CA Paris, ch. com., 7 juillet 2020, n° 19-02976
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Followeb (SARL)
Défendeur :
Cuts Ice Limited (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Ancel
Conseillers :
Mmes Schaller, Aldebert
Avocat :
AARPI JRF Avocats
Faits
1. La société Followeb est une société de droit français spécialisée dans la vente de cigarettes électroniques et de recharges e-liquides, opérant en ligne, créée en 2013, dont Messieurs H. et A. étaient associés pour 10 % l'un et 15 % l'autre. Ils étaient également associés dans la société California Groupe qui faisait aussi de la vente de cigarettes électroniques et de recharges en points de vente.
2. La société Cuts Ice Limited (ci-après la société « Cuts Ice ») est une société de droit anglais, spécialisée dans la fabrication de recharges e-liquide pour cigarettes électroniques.
3. La société Followeb se fournissait depuis l'été 2015 en recharges e-liquides auprès de la société Cuts Ice, sans qu'un contrat écrit n'ait été signé.
4. En 2016, Messieurs H. et A. ont cessé leur collaboration avec la société Followeb et créé la société LVP Distribution.
5. Le 15 novembre 2016, la société Cuts Ice a informé la société Followeb que toute commande devait désormais s'effectuer auprès de Monsieur H..
6. Estimant que ce courriel emportait rupture de leur relation commerciale et avoir ainsi été évincées brutalement par la société Cuts Ice, les sociétés Followeb et California ont, par courriel en date du 29 novembre 2016, mis en demeure la société Cuts Ice de respecter ses obligations contractuelles et de se conformer à l'accord de distribution en vigueur.
7. Le 14 décembre 2016, la société Cuts Ice a contesté les demandes des sociétés Followeb et California.
Procédure
8. C'est dans ces circonstances que s'estimant victimes d'une rupture brutale des relations commerciales établies avec la société Cuts Ice, les sociétés Followeb et California ont saisi le tribunal de commerce de Paris le 28 mars 2017 aux fins de voir condamner la société Cuts Ice Limited à leur payer des dommages et intérêts à hauteur de 477 161,63 € sur le fondement de l'article L. 442-6-I, 5° du Code de commerce, la somme de 69 387,17 € en remboursement d'un stock non-conforme et 50 207, 76 € en remboursement de pièces non livrées.
9. Par jugement en date du 18 décembre 2018, le tribunal de commerce de Paris s'est déclaré incompétent à l'égard de la société Calfornia, et a débouté la société Followeb de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société Cuts Ice la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
10. La société California et la société Followeb ont interjeté appel de cette décision, respectivement les 5 et 7 février 2019.
11. Par ordonnance d'incident en date du 19 novembre 2019 dans l'instance n° RG 19/2707, le conseiller de la mise en état a déclaré l'appel de la société California irrecevable, la cour n'étant plus saisie que de l'appel de la société Followeb sous le n° RG 19/2976.
12. La clôture a été prononcée le 4 février 2020.
13. Interrogés sur un recours à la procédure sans audience en application de l'article 8 de l'ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020, les parties ont accepté que l'affaire soit jugée selon cette procédure. Les parties ont été avisées le 8 juin 2020 que la décision serait rendue le 7 juillet 2020 par les juges susmentionnés.
II. PRÉTENTIONS DES PARTIES
14. Aux termes de ses dernières conclusions communiquées par voie électronique le 30 décembre 2019, la société Followeb demande à la cour, de :
- Infirmer la décision du tribunal de commerce de Paris du 18 décembre 2018 statuant sur les demandes de Followeb.
