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Décisions

CA Montpellier, ch. com., 16 juillet 2020, n° 17-05605

MONTPELLIER

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Marcenac et Ducros (SA)

Défendeur :

Ortea (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Prouzat

Conseillers :

Mmes Bourdon, Rochette

T. com. Rodez, du 3 oct. 2017

3 octobre 2017

FAITS, PROCEDURE - PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :

La SA Marcenac et Ducros, qui a son siège social à Montpellier, est spécialisée dans la fabrication et la vente de corsets, orthèses et prothèses. Elle dispose de plusieurs agences, notamment, sur Béziers, Perpignan, Nîmes et Rodez.

Elle a embauché Georges S.-F. le 1er septembre 1998 en qualité d'applicateur en orthoprothèse.

Ce contrat de travail contient une clause de non-concurrence selon laquelle le salarié s'interdit, à dater de la cessation du contrat de travail pour une cause quelconque, notamment (...) de s'intéresser directement ou indirectement à toute fabrication et à tout commerce de produits ou services pouvant concurrencer les activités de la société Marcenac et Ducros dans le Gard, l'Hérault, l'Aveyron et les départements limitrophes pendant une durée de deux années en contrepartie d'une indemnité forfaitaire mensuelle de 30 % ou, en cas de démission, de 20 %.

Emilie A., sa compagne, était également salariée au sein de l'agence ruthénoise en qualité d'agent de fabrication.

Monsieur S.-F. a démissionné de ses fonctions le 13 juillet 2011 avec effet au 13 octobre 2011. Il exerce une activité de conseil depuis le 1er janvier 2012.

La société Marcenac et Ducros a accusé réception de cette démission en rappelant l'existence d'une obligation de non-concurrence pour une durée de deux ans, limitée au seul département de l'Aveyron, moyennant le paiement d'une contrepartie financière de 20 % du salaire mensuel brut moyen, dont elle s'est acquittée.

La société Marcenac et Ducros a reçu le 9 août 2011, avec effet au 9 septembre 2011, la démission d' Emilie A..

Celle-ci a créé avec Alain C., orthoprothésiste, une SARL Aveyron Médical, immatriculée le 15 décembre 2011, dont elle est la gérante, étant associée à hauteur de 99 % du capital social et Monsieur C. à hauteur de 1%. Cette société a acquis le fonds artisanal de fabrication d'appareils orthopédiques de Monsieur C. par acte sous seing privé du 30 décembre 2011.

Saisi par acte d'huissier du 20 février 2012 délivré par Monsieur S.-F. en nullité de la clause de non-concurrence et en indemnisation, le conseil des prud'hommes de Rodez, par jugement du 6 décembre 2013, devenu irrévocable (du fait du désistement d'appel de la société Marcenac et Ducros constaté par ordonnance du 22 juillet 2015), a rejeté l'ensemble de ses demandes, et 1'a condamné à rembourser les indemnités spéciales forfaitaires de 20 % indûment perçues à hauteur de 21 538,32 euros et a également débouté la société Marcenac et Ducros du surplus de ses demandes en réparation des préjudices subis.

Saisi par acte d'huissier du 30 janvier 2013 délivré par la société Marcenac et Ducros, le tribunal de commerce de Rodez, après avoir par jugement du 16 juillet 2013, ordonné un sursis à statuer dans 1'attente de l'issue du litige prud'homal, a, par jugement du 3 octobre 2017 :

« - condamné la société Ortea, anciennement dénommée Aveyron Médical, à payer la somme de 24 531,60 euros à la société Marcenac Ducros au titre du préjudice subi pour concurrence déloyale,

- débouté la société Marcenac Ducros du surplus de ses demandes, moyens et prétentions,

- condamné la société Ortea, anciennement dénommée Aveyron Médical, à payer à la société Marcenac Ducros la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,

- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire du présent jugement,

- condamné la société Ortea, anciennement dénommée Aveyron Médical, aux dépens. »

Par déclaration reçue le 30 octobre 2017, la société Marcenac et Ducros a régulièrement relevé appel de ce jugement.

