CA Besançon, 1re ch. civ. et com., 26 mai 2020, n° 19-00258
BESANÇON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Chaufferie Bois et Réseaux de Chaleur Régie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mazarin
Conseillers :
Mme Uguen Laithier, M. Lévêque
Faits et prétentions des parties
Par acte notarié en date du 28 avril 1995, Jean Louis C. a fait donation à son fils Jean Pierre de la nue-propriété d'une maison d'habitation située [...] en s'en réservant l'usufruit.
Suivant acte du 3 mars 2010, il a souscrit pour le même bien un abonnement au service public de production, transport et distribution de chaleur de la chaufferie collective et du réseau de chaleur de Champey auprès de la Régie Chaufferie Bois et Réseaux de Chaleur (la régie).
Il est décédé le 15 février 2014.
Par exploit d'huissier délivré le 3 août 2017, M. Jean Pierre C., devenu propriétaire de l'immeuble, a fait assigner la régie devant le tribunal de grande instance de Vesoul aux fins de voir juger que le contrat d'abonnement lui est inopposable, subsidiairement le voir annuler ou à défaut voir ses clauses jugées abusives, plus subsidiairement de prononcer sa résolution judiciaire et enfin de voir réviser à la baisse la puissance initialement souscrite.
Par jugement rendu 15 janvier 2019 ce tribunal, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, a :
- rejeté l'exception d'incompétence et s'est déclaré compétent,
- rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action,
- déclaré la police souscrite opposable à M. Jean Pierre C.,
- déclaré abusives les clauses figurant dans les articles 2 et 3 de la police d'abonnement souscrite le 3 mars 2010 ainsi que celles figurant dans l'article 12 du règlement de service,
- déclaré la police d'abonnement applicable à M. Jean Pierre C. nulle,
- débouté les parties de leurs demandes contraires,
- condamné la régie à payer à M. C. la somme de 2 000 euros au titre des frais irrépétibles et aux entiers dépens.
Suivant déclaration reçue au greffe le 5 février 2019, la régie a relevé appel de cette décision, et, aux termes de ses dernières écritures transmises le 18 novembre 2019, elle conclut à son infirmation et demande à la Cour de :
- dire le tribunal de grande instance de Vesoul incompétent pour connaître du présent litige portant sur un contrat administratif et ses conséquences et renvoyer M. C. à mieux se pourvoir,
- subsidiairement, dire les demandes de M. C. infondées et l'en débouter,
- condamner ce dernier à lui verser 3 500 euros au titre des frais irrépétibles en sus des dépens avec droit pour la SCP C. de se prévaloir des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
Par dernières écritures déposées le 3 octobre 2019, M. C. conclut à titre principal à la confirmation du jugement déféré et à la condamnation de l'appelante à lui verser une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, outre les dépens d'appel.
Subsidiairement, il demande à la cour, compte tenu de l'annulation des clauses abusives, de prononcer la résiliation du contrat à la date de l'assignation.
Très subsidiairement, si la cour estimait les clauses non abusives et n'annulait pas le contrat, il lui demande de dire que le contrat sera révisé et que la puissance initialement souscrite de 40 KW devra être ramenée à 20 KW avec toutes conséquences de droit au niveau de la tarification et dans l'hypothèse où la régie n'acceptait pas cette révision de dire qu'il sera en droit de procéder à la résiliation du contrat d'abonnement.
Pour l'exposé complet des moyens des parties, la cour se réfère aux dernières conclusions susvisées de celles-ci, conformément aux dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
La clôture de l'instruction de l'affaire a été prononcée par ordonnance du 5 mai 2020.
