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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 18 juin 2020, n° 18-00319

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Rapidepannage (SARL)

Défendeur :

Acta (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocats :

Mes de la Taille, Campagne, Guerre, Amsler

T. com. Lille, du 09 nov. 2017

9 novembre 2017

FAITS ET PROCÉDURE :

La société Rapidépannage 62 a comme activité le transport et le dépannage de véhicules, notamment sur autoroutes.

La société Arc Transistance Services (aux droits de laquelle est venue la société Acta, aujourd'hui dans la cause) est, quant à elle, spécialisée dans les prestations d'assistance automobile pour le compte de constructeurs et de loueurs de longue durée.

Les deux sociétés ont été en relation d'affaires pendant plusieurs années.

Elles ont signé un premier contrat écrit en date du 22 mai 1995, puis un deuxième contrat dit " convention de service prestataire indépendant " du 1er juin 2007, suivi d'un avenant signé en date du 9 mars 2009. Enfin, un troisième contrat intitulé " convention de service atelier agréé Acta " a été formalisé entre les parties en date du 10 septembre 2009.

Par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 19 juillet 2013, la société Acta a informé la société Rapidépannage de sa volonté de résilier la " convention de service prestataire indépendant ", en indiquant que le terme de leur relation intreviendrait au 31 janvier 2014.

En réponse, la société Rapidépannage a, par courrier en date du 5 août 2013, contesté la date du début des relations entre les parties, la fixant entre 1981 et 1983, et sollicité de sa cocontractante une indemnité d'éviction en invoquant un état de dépendance économique.

À la suite de cet échange de correspondance, la société Acta, bien qu'estimant que la relation la liant avec la société Rapidépannage remontait au 22 mai 1995 et que cette dernière ne se trouvait nullement en état de dépendance économique, a, par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 23 septembre 2014, accepté de prolonger le délai de préavis jusqu'au 31 décembre 2014.

Par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 20 février 2014, la société Rapidépannage a, par l'intermédiaire de son conseil, contesté la durée du préavis de 16 mois, en indiquant que le volume de dépannages transmis aurait largement diminué depuis la fin de l'année 2013 et a, en conséquence, demandé le paiement de dommages-intérêts à hauteur de 35 mois de marge sur le chiffre d'affaires.

En réponse, la société Acta a, par courrier officiel de son conseil en date du 12 mai 2014, demandé à la société Rapidéapnnage de justifier de l'ancienneté de 32 ans dont elle se prévalait en lui rappelant que les relations commerciales avaient débuté en mai 1995, ainsi que de sa demande de dommages-intérêts.

Les parties ne parvenant pas à se mettre d'accord sur les conditions de fin de leur relation, la société Rapidépannage, s'estimant victime d'une rupture brutale des relations commerciales établies au sens des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce a, par acte en date du 3 novembre 2015, assigné la société Acta devant le tribunal de commerce de Lille Métropole aux fins d'obtenir le paiement d'une somme de 224 664,00 euros en réparation de son préjudice.

Par jugement contradictoire rendu le 9 novembre 2017, le tribunal de commerce de Lille

Métropole a :

- débouté la société Rapidépannage 62 de l'ensemble de ses demandes ;

- condamné la société Rapidépannage 62 à payer la société Acta la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- débouté les parties de toutes leurs autres demandes plus amples ou contraires ;

- condamné la société Rapidépannage 62 aux dépens, taxés et liquidés à la somme de 77,08 euros en ce qui concerne les frais de greffe ;

Par déclaration du 21 décembre 2017, la société Rapidépannage 62 a interjeté un appel partiel de cette décision en ce qu'elle l'a déboutée de ses demandes, et notamment de sa demande en paiement d'une somme de 224 664 euros en réparation du préjudice subi par la rupture brutale des relations commerciales établies, avec intérêts majorés et de sa demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; et condamné la société Rapidépannage 62 à payer à la société Acta la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens ;

Et plus généralement de toutes dispositions faisant grief à l'appelante.