Elle demande à la cour, en l'état de ses conclusions déposées et notifiées par voie électronique le 19 juin 2018, de :

«- (...) réformer le jugement entrepris en ce qu'il a limité dans son quantum la condamnation de la société Ortea (...) à lui payer la somme de 24 531,60 euros au titre du préjudice subi pour concurrence déloyale, l'a débouté du surplus de ses demandes, moyens et prétentions, et, subsidiairement, d'ordonner une expertise comptable ('),

- le confirmer pour le surplus,

- en conséquence, (') dire et juger que

- la SARL Ortea a commis une faute délictuelle en aidant Monsieur S.- F. à enfreindre sa clause de non-concurrence,

- la SARL Ortea a bénéficié directement de cette violation qui lui permet d'exploiter le fichier clients de la SA Marcenac Ducros,

- la SARL Ortea se rend ainsi coupable d'actes de concurrence déloyale,

- la SARL Ortea lui a causé un lourd préjudice commercial,

- condamner la SARL Ortea à lui payer la somme de 942 127 euros à titre de dommages et intérêts en réparation des préjudices subis,

- à titre subsidiaire, si la cour s'estimait insuffisamment informée sur le montant à valoir du préjudice, ordonner une expertise comptable aux frais de la SARL Ortea et désigner un expert judiciaire ayant pour mission de comparer la liste des clients depuis la création de la SARL Ortea à ce jour avec la sienne, si ces clients sont communs, dire en quelle quantité et en quelle proportion des chiffres d'affaires respectifs des deux sociétés, déterminer la perte de chiffre d'affaires consécutif à ce détournement de clientèle et déterminer les préjudices subis,

- en tout état de cause, débouter la SARL Ortea de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions et de ses demandes au titre de son appel incident,

- condamner la requise au paiement de la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens. »

Au soutien de son appel, elle fait essentiellement valoir que :

- la société Ortea, qui a exercé une activité concurrente et a employé Monsieur S.-F. qu'elle savait débiteur d'une clause de non-concurrence, a commis une faute,

- la violation de la clause de non-concurrence est avérée au regard du jugement rendu par le conseil des prud'hommes le 6 décembre 2013,

- la création de la société Ortea, concomitamment à la démission de M. S.-F. , par sa compagne, est frauduleuse et n'avait pour but que de contourner la clause de non-concurrence,

- l'huissier de justice a constaté la présence de Monsieur S.-F. dans les locaux de la société Ortea et relevé que des clients à elle étaient désormais clients de la société Ortea,

- Madame A. n'a pas les agréments et compétences nécessaires à l'exercice de la profession d'orthoprothésiste et l'importance du chiffre d'affaires de la société Ortea ne peut être le fruit du contrat de travail à temps partiel de Monsieur C. (11 heures par semaine),

- un préjudice s'infère nécessairement du comportement déloyal,

- tous ses clients aveyronnais ont été détournés et les chiffres avancés par son expert-comptable doivent être retenus.

Formant appel incident, la SARL Ortea, anciennement Aveyron Médical, sollicite de voir, aux termes de ses conclusions déposées et notifiées par voie électronique le 20 avril 2018,

«- réformer le jugement (...) et statuant à nouveau, dire et juger que

- la preuve d'un détournement de clientèle n'est pas rapportée,

- il n'existe aucun lien causal entre la faute reprochée à la société Ortea et le préjudice invoqué par la société Marcenac Ducros,

- la société Marcenac Ducros ne rapporte pas la preuve d'un quelconque préjudice,

- (') débouter la société Marcenac Ducros de sa demande d'expertise,

- en conséquence, débouter la société Marcenac Ducros de l'ensemble de ses demandes,

- la condamner à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens de première instance et d'appel. »

Elle expose en substance que :

- la société Ortea est parfaitement « légale », Monsieur C. y travaille et Madame A. travaille sous son contrôle, comme elle le faisait auparavant auprès de son ancien employeur,

- la société Marcenac Ducros ne comprend, elle aussi, qu'un seul orthoprothésiste,