Motifs de la décision
Attendu que la cour relève à titre liminaire que l'intimé ne critiquant plus à hauteur de cour l'opposabilité de la police d'abonnement litigieuse et concluant à confirmation de ce chef il n'est point besoin d'examiner les développements correspondant à ce point qui n'est plus en litige ;
Sur l'exception d'incompétence,
Attendu qu'à l'appui de son appel, la régie fait valoir que le contrat d'abonnement litigieux est un contrat administratif dès lors qu'il est signé par une personne publique (la commune de Champey) et porte sur l'exécution d'un service public ;
Que l'intimé lui rétorque que la police d'abonnement constitue un contrat de droit privé de fourniture d'énergie et ne relève pas de l'exécution d'un service public, dès lors que ce service géré en régie a un caractère industriel et commercial et relève de la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire ;
Attendu que c'est par des motifs pertinents que la cour adopte que les premiers juges ont retenu qu'il était admis que le litige portant sur la police d'abonnement à un service public de transport et de distribution d'énergie géré en régie relevait de la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire dès lors qu'un tel service constitue un service public industriel et commercial ; que la délibération du conseil municipal de la commune de Champey du 9 avril 2008, communiquée aux débats par l'appelante, le confirme s'il en était besoin en votant la "création de ce nouvel établissement « chaufferie bois » qui sera doté d'un budget spécifique (SPIC)", cet acronyme signifiant précisément « service public industriel et commercial » ;
Qu'ainsi le litige portant au principal sur la nullité et l'opposabilité de la police d'abonnement souscrite par Jean Louis C. le 3 mars 2010 relevait bien de la compétence du tribunal de grande instance de Vesoul de sorte que la présente exception sera écartée et le jugement déféré confirmé en ce qu'il a retenu sa compétence ;
Sur la qualité à agir et la forclusion,
Attendu que si la régie se prévaut à hauteur de cour de ces deux moyens dans le corps de ses écrits, sans toutefois les reprendre dans le dispositif de ceux-ci, elle ne peut sérieusement opposer à M. Jean Pierre C. un défaut de qualité à agir à son encontre alors même qu'elle soutient que la police d'abonnement lui a été automatiquement transmise en sa qualité de propriétaire de l'immeuble desservi, à la suite du décès du souscripteur, et ce, en application de l'article 12 du règlement de service, dont elle conteste qu'il constitue une clause abusive ;
Que la régie soutient par ailleurs que son contradicteur serait forclos à agir en reconnaissance de clauses abusives au motif que le délai quinquennal afférent à cette action aurait couru à compter de la signature du contrat le 3 mars 2010 ;
Mais attendu que l'action qui tend à faire constater le caractère abusif d'une clause contractuelle en application des dispositions de l'article L. 132-1 du Code de la consommation et à la voir en conséquence déclarer réputée non écrite, donc rétroactivement inexistante, ne s'analyse pas en une demande en nullité de ladite clause, de sorte que n'étant pas soumise à la prescription quinquennale, elle est imprescriptible ;
Que le jugement qui a écarté ces deux moyens inopérants sera confirmé de ces chefs ;
Sur les clauses abusives,
Attendu que M. C., qui rappelle que l'objet du contrat d'abonnement relève incontestablement du droit privé, affirme à la suite des premiers juges que ce contrat comporte des clauses abusives qu'il y a lieu d'anéantir en ce qu'elles doivent être réputées non écrites ;
Que pour s'y opposer la régie rappelle que le caractère abusif d'une clause doit s'apprécier au regard des caractéristiques particulières du service public concerné, qui en l'espèce a permis de mettre en place, sans frais d'installation et de raccordement pour les abonnés, un service de chauffage à des conditions tarifaires très avantageuses ;
Attendu qu'aux termes de l'article L. 132-1 précité dans sa version alors en vigueur, dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat ;
Qu'en cas de litige concernant un contrat comportant une telle clause, le professionnel doit apporter la preuve du caractère non abusif de la clause litigieuse ; que sans préjudice des règles d'interprétation prévues aux articles 1156 à 1161 et 1163 et 1164 du Code civil, le caractère abusif d'une clause s'apprécie en se référant, au moment de la conclusion du contrat, à toutes les circonstances qui entourent sa conclusion, de même qu'à toutes les autres clauses du contrat ;
Qu'il n'est pas contesté que la législation en matière de clauses abusives est applicable aux contrats dans lesquels l'un des signataires est une personne publique, comme c'est le cas en l'espèce ;
1/ sur l'article 2 des conditions générales du contrat d'abonnement :