Aux termes de ses dernières conclusions, notifiées le 13 septembre 2018, la société

Rapidépannage 62, appelante, demande à la cour de :

Pour les causes énoncées,

Vu les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,

Vu les dispositions des articles 1134 et 1147 du Code civil,

- juger recevable et bien fondée la société Rapidépannage en son appel, fins et conclusions ;

- infirmer le jugement du tribunal de commerce de Lille Métropole en date du 9 novembre 2017 en toutes ses dispositions ;

- juger la résiliation de la relation d'affaires existante, par Acta, fautive ;

- condamner la société Acta au paiement de la somme de 175 057,60 euros en réparation du préjudice subi au titre de la perte de marge et causé par la rupture brutale de 32 ans de relations commerciales établies, assortis des intérêts au taux légal majoré de cinq points ; à compter de la lettre de rupture en date du 19 juillet 2013 ;

À titre subsidiaire,

- condamner la société Acta au paiement de la somme de 178 916,48 euros en réparation du préjudice subi au titre de la perte de marge et causé par la rupture brutale des 33 ans de relations commerciales établies, tenant compte du préavis exécuté ; assortis des intérêts au taux légal majoré de cinq points ; à compter de la lettre de rupture en date du 19 juillet 2013 ;

En tout état de cause,

- juger que les intérêts porteront capital dans le délai d'un an conformément à l'article 1154 du Code civil ;

- débouter la société Acta de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

- condamner la société Acta au paiement de la somme de 10 000,00 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers frais et dépens de première instance et d'appel dont distraction dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions, notifiées le 22 mai 2018, la société Acta, intimée, demande à la cour de :

Vu les articles L. 442-6, I-5èmt du Code de commerce,

Vu la jurisprudence,

Vu les pièces,

- dire et juger que la société Rapidépannage ne justifie ni du caractère brutal de la résiliation de la relation commerciale avec Acta ni d'un préjudice ;

- rejeter l'intégralité des demandes de la société Rapidépannage à l'encontre de la société Acta comme infondée ;

- conformer le jugement du tribunal de commerce de Lille en toutes ses dispositions ;

À titre infiniment subsidiaire,

- dire et juger que la préjudice ne peut être constitué que par la perte de marge brute d'exploitation en raison de l'insuffisance du préavis ;

En tout état de cause,

- condamner la société Rapidépannage à payer à la société Acta la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamner la société Rapidépannage aux entiers dépens de l'instance ;

La clôture a été prononcée par ordonnance rendue le 16 janvier 2020.

***

MOTIFS

Sur la rupture brutale de la relation établie

L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas.

La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.

Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.

-la durée de la relation commerciale établie :

Selon la société Rapidépannage 62, le début de sa relation commerciale avec la société ACTA est bien antérieur à 1995, arguant du fait que la société ACTA provient de la fusion des sociétés et associations automobiles AA, ADAC et AWB avec lesquelles elle a travaillé dès 1981.

La société ACTA réplique que l'existence de relations antérieures au contrat de 1995, alléguée par la société Rapidépannage 62, n'est nullement justifiée.

sur ce,

Une relation commerciale peut se nouer sur plusieurs périodes, entre plusieurs personnes, physiques ou morales, qui se succèdent. La continuité de la relation commerciale demeure toutefois subordonnée à la preuve de sa stabilité et à la manifestation, par les parties, de leur intention de se situer dans la continuation de la relation antérieure.

A l'appui de ses allégations relatives à une relation commerciale remontant à 1981, la société Rapidépannage 62 verse aux débats une attestation d'un de ses anciens garagistes indiquant qu'il est intervenu comme dépanneur pour le club AA de 1977 à 1987 et que AA a fusionné pour créer Arc Transistance, puis la société Arc en 1992. Il est aussi produit un courrier émanant de l'assureur AVIVA indiquant que ce dernier a été prestataire d'une structure appelée AA et et qu'"issue de cela en 1995, deux sociétés sont apparues l'un appelée ACTA qui gérait les clubs étrangers dont celui de AA et l'autre ARC Transistance qui gérait les dossiers français". (pièce 14 de la société Rapidépannage 62)

Ces pièces, si elles démontrent l'existence de relations occasionnelles avec des personnes morales qui se sont succédées, ne permettent pas de démontrer l'existence de relations établies au sens de l'article L. 442-6,I, 5°du Code de commerce, antérieures à 1995 entre les deux parties. D'autant que la société Rapidépannage 62 justifie par la production de son extrait Kbis que son immatriculation au RCS de Lyon date du 15 avril 1992, en tant que SAS présidée par la société ARC Europe France, et dont l'origine est mentionnée comme "création" d'entreprise. (pièce 11 de la société ACTA)

La relation commerciale entre les parties, dont il n'est pas contesté le caractère stable, est en revanche démontrée à partir de mai 1995, date de la signature du premier contrat, jusqu'en juillet 2013, date de la lettre de rupture, soit pendant 18 ans.

