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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 12 février 2020, n° 18-08876

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

J Tronic (SARL)

Défendeur :

Safran Electronics & Défense (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Conseiller :

M. Gilles

Avocats :

Mes Hyest, Boccon Gibod, Lergny

T. com. Paris, du 26 mars 2018

26 mars 2018

FAITS ET PROCÉDURE

Vu le jugement assorti de l'exécution provisoire rendu le 26 mars 2018 par le Tribunal de commerce de Paris qui a :

- dit que la société J Tronic a bénéficié d'un délai suffisant ne pouvant pas justifier une rupture brutale de la relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce en ce qui concerne le Protocole d'accord industriel,

- dit que la société J Tronic a bénéficié d'un délai suffisant ne pouvant pas justifier une rupture brutale de la relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce en ce qui concerne les activités hors Protocole,

- débouté la société J Tronic de toutes ses demandes,

- condamné la société J Tronic aux dépens et à payer la somme de 8 000 euros à la société Safran Electronics & Défense, anciennement dénommée Sagem défense sécurité, par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu l'appel relevé par la société J Tronic et ses dernières conclusions notifiées le 23 janvier 2019 par lesquelles elle demande à la cour, au visa de l'article 1134 du Code civil, de réformer le jugement et, statuant à nouveau, de :

- déclarer ses demandes recevables,

- condamner la société Safran Electronics & Défense à lui payer la somme de 700 000 euros HT, à titre de dommages-intérêts,

- débouter la société Safran Electronics & Défense de toutes ses demandes,

- condamner la société Safran Electronics & Défense aux entiers dépens et à lui payer la somme de 15 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les dernières conclusions notifiées le 16 avril 2019 par la société Safran Electronics & Défense qui demande à la cour :

1) à titre principal, de :

- constater qu'en première instance la demande d'indemnisation de la société J Tronic à hauteur de 701 907 euros HT était fondée sur la réparation du préjudice résultant d'une prétendue brutalité dans la résiliation du Protocole d'accord industriel, notifiée le 26 septembre 2012 avec effet au 31 décembre 2013, et dans la rupture partielle des relations commerciales de sous-traitance, notifiée le 27 août 2015 avec effet au 30 septembre 2016, sur le fondement de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce,

- constater que la demande d'indemnisation présentée devant la cour d'appel à hauteur de 700 000 euros HT est fondée, exclusivement au visa de l'article 1134 du Code civil, sur la réparation de préjudices distincts résultant de fautes distinctes tenant à une prétendue exécution déloyale des relations commerciales, un prétendu débauchage de personnel, un prétendu abus de position dominante et de prétendus abus dans le non renouvellement du Protocole d'accord industriel et dans la rupture partielle des relations commerciales,

- dire que ces demandes constituent des demandes nouvelles en cause d'appel, irrecevables par application de l'article 564 du Code civil,

- par conséquent, débouter la société J Tronic de ses demandes,

- compte tenu du caractère confus des demandes de l'appelante, de son absence de formulation expresse de ses prétentions et des moyens de fait et de droit sur lesquels elles sont fondées, et ce contrairement aux dispositions de l'article 954 du Code de procédure civile, confirmer le jugement en tant que de besoin,

2) à titre subsidiaire, si la cour estimait recevables les demandes de la société J Tronic fondées sur l'article 1134 du Code civil :

- les dire mal fondées :

* elle-même n'ayant commis aucun abus dans le droit de résilier le Protocole d'accord industriel et dans la rupture des relations de sous-traitance, aucun abus de position dominante et/ou de dépendance économique et aucune déloyauté ou aucun manquement à l'exécution de bonne foi des conventions, la société J Tronic ne démontrant ni la réalité de ses préjudices, ni leur lien de causalité avec les fautes qui lui sont imputées, ni le bien fondé du montant de son préjudice,

* en conséquence, débouter la société J Tronic de sa demande en paiement de la somme de 700 000 euros HT, à titre de dommages-intérêts

3) dans tous les cas :

- condamner la société J Tronic à lui payer la somme de 15 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- la condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel ;

SUR CE LA COUR

La société Safran Electronics & Défense, anciennement dénommée Sagem défense sécurité (ci-après Sagem) se présente comme spécialisée dans la haute technologie en matière de service optronique, avionique, électronique et logiciels critiques pour les marchés civils et de Défense.

Suivant Protocole d'accord industriel signé le 31 mars 2005, Sagem a confié à la société J Tronic (ci-après J Tronic) qui exerce une activité de câblage et de réalisation électronique, la réalisation de tests ; J Tronic s'engageait à mettre à sa disposition des techniciens dont la mission était de vérifier la conformité des équipements par le biais de ces tests ; la durée de cet accord était fixée à un an, avec tacite reconduction, sauf dénonciation signifiée au moins deux mois avant sa date anniversaire ; le 26 septembre 2012, Sagem a notifié à J Tronic la résiliation du Protocole à la date du 31 décembre 2013.