Attendu que selon l'article 2 des conditions générales "l'abonné reconnaît avoir pris connaissance du règlement de service qui s'applique dans son intégralité à la présente police d'abonnement et qui lui a été fourni au moment de la signature de la présente police d'abonnement" ;
Que M. C. considère qu'en l'absence de signature du règlement de service, rien n'indique que le souscripteur, en l'occurrence son père, ait eu connaissance des conditions très contraignantes de celui-ci, et en déduit que l'article 2 de la police constitue une clause abusive ;
Que c'est cependant avec pertinence que la régie objecte que la reconnaissance expresse par le souscripteur, qui a signé le contrat incluant cette clause, de ce qu'il a pris connaissance du règlement de service qui lui a été fourni au moment de la signature, ne saurait être mise en doute, en dépit du fait que le règlement de service n'est pas paraphé par le souscripteur, et que cette clause qui ne fait que rappeler une information pré-contractuelle n'est pas abusive ;
Que les premiers juges ont à tort fait application au cas d'espèce de l'article R. 132-1 du Code de la consommation, qui qualifie d'abusive la clause constatant l'adhésion du non professionnel à des clauses ne figurant pas dans l'écrit qu'il accepte ou qui sont reprises dans un autre document auquel il n'est pas fait expressément référence lors de la conclusion du contrat et dont il n'a pas eu connaissance avant sa conclusion, alors précisément qu'il est expressément fait référence dans le cas soumis à la cour au document distinct et que le signataire du contrat reconnaît en avoir pris connaissance avant son engagement ;
Que la décision déférée qui a jugé abusive cette clause doit donc être réformée sur ce point ;
2/ sur l'article 12 du règlement de service :
Attendu que cet article dispose que "les contrats d'abonnement sont souscrits pour une durée de 20 ans, renouvelable tacitement par période de cinq ans jusqu'à la cinquantième année de fonctionnement... Les dispositions de la police d'abonnement s'imposent aux ayant-droits, ou successeurs éventuels de l'abonné qui s'engage en conséquence à imposer cette obligation dans tout acte de transfert" ;
Attendu que M. C. soutient que la transmission du contrat aux successeurs sans possibilité de résiliation est abusive en ce qu'elle crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au sens de l'article 1171 du Code civil et des recommandations de la Commission des clauses abusives ;
Que la régie considère en revanche que la durée imposée de 20 ans sans résiliation possible par le souscripteur et ses successeurs n'est pas abusive et se justifie par l'économie du contrat et la prise en charge des frais d'installation et de raccordement des administrés ;
Attendu que la recommandation N° 01-02 de la Commission des clauses abusives relative à la durée des contrats conclus entre professionnels et consommateurs recommande que soient éliminées des contrats, au motif qu'elles sont abusives en créant un grave déséquilibre de la relation contractuelle au détriment du consommateur, les clauses qui ont pour objet :
- d'imposer une durée initiale minimum du contrat sans en autoriser, eu égard à son économie, la résiliation anticipée par le consommateur pour motifs légitimes ;
- de prévoir la prorogation ou la reconduction tacite d'un contrat à durée déterminée pour une période excessivement longue ;
Qu'en l'espèce, si les premiers juges ont pertinemment rappelé que la clause querellée devait s'apprécier au regard de l'économie générale du contrat au jour de la souscription, c'est à juste titre qu'ils relèvent également que si la régie met en avant la prise en charge des frais d'installation et de raccordement elle ne justifie pas de leur coût et échoue par conséquent à démontrer qu'un tel avantage compenserait une durée initiale incompressible de l'engagement de 20 ans ainsi qu'un renouvellement tacite pour une durée particulièrement longue de 5 ans ; qu'elle procède en effet par affirmation lorsqu'elle soutient que le coût des travaux d'installation pour l'immeuble C. s'est élevé à 15 000 euros ; qu'il ressort par ailleurs du dossier que l'installation n'a pas été financièrement complètement indolore pour les abonnés, puisque l'article 3.2 des conditions générales stipule que reste notamment à leur charge le coût des installations secondaires (depuis les deux brides de l'échangeur jusqu'aux émetteurs de chaleur) et de l'évacuation d'eau au sol de la sous-station ;
Qu'il en résulte que la clause susvisée, qui conduit à un déséquilibre significatif entre les droits et obligations respectives des parties, est abusive et doit être réputée non écrite ; que le jugement déféré qui a ainsi jugé sera confirmé de ce chef ;
3/ sur l'article 3 des conditions générales de la police d'abonnement :
Attendu que cet article dispose que "toute modification du règlement de service, dûment approuvée par une délibération du conseil municipal, sera immédiatement applicable aux abonnés" ;