- il n'y a pas de déplacement de clientèle, parce que l'appareilleur n'a pas de contacts avec le prescripteur et avec la clientèle qu'après la commande et que la nature de l'activité ne permet pas de démarchage, les prescripteurs ne pouvant adresser leurs clients chez tel ou tel orthopédiste et les clients restant libres de leur choix pour les mises au point et renouvellements,

- l'huissier de justice n'a trouvé que quatre factures correspondant à trois clients, qui se trouvaient dans le fichier de la société Marcenac-Ducros ; le déplacement de clientèle n'est pas rapporté, sauf pour deux clients et ce sans détournement,

- seule la perte de marge brute constitue un chef de préjudice indemnisable,

- l'indemnité forfaitaire de non-concurrence ne peut servir de base au calcul du préjudice réclamé par la société Marcenac Ducros, qui ne produit aucun élément comptable pour étayer son préjudice, ni même fonder une mesure d'expertise.

Il est renvoyé, pour l'exposé complet des moyens et prétentions des parties, aux conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.

C'est en l'état que l'instruction a été clôturée par ordonnance du 3 mars 2020.

Initialement fixée à l'audience du 24 mars 2020, l'affaire a été évoquée à l'audience du 4 juin 2020 selon la procédure sans audience prévue par l'article 8 de l'ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 prise en application de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19.

MOTIFS de la DECISION :

1- Le jugement rendu le 6 décembre 2013 par le conseil des prud'hommes de Rodez, devenu irrévocable, a rejeté le moyen de nullité de la clause de non-concurrence, dont Monsieur S.-F. l'avait saisi et 1'a condamné à rembourser les indemnités perçues à ce titre. Il a également débouté la société Marcenac et Ducros de ses demandes en réparation des préjudices subis.

Seule l'autorité de chose jugée, qui s'attache à ce jugement, relative à la validité de la clause de non-concurrence et à sa violation par l'ancien salarié est invoquée dans la présente instance par la société Marcenac et Ducros, à laquelle il appartient de rapporter que la société Ortea a participé à cette violation.

Cette société a été créée en décembre 2011 afin d'acquérir le fonds artisanal de fabrication d'appareils orthopédiques de Monsieur Alain C., orthoprothésiste, concomitamment à la démission des consorts S.-F./A. afin qu'ils puissent poursuivre leur activité professionnelle.

Les trois attestations, versées aux débats par la société Marcenac et Ducros, selon lesquelles Monsieur S.-F. a exercé son activité professionnelle sur les communes d'Espalion, Olemps, Onet le Chateau et Aurillac, après sa démission, ne pourront qu'être considérées avec circonspection, deux émanant de salariés de celle-ci et la troisième étant insuffisante à elle seule.

La société Marcenac et Ducros justifie qu'un patient, Frédéric L., suivi par Monsieur S.-F. alors qu'il travaillait en son sein, a été reçu au sein des locaux de la société Ortea en avril 2012 pour un réglage de sa prothèse livrée en octobre 2011 sans, pour autant, qu'il soit rapporté qu'un règlement soit intervenu au profit de la société Ortea (la société Marcenac et Ducros ayant été réglée en octobre 2011 lors de la livraison).

Le procès-verbal d'huissier du 20 novembre 2012 a constaté la présence de Monsieur S.-F. dans les locaux de la société Ortea, celui-ci ayant déclaré qu'il « n'y travaillait pas, mais intervenait en qualité de consultant » (à l'appui du certificat d'inscription au répertoire idoine) et a recensé deux factures émises à son profit (en qualité de fournisseur) par cette dernière en mai et juillet 2012.

Madame A., compagne de Monsieur S.-F., ancienne salariée de la société appelante et actuelle gérante de la société intimée, ne pouvait, compte tenu de ces circonstances, ignorer l'existence de la clause de non-concurrence liant son compagnon et la complicité de violation de celle-ci par la société Ortea est établie.

Ce procès-verbal de constat d'huissier transcrit également un extrait du fichier client de la société Ortea, dans lequel il relève la présence de clients pour lesquels est portée la mention 'ex-Marcenac'.