Par ailleurs, J Tronic réalise des opérations de sous-traitance pour le compte de Sagem ; le 27 août 2015, cette dernière lui a notifié l'arrêt d'une partie de ces prestations confiées par son établissement de Massy, à effet au 30 septembre 2016.

Le 24 mars 2016, J Tronic a saisi le tribunal de commerce de Paris pour entendre condamner Sagem à lui payer la somme de 707 907 euros HT, à titre de dommages-intérêts, sur le fondement des articles L. 442-6 du Code de commerce et 1134 du Code civil ; elle a été déboutée de sa demande par le jugement déféré.

Sur la recevabilité des demandes de J Tronic

Sagem soulève l'irrecevabilité des demandes de l'appelante ; se référant aux dispositions des articles 563, 564, 565 et 566 du Code de procédure civile, elle fait valoir :

- que s'agissant d'une demande en paiement de dommages-intérêts, la demande ne serait pas nouvelle si elle poursuivait la même fin, c'est à dire la réparation d'un même préjudice résultant d'un même fait,

- qu'en première instance, J Tronic demandait réparation de son préjudice résultant d'une prétendue rupture brutale des relations commerciales,

- qu'en appel, elle ne réclame plus d'indemnisation à ce titre, mais pour des préjudices distincts résultant d'une prétendue déloyauté dans la gestion de la relation contractuelle, d'un abus de position dominante et de l'embauche de trois de ses salariés qui l'aurait déstabilisée au profit de Sagem,

- que ces demandes ne se rattachent pas à ses prétentions originaires par un lien suffisant pour être qualifiées d'accessoire, de conséquence ou de complément au sens de l'article 566 du Code de procédure civile.

J Tronic réplique qu'elle ne se prévaut d'aucun fait nouveau, ne forme aucune demande nouvelle et n'excipe d'aucun moyen nouveau, ne faisant que prendre des écritures organisées différemment afin de permettre une meilleure compréhension de son dossier ; elle ajoute qu'en première instance, elle ne sollicitait pas une indemnisation uniquement pour la rupture des relations commerciales, mais en raison des relations contractuelles, de leur nature, de leur conséquence et de leur rupture, en reprochant à Sagem un comportement abusif et déloyal.

Il résulte des dispositions de l'article 565 du Code de procédure civile que les prétentions ne sont pas nouvelles en cause d'appel dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge ; tel est le cas en l'espèce, J Tronic demandant la condamnation de Sagem à des dommages-intérêts sur le fondement de l'article 1134 du Code civil, déjà visé en première instance, n'invoquant plus l'article L. 442-6 1 5° du Code de commerce en application duquel le tribunal l'a déboutée de ses prétentions.

Les demandes de l'appelante doivent être déclarées recevables.

Au fond

J Tronice expose que les relations commerciales nouées avec Sagem s'organisaient autour de 3 domaines d'activité :

- le protocole d'accord industriel du 31 mars 2005,

- la sous-traitance récurrente pour la réalisation d'un certain nombre de produits et de références, activité pour laquelle depuis 2013 Sagem lui demandait de plus en plus d'acheter les matériaux utilisés, ce qui diminuait d'autant sa marge,

- l'atelier déporté consistant à faire deux navettes par jour : une le matin pour prendre le travail et une le soir pour rendre le travail exécuté, le travail étant réalisé pour partie dans les locaux de Sagem et sous son contrôle, et pour partie dans ses locaux à elle.

Au soutien de sa demande de dommages-intérêts, l'appelante évalue son préjudice " forfaitairement " à la somme de 700 000 euros HT, se bornant à indiquer qu'il est " de nature multiple et important : perte de salariés qualifiés, perte d'une partie de son outil de travail et de sa substance, difficultés économiques, perte d'activité, risque de ne plus être en mesure de poursuivre l'activité. "

Il convient d'examiner les fautes qu'elle impute à Sagem au fil de ses conclusions et de vérifier leur relation de cause à effet avec le préjudice invoqué.

L'appelante reproche à Sagem une emprise et un contrôle anormaux sur elle ; elle expose sous cet intitulé :

- que leurs relations remontent à plus de 20 ans,

- que dans le cadre du Protocole d'accord industriel, elle a d'abord embauché 2 salariés puis mis à disposition de la Sagem 4 salariés, ce qui représentait un quart de ses effectifs,

- qu'en octobre 2009, la Sagem lui a demandé de licencier l'un d'eux, M. X, puis l'a embauché après une période d'intérim de 18 mois,

- que Sagem a proposé de mettre fin à la mission de Mme Y à la fin du 2e ou 3e trimestre 2013, que celle-ci a présenté sa démission le 6 décembre 2013 afin d'être directement embauchée par Sagem,

- que Sagem a proposé de mettre fin à la mission de M. z fin mars 2013, que sa mission a été prolongée de 3 mois, qu'il a donné sa démission le 9 décembre 2013 et a été embauché par Sagem,

- que son chiffre d'affaires avec Sagem s'élevait à 701 907,37 euros HT pour l'exercice courant du 1er avril 2012 au 31 mars 2013, soit 87,33 % de son chiffre d'affaires annuel,

- que malgré ses demandes répétées, Sagem n'a pas mis en place de plan d'accompagnement pour lui permettre de se relever de la rupture inattendue et brutale de l'ensemble des relations commerciales.