- Condamner la société Cuts Ice Limited à payer à la société Followeb la somme en principal de 164 379,42 euros correspondant à la marge brute pendant la durée du préavis de 3 mois ;
- Condamner la société Cuts Ice Limited à payer à la société Followeb la somme en principal de 10 000 euros correspondant au préjudice d'image subi ;
- Condamner la société Cuts Ice Limited au remboursement du stock d'une valeur de 69 387,17 euros et à la reprise du stock non conforme, à ses entiers frais ;
- Condamner la société Cuts Ice Limited à la somme de 50 207,76 euros au titre du remboursement des pièces non livrés et payées d'avance ;
En tout état de cause,
- Condamner la société Cuts Ice à payer à la société Followeb la somme de 8 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 Code de procédure civile et aux entiers dépens ;
15. Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 28 janvier 2020, la société Cuts Ice Limited demande à la cour, de :
- Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 18 décembre 2018 en ce qu'il a débouté la société Followeb de sa demande au titre d'une rupture brutale de relations commerciales établies,
- Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 18 décembre 2018 en ce qu'il a débouté la société Followeb de sa demande de remboursement d'un stock non conforme,
- Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 18 décembre 2018 en ce qu'il a débouté la société Followeb de sa demande de remboursement de pièces payées, non livrées,
- Débouter la société Followeb de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
En tout état de cause,
- Condamner la société Followeb à verser à la société Cuts Ice Limitedla somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- Condamner la société Followeb aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de Maitre Stéphane F., Avocat au Barreau de Paris, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
III. MOYENS DES PARTIES
Sur la rupture brutale des relations commerciales
16. La société Followeb soutient que la société Cuts Ice Limited a rompu brutalement leurs relations commerciales établies, par email du 15 novembre 2016, en l'informant que les commandes devaient désormais se faire par l'intermédiaire de M. H., celui-ci devenant le distributeur de la société Cuts Ice pour la France, après avoir démissionné de ses fonctions de responsable Achats-Ventes de la société Followeb pour monter sa propre structure, créant de fait un changement d'organisation, constitutif d'une rupture brutale des relations commerciales et sollicite l'indemnisation de son préavis à hauteur de 6 mois de perte de marge brute, qu'elle estime à la somme de 164 364,42 euros et réclame une somme de 10 000 euros en réparation de son préjudice moral et d'image.
17. Elle fait valoir, au visa de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce en vigueur à l'époque des faits, qu'en l'absence de contrat écrit conclu avec la société Cuts Ice, il y a lieu de prendre en compte l'intensité et la qualité des relations entre les parties et notamment l'activité globale des sociétés California et Followeb qui étaient confondues, au travers du chiffre d'affaires réalisé par les deux sociétés avec la société Cuts Ice. Elle considère que la récurrence et l'intensité des commandes ainsi que le nombre d'employés dédiés à cette activité à temps complet l'ont maintenue dans la croyance de la pérennité des relations d'affaires.
18. En réponse, la société Cuts Ice indique que la rupture est imputable à la société Followeb qui a cessé de passer commande à partir du mois de février 2016, sans qu'elle ait jamais voulu rompre les relations. Elle conteste avoir cherché à modifier son circuit de distribution en demandant que les commandes soient passées par l'intermédiaire de M. H., alors qu'elle ignorait que ce dernier avait quitté la société Followeb.
19. Elle fait valoir qu'une relation qui n'a duré que quelques mois ne peut être considérée comme établie, qu'en outre, en l'absence de contrat écrit conclu entre les parties, les relations commerciales avec la société Followeb se résumaient à dix commandes passées sur sept mois, dont deux commandes portant sur de faibles montants, le chiffre d'affaires réalisé par la société Followeb avec ses produits n'ayant représenté que 12 % de sa marge brute.
20. Elle conteste que l'activité de la société Followeb puisse être confondue avec celle de la société California, s'agissant de deux personnes morales distinctes n'appartenant pas au même groupe de sociétés, qui ont entretenu des relations commerciales distinctes, même si elles ont des actionnaires communs.
21. Elle estime qu'en tout état de cause une modification dans l'organisation de la distribution de ses produits ne serait pas constitutive d'une faute ni d'une rupture des relations commerciales, puisque la société Followeb aurait continué d'être approvisionnée par la société Cuts Ice sans qu'un changement tarifaire n'intervienne.
22. Elle conteste l'indemnisation demandée et rappelle que sa relation avec la société Followeb n'était pas exclusive, que cette dernière n'a éprouvé aucune difficulté à se réorganiser sur le marché des e-recharges de cigarettes électroniques, comme le montre la croissance de son chiffre d'affaires entre 2016 et 2017 (+18 %).
