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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 24 juin 2020, n° 18/21607

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

CSF (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Conseiller :

M. Gilles

Avocats :

Me Guerre, Me Ohana, Me Asselin, Me Le Coz

T. com. Paris, du 10 sept. 2018

10 septembre 2018

FAITS ET PROCÉDURE

M. X, exploite un commerce d'alimentation générale à Reugny (Indre-et-Loire).

Par acte sous seing privé du 1er juillet 2011, il a signé un contrat d'approvisionnement pour la fourniture de marchandises, avec une société du Groupe Carrefour.

Ce contrat, d'une durée de 5 ans, a été stipulé renouvelable par tacite reconduction par périodes de 3 ans, à défaut de dénonciation intervenue 6 mois avant l'échéance de chaque période.

Par lettre recommandée du 18 juillet 2016, la société CSF, du Groupe Carrefour, a vainement mis en demeure M. X de reprendre la passation de commande auprès de ses entrepôts, interrompue depuis plusieurs mois, reprochant à celui-ci de violer la clause du contrat l'obligeant à s'approvisionner de manière prioritaire auprès d'elle ou auprès de fournisseurs qu'elle aurait spécialement agréés.

Par acte extrajudiciaire du 9 novembre 2017, la société CSF a assigné M. X devant le Tribunal de commerce de Paris.

C'est dans ces conditions que, par jugement du 10 septembre 2018, le Tribunal de commerce de Paris a :

- dit la société CSF irrecevable en ses demandes ;

- débouté M. X de sa demande en dommages et intérêts pour exécution de mauvaise foi par la société CSF du contrat liant les parties ;

- condamné la société CSF à payer à M. X la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, déboutant M. X du surplus de ses demandes à ce titre ;

- rejeté comme inopérantes ou mal fondées les conclusions plus amples ou contraires des parties ;

- ordonné d'office l'exécution provisoire du présent dispositif ;

- condamné la société CSF aux dépens.

Par dernières conclusions déposées et notifiées le 29 avril 2019, la société CSF, appelante, demande à la Cour de :

vu les dispositions de l'article L. 442-6, 5° du Code de Commerce et celles de l'article D. 442-3 du même code ;

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré irrecevable la société CSF en l'ensemble de ses demandes sur le fondement du principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle ;

- dire que ce principe était inapplicable aux demandes de la société CSF fondées sur la rupture brutale de relations commerciales établies au titre de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et la rupture abusive au titre de l'article 1382 du Code Civil ;

- dire en toute hypothèse que le principe du non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle autorise la formulation de demandes principales fondées tout à la fois sur la responsabilité contractuelle et sur la rupture brutale de relations commerciales établies (article L. 442-6, 5° du Code de Commerce), le préjudice lié à la brusque rupture étant distinct de celui lié à l'abus dans le droit de rompre du contrat ;

- dire en conséquence recevables les demandes de la société CSF ;

- débouter M. X de toutes prétentions contraires.

- statuant à nouveau :

- constater que M. X a rompu brutalement ses relations avec la société CSF en février 2016 et ce, sans préavis écrit ;

- dire que M. X aurait dû respecter un préavis d'une durée de 15 mois ;

- dire en conséquence que la rupture de ses relations avec la société CSF constitue une rupture brutale de relations commerciales établies au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce ;

- condamner M. X à payer à la société CSF la somme de 27 014.35 euros à titre de dommages et intérêts du chef de perte de marge durant la période du préavis non respecté ;

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société CSF au paiement d'une somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- confirmer pour le surplus le jugement entrepris en ce qu'il a débouté M. X de l'intégralité de ses demandes reconventionnelles, faute de preuve ;

- débouter M. X de ses demandes au titre d'un prétendu abus de dépendance économique au sens de l'article L. 420-2 du Code de commerce, les conditions prévues par ce texte n'étant pas démontrées, outre qu'il ne justifie pas du quantum réclamé à hauteur de 5 000 euros ;

- débouter M. X de ses demandes au titre d'un prétendu manquement de la société CSF à son obligation de bonne foi, les dispositions de l'article 1104 du Code Civil n'étant pas applicables aux faits de l'espèce et M. X ne justifiant pas des manquements allégués, outre qu'il ne justifie pas du quantum réclamé à hauteur de 5 000 euros ;

- débouter en conséquence M. X de l'intégralité de ses demandes ;

- le condamner au paiement d'une somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, dépens en sus.