J Tronic reproche ensuite à Sagem de s'être ingérée dans la gestion de son personnel ; elle en veut pour preuve :

- que Sagem lui a demandé d'embaucher M. W, qui avait déjà réalisé la durée maximum d'intérim pour son compte, soit 18 mois, et qu'elle n'était pas en mesure de refuser, vu son état de dépendance financière totale,

- que ses salariés exécutaient leur travail sous la direction et le contrôle de Sagem, laquelle avait le monopole de l'activité de toutes les personnes travaillant sur son site et interférait de façon anormale dans leur gestion,

- que c'est Sagem qui contrôlait l'emploi du temps de ses salariés, elle-même n'étant informée qu'a posteriori,

- qu'ainsi elle n'a appris que fortuitement, en novembre 2013, que sa salariée Mme Y travaillait en horaire décalé,

- qu'elle ignorait l'emploi du temps de ses salariés et leurs conditions de travail.

L'appelante en déduit que la très forte emprise de Sagem sur son personnel l'a déstabilisée et privée de ses forces et compétences au profit exclusif de celle-ci.

Sur la rupture des relations commerciales, J Tronic fait encore valoir :

- que leurs relations se sont fortement dégradées après la difficulté apparue avec les horaires de Mme Y,

- que fin 2014, Sagem a modifié et réduit l'activité de l'atelier déporté, sans information, ni prévenance,

- que depuis la délivrance de l'assignation, Sagem continue à maintenir une activité commerciale avec elle, mais sans proposition pour l'avenir,

- que son état de dépendance économique est tellement fort et ses possibilités de diversification si faibles que sa survie est menacée par la rupture des relations,

- que l'embauche de ses salariés Mme Y et M. z, constitue un procédé abusif et déloyal,

- que Sagem l'a vidée d'une partie de sa substance,

- que le tribunal a retenu à tort une durée de relations de 5 ans alors qu'il n'était pas contesté que les relations duraient depuis plus de 20 ans, qu'il ne s'est pas prononcé sur son état de dépendance économique, ni sur la responsabilité contractuelle de Sagem.

Sagem objecte valablement que dans le cadre d'une sous-traitance, le donneur d'ordre fait réaliser ses produits selon ses méthodes et ses directives ; le Protocole prévoyait ainsi que les techniciens de J Tronic mis à disposition de Sagem seraient formés par cette dernière; il fixait leurs heures de travail et stipulait qu'ils demeuraient sous l'autorité de J Tronic mais devaient se conformer au règlement intérieur et aux procédures de travail de Sagem pendant toute la durée de leur mission sur le site de Sagem à Massy.

A supposer que Sagem se soit immiscée de façon fautive dans la gestion du personnel de J Tronic, cette dernière ne justifie pas qu'il en serait résulté pour elle une déstabilisation ou une privation de ses compétences.

Si Sagem a embauché Mme Y le 13 décembre 2013 et M. z le 6 janvier 2014, tous deux à compter du 13 janvier 2014, ces embauches intervenues à l'issue du délai de préavis pour la résiliation du Protocole ne présentent pas un caractère fautif.

Sagem rappelle à bon escient que le seul fait de réaliser une part importante de son chiffre d'affaires auprès d'un seul partenaire ne suffit pas à caractériser un état de dépendance économique et que cet état se définit comme l'impossibilité pour une entreprise de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles nouées avec une autre entreprise; J Tronic, qui exerçait une activité de câblage comme sous-traitant de Sagem n'était liée par aucune clause d'exclusivité et pouvait exercer cette activité au profit d'autres donneurs d'ordre ; les copies de photographies qu'elle verse aux débats en pièces 36 et 60 ne suffisent pas à prouver qu'elle a effectué des investissements particuliers pour satisfaire aux commandes de Sagem ; l'état de dépendance économique qu'elle invoque n'est donc pas établi.

C'est à juste raison que le tribunal a dit qu'il n'y avait pas eu rupture brutale des relations commerciales, Sagem ayant accordé des préavis suffisants, d'une durée de 15 mois pour les activités liées au Protocole et d'une durée de 13 mois pour les autres activités qui n'avaient été que partiellement rompues.

J Tronic ne démontre aucun abus dans le droit pour Sagem de rompre les relations commerciales ni aucune déloyauté au cours de ces relations.

En conséquence, l'appelante sera déboutée de sa demande de dommages-intérêts.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile

L'appelante qui succombe en ses prétentions doit supporter les dépens.

Vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme de 8.000 euros à l'intimée et de rejeter la demande de l'appelante de ce chef.

Par ces motifs : LA COUR, Déclare recevables les demandes de la société J Tronic en cause d'appel, Déboute la société J Tronic de toutes ses demandes, Confirme le jugement en toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne la société J Tronic à payer à la société Safran électronics & Défense la somme de 8 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société J Tronic aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.