés BFM TV et NextRadioTV doit, par suite, être rejetée, y compris, par voie de conséquence, les conclusions qu'elles présentent au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge des sociétés requérantes une somme de 1 500 euros à verser, chacune, à ce même titre, à la société TF1.
DECIDE :
Article 1er : La requête des sociétés BFM TV et NextRadioTV est rejetée.
Article 2 : Les sociétés BFM TV et NextRadioTV verseront à la société Télévision française 1 une somme de 1 500 euros chacune au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société BFM TV, à la société NextRadioTV, à la société Télévision française 1, à la société La Chaîne Info et au Conseil supérieur de l'audiovisuel.