Par dernières conclusions déposées et notifiées le 29 janvier 2019, M. X demandé à la Cour de :

vu les articles 1103, 1104 et 1231 du Code civil ;

vu les articles 420-2 et 442- 5° du Code de commerce ;

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la SAS CSF du principal de ses demandes et condamner l'appelante aux frais irrépétibles et dépens et le réformant, aux motifs que le concluant a valablement rompu le contrat de fourniture qui le liait avec la société CSF, et ce de manière non-fautive, et que la société CSF ne démontre aucune rupture brutale des relations commerciales ;

- débouter la SAS CSF de toutes ses demandes, en ce qu'elles sont mal fondées ;

- la condamner à payer au concluant la somme de 5 000,00 euros à titre de dommages et intérêts pour avoir exécuté le contrat les liant avec mauvaise foi ;

- la condamner à payer eu concluant la somme de 5 000,00 euros sur le fondement de l'abus de dépendance économique ;

- la condamner à payer au concluant la somme de 5 000,00 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- la condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel.

SUR CE, LA COUR

Le Tribunal de commerce a retenu que la demande de la société CSF était irrecevable en totalité, en vertu du principe de la prohibition du cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle, au motif qu'elle demandait indemnisation à la fois pour la perte de marge sur la période du préavis non effectué, et pour la perte de chance de percevoir la marge brute sur achats jusqu'au terme du contrat, le 1er juillet 2019.

Toutefois, la société CSF ne maintient plus en appel que sa prétention au titre de la perte de marge sur la durée du préavis qui, selon elle, aurait dû être respecté, et qu'elle fonde exclusivement sur les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, instituant un délit civil.

Une telle demande est donc recevable au regard du principe de non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle.

Le jugement entrepris sera donc réformé sur ce point.

S'agissant de la rupture brutale alléguée, il est constant que la dernière commande de M. X a donné lieu à une facture de la société CSF datant du 16 février 2016.

Cependant, M. X expose n'avoir eu pour interlocuteur que la société Carrefour et il prétend avoir donné préavis par lettre recommandée du 13 mars 2015, ce que la société CSF conteste, faisant valoir qu'elle n'a pas été le destinataire de la lettre, qui n'a pas davantage été expédiée à son adresse.

Sur ce point, la Cour retiendra les éléments de fait suivants.

Il est établi que M. X a adressé une lettre recommandée datée du 13 mars 2015, reçue par son destinataire, établie à l'adresse de "Carrefour Direction Centre, 2 avenue du Pacifique, Les Ulis" à Courtaboeuf, annonçant la fin du contrat à l'échéance.

Pour la mise en œuvre de la faculté de dénonciation, le contrat d'approvisionnement litigieux précise seulement la nécessité d'adresser au cocontractant une lettre recommandée avec accusé de réception.

Or, le contrat d'approvisionnement litigieux a été établi entre M. X, le "client", d'une part et, d'autre part, "le fournisseur", ainsi désigné : la SAS CSF France, ayant son siège social à Mondeville, (14 120), zone industrielle route de Paris, "ou toute société filiale du groupe auquel elle appartient qui lui serait substituée, représentée par M. Y, ayant tous pouvoirs à l'effet des présentes".

L'article 3 du contrat d'approvisionnement précise que "la livraison des marchandises commandées sera assurée par les entrepôts du Fournisseur ou par toute autre entrepôt appartenant au Groupe Carrefour dont le Fournisseur est filiale".