Sur la reprise du stock et le remboursement des pièces commandées et non livrées
23. La société Followeb fait valoir que la société Cuts Ice a manqué à son obligation de délivrance conforme, au visa des 1603 et 1147 du Code civil, au motif que les emballages extérieurs des produits de e-cigarettes ne comportaient pas les mentions et avertissements imposés par la législation française en vigueur selon l'arrêté du 19 mai 2016 relatif aux modalités d'inscription des avertissements sanitaires sur les unités de conditionnement des produits du tabac, obligation qui incombe selon elle au fabricant, et réclame en conséquence le remboursement du stock d'une valeur de 69 387,17 euros. Elle justifie par une attestation de sa comptable que lesdits produits auraient été achetés entre le 15 avril et le 30 septembre 2016.
24. La société Followeb soutient de plus que la société Cuts Ice a facturé 36 648 pièces qu'elle n'a pas livrées, totalisant un montant de la somme de 50 207,76 euros, différentiel établi à partir des factures des 1er et 30 septembre 2016, somme dont elle sollicite en conséquence le remboursement.
25.En réponse, la société Cuts Ice souligne que la société Followeb est un distributeur, professionnel averti d'articles pour fumeurs et qu'en cette qualité, il lui incombait de connaître et d'anticiper les conséquences d'un changement de réglementation relative à la vente de cigarettes ou produits dérivés, sans que la société Followeb puisse reporter cette obligation sur elle, notamment en application de la jurisprudence selon laquelle « l'obligation d'information du fabricant à l'égard de l'acheteur professionnel n'existe que dans la mesure où la compétence de celui-ci ne lui donne pas les moyens d'apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques des biens qui lui sont livrés ». La société Cuts Ice fait également valoir qu'à la date de la commande litigieuse, les mentions exigées par la législation française n'étaient pas encore en vigueur, en précisant que l'avertissement sanitaire ne s'est appliqué qu'à compter du 20 novembre 2016 pour une mise à la consommation, et à compter du 1er janvier 2017 pour une commercialisation effective. Elle ajoute que la société Followeb ne rapporte pas la preuve d'avoir reçu des produits non conformes.
26. La société Cuts Ice expose par ailleurs que le grief tiré du défaut de livraison ne lui est pas imputable car la dernière facture qu'elle a émise à l'égard de la société Followeb date du 19 février 2016, et que les commandes de septembre 2016 sur lesquelles la société Followeb fonde sa réclamation émanaient de la société California.
27. La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
IV. MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la rupture brutale des relations commerciales
28. L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, dans sa version applicable aux faits de l'espèce, dispose qu'« engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, (...) 5° de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. (...) Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. (...) ».
29. Il est constant que la notion de relation commerciale établie suppose, même en l'absence de convention écrite, et même si elle a été brève, l'existence d'une relation d'affaires qui s'inscrit dans la durée, la continuité et dans une certaine intensité, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour un avenir, même bref, une certaine stabilité du flux d'affaires avec son partenaire commercial, la relation commerciale résultant d'échanges conclus directement entre les parties et non avec une tierce partie.
30. En l'espèce, il n'est pas contesté que les parties n'ont pas signé de contrat de distribution ou d'accord-cadre pour régir leur relation commerciale, celles-ci résultant de commandes passées auprès de la société Cuts Ice et des factures adressées en retour par cette dernière.
31. Il ressort des écritures des parties que les relations commerciales n'ont débuté entre la société Followeb et la société Cuts Ice qu'au cours de l'été 2015, sans que la première ne puisse se prévaloir de l'existence de relations antérieures entre la société Cuts Ice et la société California Groupe, personne morale distincte ayant une activité propre, peu important qu'elles aient eu à un moment les mêmes associés.
32. Les commandes passées par la société Followeb se sont échelonnées sur quelques mois et ont donné lieu à 10 factures entre le 18 septembre 2015 et le 19 février 2016, étant observé que les produits vendus par la société Cuts Ice à la société Followeb (« Rude Oil, T-Juice, Halcyon Haze et 13sins ») n'ont représenté que 18,68 % des produits vendus par la société Followeb, que la marge brute réalisée par la société Followeb avec les produits de la société Cuts Ice a représenté 15,79 % de sa marge brute totale et 17,85 % du chiffre d'affaires total réalisé par la société Followeb.