Une liste, dressée par la société Marcenac et Ducros, des clients qu'elle estime avoir été détournés, permet de recenser quarante clients communs avec ce fichier, dont il convient d'exclure onze clients, qui ne résident pas dans le département de l'Aveyron.

Sur ces vingt-neuf clients, dix-sept fiches clients, émanant de la société Marcenac et Ducros, montrent que ceux-ci l'ont sollicitée postérieurement au 13 octobre 2011, date de la démission de Monsieur S.-F. pour diverses prestations tandis qu'aucune facturation au profit de la société Ortea, postérieure à cette date, n'est rapportée pour les clients restants, à l'exception de trois clients (Madame G., Monsieur M., et Madame L.).

Toutefois, Madame G. indique, dans une attestation datée du 5 février 2013, avoir souhaité ne pas continuer avec Monsieur P. (successeur de Monsieur S.-F.) au sein de la société Marcenac et Ducros, qu'elle a trouvé « pas très agréable » et avoir seule choisi d'aller chez Aveyron Médical. Monsieur L. indique également, dans une attestation du 14 septembre 2015, avoir choisi, avec son épouse, de « retourner chez Aveyron Médical [Monsieur C. étant leur ancien orthoprothésiste] sans avoir été démarché par Monsieur S.-F. ».

De même, la fiche client de Madame D. mentionne que celle-ci ne souhaitait plus à compter du mois d'août 2010, avoir recours à la société Marcenac et Ducros tandis que les circonstances du choix de Monsieur M. sont inconnues.

Ainsi, aucun détournement de clientèle n'est établi à l'appui de ces pièces alors que la société Marcenac et Ducros a expressément refusé de verser aux débats à des fins comparative la liste de ses clients pour les années 2011 et 2012.

Un préjudice s'infère nécessairement du comportement déloyal, ci-dessus caractérisé.

L'évaluation du préjudice de la société Marcenac et Ducros, effectuée par son expert-comptable (pièce n°22), qui se fonde sur une perte de chiffre d'affaires et sur la base des « tableaux de clients perdus », et non de documents comptables, est parfaitement théorique, puisqu'elle « procède du principe qu'un patient est en droit d'obtenir un remboursement de deux prothèses tous les cinq ans » et traduit, selon ses termes mêmes, un « chiffre d'affaires potentiel ».

Aucun élément produit ne permet donc d'évaluer une quelconque baisse d'activité et perte de marge brute (seule indemnisable). En revanche, la société Marcenac et Ducros a subi un trouble commercial du fait que les actes de concurrence déloyale ont été commis par d'anciens salariés, et son préjudice, qui est distinct de celui né de la violation de la clause de non-concurrence et réparé par la juridction prud'homale, consiste en un préjudice moral, qui peut être fixé, sans qu'il y ait lieu à une mesure d'expertise, à la somme de 3 000 euros.

Le jugement sera ainsi confirmé, sauf sur le montant des dommages et intérêts.

2- Succombant sur son appel, la société Marcenac et Ducros sera condamnée aux dépens.

3- Ni l'équité, ni aucune considération tirée de l'équité ne commande de faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile et les demandes des parties sur ce fondement seront rejetées.

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et par arrêt contradictoire, Réforme le jugement du tribunal de commerce de Rodez en date du 3 octobre 2017, mais seulement en ce qu'il a « condamné la société Ortea, anciennement dénommée Aveyron Médical, à payer la somme de 24 531,60 euros à la société Marcenac Ducros au titre du préjudice subi pour concurrence déloyale », Statuant à nouveau de ce chef, Condamne la SARL Ortea, anciennement Aveyron Médical, à payer la somme de 3 000 euros à la SA Marcenac et Ducros au titre du préjudice subi pour complicité de violation d'une clause de non-concurrence ; Confirme le jugement entrepris dans le surplus de ses dispositions ; Rejette les demandes respectives des parties fondées sur les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la SA Marcenac et Ducros aux dépens d'appel.