-le caractère brutal de la rupture

La société Rapidépannage 62 soutient qu'un préavis d'au moins 35 mois était nécessaire au vu de l'ancienneté de la relation commerciale entretenue avec la société ACTA, des investissemnts réalisés et des circonstances liées à l'activité. Elle ajoute que le nombre des missions de dépannages transmises par la société ACTA a sensiblement diminué dès la fin 2013.

En réplique, la société ACTA soutient que le préavis de 35 mois sollicité par la société Rapidépannage 62 est disproportionné, et que le préavis qu'elle lui a effectivement accordé était suffisant.

sur ce ;

Dans sa lettre de rupture en date du 13 juillet 2014, la société Rapidépannage 62 a fixé un préavis jusqu'au 31 janvier 2014, soit un délai de 5 mois et demi, délai qui a été allongé par écrit du 5 août 2013 jusqu'au 31 décembre 2014, soit un délai de préavis d'une durée totale de 17 mois et demi à compter de la date de la lettre informant de la rupture. (pièce 3 de la société Rapidépannage 62)

Concernant l'ancienneté de la relation commerciale, elle a existé entre les parties durant 18 années.

Concernant l'intensité de la relation d'affaires entre les parties, la société Rapidépannage 62 ne justifie ni même ne fournit aucune indication permettant à la Cour de connaître le pourcentage de son chiffre d'affaires tiré de sa relation avec la société ACTA.

L'appelante produit des éléments comptables indiquant son chiffre d'affaires global sur les exercices 2010 à 2014 et montrant une baisse de celui-ci à compter de mars 2014. Elle en déduit que la société ACTA aurait privilégié d'autres partenaires pendant la période de préavis et n'aurait donc pas exécuté le préavis de bonne foi(comptes de résultat et attestations de son expert comptable en pièce 21 de la société Rapidépannage 62). Néanmoins, cette allégation est contredite par le fait que le chiffre d'affaires global de la société ACTA dans le secteur du dépannage dans le département 62 à partir de mars 2014 a lui aussi connu une baisse significative, au vu des éléments comptables qu'elle verse aux débats. (attestation de son expert comptable en pièce 12 de la société ACTA)6

La société Rapidépannage 62 invoque en outre un état de dépendance économique à l'égard de la société ACTA qui, selon elle, justifierait un allongement de la durée de préavis nécessaire à la réorganisation de son activité. Cependant, à défaut de tout élément chiffré sur la part du chiffre d'affaires de la société Rapidépannage 62 tirée de sa relation avec la société ACTA, l'état de dépendance allégué n'est pas prouvé.

Il n'est pas non plus démontré que le secteur du dépannage de véhicules se caractérise par des difficultés particulières pour retrouver de nouveaux partenaires.

Au vu de ces éléments, le préavis de 17 mois effectivement accordé par la société Acta à la société Rapidépannage 62 était nécessaire mais suffisant pour permettre à cette dernière de réorganiser son activité.

La rupture de la relation d'affaires entre la société Rapidépannage 62 et la société Acta ne remplit donc pas les critères pour être qualifiée de brutale au sens des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.

Le jugement de première instance sera confirmé en ce qu'il a débouté la société Rapidépannage 62 de sa demande en indemnisation pour rupture brutale.

Toutes les demandes subséquentes de la société Rapidépannage 62 relatives à l'évaluation du préjudice subi du fait d'une rupture brutale doivent donc être rejetées, à l'instar de ce qu'ont décidé les premiers juges.

Sur les frais et dépens

Le jugement du tribunal de commerce sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Rapidépannage 62 aux dépens et à la somme de 2 000 euros au titre des frais irrépétibles.

En cause d'appel, la société Rapidépannage 62 succombant, supportera les entiers dépens de l'appel.

L'intimée participera en outre à hauteur de 3 000 euros aux frais irrépétibles complémentaires que la société Acta a dû engager pour se défendre en appel.

Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Confirme le jugement entrepris, Y ajoutant, Condamne la société Rapidépannage 62 à payer à la société Acta la somme de 3 000 euros, en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Rapidépannage 62 aux entiers dépens de l'appel.