33. Aucun élément ne permet de considérer que la société Cuts Ice se serait engagée sur une quelconque durée ou exclusivité à l'égard de la société Followeb, la pérennité de la relation ne pouvant résulter du seul renouvellement de commandes par la société Followeb. Le fait que cette dernière ait engagé du personnel pour développer son activité, qui ne peut au regard du chiffre d'affaires précité réalisé avec la société Cuts Ice, être la conséquence directe de la relation commerciale alléguée, ne permet pas d'en déduire une obligation à la charge de la société Cuts Ice.
34. En outre, les éléments produits ne permettent pas de justifier d'une relation continue et/ou exclusive de la société Followeb avec la société Cuts Ice ayant vocation à s'inscrire dans la durée, ou qui présente une stabilité prévisible ou une intensité qui caractérise l'existence d'une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6, I, 5° précité, alors au surplus que la société Followeb avait d'elle-même cessé toute commande auprès de la société Cuts Ice après le mois de février 2016, soit 9 mois avant les échanges de courriels du 15 novembre 2016 qu'elle a interprétés comme la volonté de la société Cuts Ice de cesser toutes relations commerciales avec elle, ce que cette dernière conteste.
35. En conséquence, au regard de ces éléments et des motifs pertinents des premiers juges que la cour adopte, il y a lieu de considérer que les relations commerciales n'étaient pas établies au sens de l'article L. 442-6, I, 5° précité et de débouter la société Followeb de sa demande d'indemnisation sur ce fondement, ainsi que de celle consécutive fondée sur un préjudice d'image qui n'est au demeurant justifié par aucun document.
Sur les demandes de la société Followeb en remboursement de stock non conforme et de pièces commandées et non livrées :
36. L'arrêté du 19 mai 2016 «relatif aux modalités d'inscription des avertissements sanitaires sur les unités de conditionnement des produits du tabac, des produits du vapotage, des produits à fumer à base de plantes autres que le tabac et du papier à rouler les cigarettes», a imposé pour les produits commercialisés à compter du 1er janvier 2017 l'apposition sur les conditionnements de produits de vapotage la mention « La nicotine contenue dans ce produit crée une forte dépendance. Son utilisation par les non-fumeurs n'est pas recommandée ».
37. Toutefois, le pointage des produits dont la non-conformité est alléguée (pièce n° 6 versée aux débats par la société Followeb) fait apparaître que les produits allégués non conformes sont ceux facturés selon facture n° PF4970 en date du 14 décembre 2015, soit antérieurement à l'arrêté.
38. De plus, la dernière facture adressée par la société Cuts Ice à la société Followeb a été émise le 19 février 2016, de sorte qu'il ne saurait être fait grief à la société Cuts Ice d'avoir livré des produits ne répondant pas à une norme qui n'était pas encore en vigueur au jour des commandes. Enfin, il ressort du jugement entrepris que la société Followeb a indiqué à l'audience devant le tribunal de commerce « qu'elle a pu ne pas être assez vigilante sur les quantités achetées et encore vendables selon l'ancienne norme alors que l'échéance se rapprochait ».
39. En ce qui concerne le défaut de livraison de produits par la société Cuts Ice, il appartient à la société Followeb d'établir qu'elle a passé commande, ce qu'elle ne fait pas. De plus, les factures qu'elle invoque au soutien de sa demande, en date des 1er et 30 septembre 2016, étaient adressées à la société California et non à la société Followeb, la dernière facture émise par la société Cuts Ice à l'égard de Followeb étant du 19 février 2016.
40. Le jugement entrepris sera en conséquence également confirmé de ces chefs.
Sur les frais irrépétibles :
41. Le sort des dépens et de l'indemnité de procédure a été exactement réglé par le tribunal de commerce en première instance.
42. A hauteur de cour, il y a lieu de condamner la société Followeb, partie perdante, aux dépens.
43. En outre, la société Followeb doit être condamnée à verser à la société Cuts Ice, qui a dû exposer des frais irrépétibles pour faire valoir ses droits, une indemnité au titre de l'article 700 du Code de procédure civile qu'il est équitable de fixer à la somme de 8 000 euros.
Par ces motifs : Confirme le jugement du tribunal de commerce du 18 décembre 2018 à l'égard de la société Followeb en toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne la société Followeb à payer à la société Cuts Ice la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile. Condamne la société Followeb aux dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.