Attendu que M. C. affirme que la modification unilatérale des conditions du contrat par le professionnel sur le prix, la durée ou le service à rendre est abusive selon l'article R. 132-1 du Code de la consommation, de sorte qu'une telle modification par simple décision du conseil municipal doit être réputée non écrite ;
Que la régie soutient que l'application immédiate des conditions du règlement de service par décision du conseil municipal n'est pas abusive, les délibérations démocratiques de celui-ci œuvrant pour le bien public et pouvant tout autant être favorables aux administrés ;
Attendu qu'en vertu du texte invoqué par l'intimé, "Dans les contrats conclus entre des professionnels et des non-professionnels ou des consommateurs, sont de manière irréfragable présumées abusives, au sens des dispositions du premier et du troisième alinéas de l'article L. 132-1 et dès lors interdites, les clauses ayant pour objet ou pour effet de ... 3° Réserver au professionnel le droit de modifier unilatéralement les clauses du contrat relatives à sa durée, aux caractéristiques ou au prix du bien à livrer ou du service à rendre " ;
Qu'il ressort de la clause litigieuse que la régie dispose de la possibilité de modifier unilatéralement le contrat d'abonnement sans que le non professionnel puisse s'y opposer, donner son accord ou résilier le contrat ; que la circonstance que la décision de modification incombe à une délibération du conseil municipal importe peu dès lors que cela ne compense pas le déséquilibre qu'une telle disposition crée au détriment de l'abonné ;
Que le jugement déféré qui a considéré à bon droit que cette clause était abusive sera confirmé de ce chef ;
Sur le sort de la police d'abonnement,
Attendu qu'à la suite des premiers juges M. C. estime que dès lors que les clauses litigieuses constituent la quasi-totalité du contrat, celui-ci ne peut valablement subsister sans elles, et qu'il y a lieu de déclarer nul le contrat dans son entièreté ou à défaut de dire qu'il peut être résilié à tout moment et prononcer sa résiliation à la date de l'assignation ;
Que toutefois les deux clauses réputées non écrites ci-dessus ne constituent ni ne conditionnent l'économie globale du contrat puisqu'elles ne portent que sur sa durée, les conditions de sa rupture à l'initiative de l'abonné et les modalités de sa modification unilatérale à l'initiative du professionnel ;
Qu'il s'ensuit que le contrat peut survivre à l'anéantissement de ces deux clauses et que le jugement a, à tort, considéré que le contrat d'abonnement devait être déclaré nul dans son ensemble ; qu'il sera réformé de ce chef ;
Attendu qu'à titre subsidiaire il est sollicité la résiliation du contrat à la date de l'acte introductif d'instance ; que dès lors que les modalités relatives à la durée et partant à la rupture du contrat sont réputées n'avoir jamais existé, rien ne s'oppose à ce que le contrat puisse désormais être rompu à l'initiative de l'abonné ;
Que toutefois, eu égard à l'obligation générale pesant sur tout cocontractant consistant à exécuter loyalement et de bonne foi ses obligations contractuelles s'agissant notamment de l'observation d'un délai raisonnable de préavis, il convient de faire droit à la demande de résiliation de M. C. en la fixant à la date du présent arrêt, l'intéressé ayant par ailleurs bénéficié d'une contrepartie de chauffage de la part de la régie durant la période écoulée entre l'assignation du 3 août 2017 et la présente décision ;
Que la cour accueillant la demande de résiliation du contrat, il n'est point besoin d'examiner les prétentions plus subsidiaires de l'intimé ;
* Sur les demandes accessoires,
Attendu que la régie, qui succombe en son appel, sera condamnée à verser à M. C. une indemnité de procédure de 1 500 euros et supportera les dépens d'appel, les dispositions du jugement querellé relatives aux frais irrépétibles et dépens étant confirmées ;
Par ces motifs : LA COUR, statuant contradictoirement, après en avoir délibéré conformément à la loi, Confirme le jugement rendu le 15 janvier 2019 par le tribunal de grande instance de Vesoul sauf en ce qu'il a déclaré abusive la clause figurant à l'article 2 des conditions générales du contrat d'abonnement et nulle la police d'abonnement applicable à M. Jean-Pierre C.. L'infirmant de ces seuls chefs, statuant à nouveau et y ajoutant, Déboute M. Jean-Pierre C. de sa demande tendant à juger abusive la clause figurant à l'article 2 des conditions générales de la police d'abonnement souscrite le 3 mars 2010. Rejette la demande de M. Jean-Pierre C. tendant à voir dire nulle la police d'abonnement souscrite le 3 mars 2010. Prononce la résiliation de ladite police d'abonnement à la date du présent arrêt. Condamne la Régie Chaufferie Bois et Réseaux à payer à M. Jean-Pierre C. une indemnité de mille cinq cents (1 500) euros au titre des frais irrépétibles exposés devant la cour. Condamne la Régie Chaufferie Bois et Réseaux de Chaleur aux dépens d'appel. Autorise la SCP C., avocats, à recouvrer ceux des dépens dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.