Livv
Décisions

Commission, 8 janvier 2019, n° M.9162

COMMISSION EUROPÉENNE

Décision

PARTIES

Demandeur :

Fincantieri

Défendeur :

Chantiers de l’Atlantique

Commission n° M.9162

8 janvier 2019

INTRODUCTION

(1) Par lettre en date du 22 novembre 2018, la France a formellement demandé le renvoi à la Commission de l’examen de la prise de contrôle exclusif des Chantiers de l’Atlantique par Fincantieri (l’« Opération »), en application de l’article 22, paragraphe 3 du règlement sur les concentrations. Fincantieri et les Chantiers de l’Atlantique sont désignés comme les « Parties ».

(2) Conformément à l’article 22, paragraphe 1 du règlement sur les concentrations, un ou plusieurs Etats membres peuvent demander à la Commission d'examiner toute concentration, telle que définie à l'article 3 du règlement sur les concentrations, qui n'est pas de dimension européenne au sens de l'article 1er du règlement sur les concentrations, mais qui affecte le commerce entre États membres et menace d'affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent cette demande. Une telle demande doit être présentée au plus tard dans un délai de quinze jours ouvrables à compter de la date de notification de la concentration ou, si aucune notification n'est requise, de sa communication à l'Etat membre intéressé. Conformément à l’article 22, paragraphe 2 du règlement sur les concentrations, tout autre Etat membre a le droit de se joindre à la demande initiale dans un délai de quinze jours ouvrables à compter de la date à laquelle la Commission l'a informé de la demande initiale. Conformément à l’article 6, paragraphe 3 du protocole 24 de l’accord EEE, tout Etat de l’AELE a le droit de se joindre à la demande dans undélai de 15 jours ouvrables à compter de la date à laquelle la Commission a informé l’Autorité de surveillance AELE de la demande initiale.

(3) Dans le cas présent, Fincantieri a notifié l’Opération en France et en Allemagne le 9 novembre 2018. L’Opération n’apparaît notifiable dans aucun autre Etat membre.

(4) La Commission a reçu le 22 novembre 2018 la demande de renvoi présentée par la France, par l’intermédiaire de l’Autorité de la concurrence, conformément à l’article 22, paragraphe 1 du règlement sur les concentrations.

(5) En vertu de l’article 22, paragraphe 2 du règlement sur les concentrations, la Commission a informé le 22 novembre 2018 les autorités compétentes des autres Etats membres et l’Autorité de surveillance AELE. L’Allemagne, par l’intermédiaire de l’autorité de la concurrence allemande (le « Bundeskartellamt »), s’est jointe à la demande de la France le 30 novembre 2018.

2. LES PARTIES ET L’OPERATION

(6) Fincantieri est un groupe italien de construction navale, dont la majorité du capital est détenue par la Cassa depositi e prestiti, elle-même détenue en majorité par l’Etat italien. Le groupe Fincantieri est principalement actif dans la conception et la construction de navires marchands, de navires militaires et de navires offshores spécialisés haut de gamme. Il fournit également des services aux armateurs, et conçoit et fabrique des équipements mécaniques. Avec près de   19 000 employés et 20 chantiers navals répartis sur quatre continents, Fincantieri est le plus grand constructeur naval européen.3

(7) Chantiers de l’Atlantique (« CAT ») est une entreprise française de construction navale, dont la majorité du capital est détenue par l’Etat français à travers l’Agence des participations de l’Etat. CAT est principalement active dans la conception et la construction de navires à passagers. Elle fournit également des services aux armateurs. Avant sa nationalisation, CAT faisait partie du groupe sud-coréen en difficulté STX et opérait sous le nom de STX France. Cette dernière a vendu en 2016 le chantier de Lorient à une co-entreprise fondée par Piriou et Naval Group, active dans la construction navale militaire.

(8) L’Opération notifiée à l’Autorité de la concurrence et au Bundeskartellamt consiste en l’acquisition du contrôle exclusif de CAT par Fincantieri.

(9) Selon les termes de la convention d’achat d’actions signée le 2 février 2018, Fincantieri acquerra de l’Etat français 50% du capital et des droits de vote de CAT et empruntera 1% du capital et des droits de vote à l’Etat français. Selon les termes du pacte d’actionnaires, compte tenu de (i) la voix prépondérante dont disposera Fincantieri au sein du conseil d’administration de CAT, et (ii) les droits de veto limités consentis à l’Etat français (qui s’apparentent à la protection normale des droits de l’actionnaire minoritaire étatique), le groupe Fincantieri pourra exercer, seul, une influence déterminante sur CAT.

(10) L’Opération constitue donc une concentration au sens de l’article 3, paragraphe 1, point b) du règlement sur les concentrations.