Force est encore de constater que le contrat demeure imprécis sur le point de savoir pour le compte de quelle société du Groupe Carrefour a signé M. Y, le représentant du fournisseur, dont la qualité à l'égard de l'une ou l'autre des sociétés du Groupe Carrefour n'est nullement précisée dans le contrat.

En outre, l'original du contrat d'approvisionnement a été retourné à M. X, après signature du fournisseur, par lettre recommandée du 28 septembre 2011 établie à Les Ulis, à l'en-tête de la marque "Carrefour" avec, pour adresse : 2, avenue du Pacifique - Les Ulis - à Courtaboeuf (91977). Cette lettre mentionne également comme expéditeur "Carrefour Proximité France/Direction Régionale Paris France", société par actions simplifiée dont le siège social est situé à Mondeville, (14 120), zone industrielle route de Paris.

La Cour ne peut donc pas retenir qu'à l'occasion de la signature du contrat litigieux la société CSF France se soit manifestée clairement à M. X comme étant, parmi les entités du Groupe Carrefour, son interlocuteur unique, direct et obligé pour une éventuelle dénonciation du contrat.

La seule facture produite a été émise par la société CSF et non par la société CSF France et la SAS CSF indique venir aux droits de la SAS CSF France à compter du 1er mai 2014, en raison de la dissolution de celle-ci et de la transmission universelle de son patrimoine à son associée unique, la SAS CSF.

Il est également établi que, par lettre, la société Carrefour Proximité France/direction Régionale Paris Centre a expressément demandé à M. X d'envoyer tout courrier à l'adresse du 2 avenue du Pacifique CS 20032 Les Ulis à Courtaboeuf, ce à compter du 1er juillet 2014.

Il résulte de ce qui précède que la SAS CSF est mal fondée à reprocher à M. X, à titre de faits constitutifs du délit civil de rupture brutale de relations commerciales établies, de ne pas lui avoir adressé de lettre de rupture à l'adresse de son siège social.

La Cour retiendra au contraire que les circonstances de l'envoi de la lettre recommandée de mars 2015 par M. X, pour ce qui concerne le destinataire désigné et l'adresse de celui-ci, sont exclusives de rupture sans préavis des relations commerciales avec le fournisseur.

S'agissant de savoir si le délai de préavis qui a suivi cette lettre est suffisant ou non, au regard des dispositions de l'article L. 442-6, 5, I du Code de commerce, il est prouvé que les relations commerciales établies dont peut se prévaloir la SAS CSF datent du 11 juillet 2001.

M. X a annoncé par écrit en mars 2015 à son fournisseur, dans une lettre non équivoque ayant pour objet la « résiliation du contrat Proxi services et du contrat d'approvisionnement », sa décision de rompre ces relations, à l'échéance contractuelle du contrat à durée déterminée en cours.

Si cette lettre mentionne de manière erronée que l'échéance contractuelle était à la fin décembre 2015, il est constant que ce délai a été repoussé par M. X, dans les faits, à février 2016.

Il reste que l'échéance contractuelle était au 1er juillet 2016 et que, en présence de la lettre de résiliation expresse ci-dessus, la société CSF est mal fondée à soutenir qu'elle pouvait légitimement s'attendre à ce que le contrat serait tacitement reconduit pour trois années à compter du 1er juillet 2016.

En réalité, lors de l'annonce de la rupture des relations commerciales établies, le fournisseur ne pouvait pas anticiper légitimement que le contrat serait reconduit après le 1er juillet 2016.

Il résulte de ce qui précède que le préavis allant de mars 2015 à février 2016 a été suffisamment long pour ne pas être brutal, au sens de l'article L. 442-6, 5, I du Code de commerce.

Par conséquent, la société CSF sera déclarée mal fondée en sa demande en dommages-intérêts pour le délit civil invoqué.

Les moyens soutenus par M. X au soutien de son appel incident relatif à sa demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour mauvaise foi contractuelle de la société CSF ne font que réitérer sous une forme nouvelle, mais sans justification complémentaire utile, ceux dont le premier juge a connu et auxquels il a répondu par des motifs exacts que la Cour adopte, sans qu'il soit nécessaire de suivre les parties dans le détail d'une discussion se situant au niveau d'une simple argumentation.

A ces justes motifs il sera ajouté ce qui suit.

S'agissant de la mauvaise foi alléguée dans l'exécution du contrat par suite de l'impossibilité pratique de négocier les prix et de la pratique du fournisseur de systématiquement augmenter les prix d'une année sur l'autre pour les produits qui se vendent bien, M. X échoue à rapporter la preuve de ses allégations, et il ne parvient pas à renverser la présomption de bonne foi dont jouit la société CSF.

S'agissant de l'exploitation abusive de l'état de dépendance économique allégué par M. X sur le fondement de l'article L. 420-5 du Code de commerce, la Cour ne saurait retenir, au-delà de la différence de poids économique entre M. X, d'une part, et la société CSF et le Groupe Carrefour, d'autre part :

- que M. X n'avait pas la liberté ni la possibilité de signer un contrat avec une société autre que la société CSF, celle-ci fût-elle leader dans le marché de l'alimentaire ;

- qu'a été abusive la pratique du fournisseur ayant consisté à exiger de M. X un cautionnement bancaire de 7 622,45 euros pour sûreté du prix des marchandises, aux conditions précisées par la banque à sa pièce n° 10 ;

- que révélerait un abus de dépendance économique l'article 3 du contrat faisant de la société Logidis (avant la société CSF France) le ducroire du paiement de toute facture au profit de toute société ne dépendant pas de ce fournisseur, tout en étant membre du Groupe Carrefour, et ayant effectué une livraison à M. X.

En effet, les parties n'étaient liées par aucune relation d'exclusivité d'approvisionnement aux termes du contrat litigieux, bien que M. X ait par ailleurs accepté un contrat de licence d'enseigne avec Carrefour, qui lui avait concédé, à titre non exclusif, le droit d'exploiter le magasin sous l'enseigne Proxi Service.

Il ne peut être retenu d'après les circonstances de l'espèce que M. X ne pouvait pas s'approvisionner auprès de fournisseurs concurrents, en ce compris les marques propres liées à son enseigne.

M. X ne justifie d'ailleurs pas de la part de ses achats réalisés auprès de la société CSF et rien ne permet de dire qu'il ne pouvait pas bénéficier d'autres débouchés sur le marché local concurrentiel.

Il doit être relevé également, s'agissant des contraintes tarifaires à l'achat alléguées, que le contrat d'approvisionnement énonce expressément que le client accepte les conditions tarifaires proposées par le fournisseur et accepte de s'en remettre à dire d'expert en cas d'évolution tarifaire ou de contestation des prix de vente ; or, rien ne prouve que M. X n'a pas pu effectivement mettre en œuvre ces dispositions, du fait du fournisseur.

En outre, ne sont caractérisés en l'espèce ni l'affectation de la concurrence ni le risque d'affectation de celle-ci, tel que requis par les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce.

La demande reconventionnelle fondée sur l'article L. 420-2 du Code de commerce sera donc rejetée.

S'agissant des frais et dépens, le jugement entrepris a exactement statué et il sera confirmé.

La société CSF, qui succombe au principal, sera condamnée aux dépens d'appel et, en équité, versera à M. X une somme au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, dont le montant sera précisé au dispositif de la présente décision.

Par ces motifs : LA COUR, Réforme le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré la société CSF irrecevable en sa demande de dommages-intérêts, Statuant de nouveau sur ce point, Dit que la demande en dommages-intérêts de la société CSF est recevable, Déboute cependant la société CSF de cette demande, Pour le surplus, Confirme le jugement entrepris, Déboute M. X de ses demandes reconventionnelles en dommages-intérêts, Condamne la société CSF à payer à M. X une somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société CSF aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile, Rejette toute autre demande.