(11) L’Opération n’est pas de dimension européenne au sens l’article 1er du règlement sur les concentrations. Selon les informations transmises par les autorités de la concurrence française et allemande, le chiffre d’affaires de CAT ne dépasse 25 millions d’euros que dans deux Etats membres (France et Allemagne).

3. APPRECIATION DE LA DEMANDE DE RENVOI

(12) Outre le fait que l’opération constitue une concentration sans dimension européenne, une condition de procédure et deux conditions de fond doivent être remplies au préalable pour qu’un Etat membre puisse renvoyer une affaire à la Commission en vertu de l’article 22, paragraphe 1 du règlement sur les concentrations.

(13) En termes de procédure, la demande de renvoi doit être présentée au plus tard dans un délai de 15 jours ouvrables à compter de la date de notification de la concentration ou, si aucune notification n'est requise, de sa communication à l'Etat membre intéressé.

(14) Sur le fond, la concentration doit: (i) affecter le commerce entre Etats membres; et (ii) menacer d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des Etats membres qui formulent la demande.4

(15) Si ces conditions sont remplies et conformément à l’article 22, paragraphe 3 du règlement sur les concentrations, la Commission peut, dans un délai de dix jours ouvrables suivant l'expiration du délai fixé à l’article 22, paragraphe 2 du règlement sur les concentrations, décider d’examiner la concentration.

3.1. Critère de procédure

(16) L’Autorité de la concurrence a reçu notification de l’opération le 9 novembre 2018. Elle en a demandé le renvoi à la Commission sur la base de l’article 22 du règlement sur les concentrations le 22 novembre 2018.

(17) Par conséquent, la demande de renvoi, reçue par la Commission moins de 15 jours ouvrables suivant la notification de l’opération à la France, a été présentée avant l’expiration du délai fixé à l’article 22, paragraphe 1, second alinéa du règlement sur les concentrations.

3.2. Critères de fond

3.2.1. Effet sur le commerce entre Etats membres

(18) Selon le paragraphe 43 de la communication sur le renvoi, une concentration remplit le premier critère de fond énoncé à l’article 22 du règlement sur les concentrations, relatif à l’effet sur les commerce entre Etats membres, lorsqu’elle est susceptible d’avoir une influence perceptible sur les courants d’échange entre Etats membres.

(19) L’Autorité de la concurrence considère que l’Opération affecte le commerce entre Etats membres, dans la mesure où les marchés concernés, notamment le marché de la construction de bateaux de croisière sur lequel l’Opération aurait le plus d’effet, ont été précédemment définis par la Commission comme ayant une dimension géographique européenne voire mondiale.

(20) Le Bundeskartellamt partage l’avis de l’Autorité de la concurrence quant au respect du premier critère de fond. Outre la dimension mondiale du marché de la construction de bateaux de croisière, le Bundeskartellamt note que les chantiers des Parties et de leur concurrent sur ce segment sont situés dans différents Etats membres (France pour CAT, Italie pour Fincantieri, Allemagne et Finlande pour Meyer Werft).

(21) Dans le cas présent, il apparaît que les marchés concernés, c’est-à-dire (i) la construction de bateaux de croisière, (ii) les produits et services accessoires à la construction navale, et (iii) la réparation, conversion et maintenance des navires marchands, sont susceptibles d’être de dimension au moins européenne. En particulier, en ce qui concerne la construction de bateaux de croisière, les exploitants de paquebots passent leurs commandes au niveau mondial et les ventes de bateaux de croisière fabriqués en Europe s’effectuent partout dans le monde.5  

(22) Compte tenu de ce qui précède, l’Opération affecterait le commerce entre Etats membres au sens de l’article 22 du règlement sur les concentrations et du paragraphe 43 de la communication sur le renvoi.

3.2.2. Menace d’affectation significative de la concurrence sur le territoire du ou des Etats membres requérants

(23) Selon le paragraphe 44 de la communication sur le renvoi, en ce qui concerne le second critère de fond, le ou les Etats membres requérants sont essentiellement tenus de démontrer que, selon une analyse préliminaire, il existe un risque réel que l'opération ait des effets néfastes significatifs sur la concurrence, et donc qu'elle mérite un examen approfondi. Ces indications préliminaires peuvent consister en de premiers éléments de preuve de tels effets, mais ne préjugeraient pas de l'issue d'un examen approfondi.

(24) Les autorités de la concurrence française et allemande considèrent que, prima facie, l’Opération est susceptible de produire des effets horizontaux sur le marché de la construction des bateaux de croisière et, par conséquent, d’affecter de manière significative la concurrence en France, en Allemagne et sur le territoire de l’Union.

(25) Le marché mondial de la construction de bateaux de croisière est fortement concentré, avec trois véritables acteurs seulement: CAT, Fincantieri et Meyer Werft (ayant des chantiers en Allemagne et en Finlande).6 L’Opération combinerait ainsi les activités de deux des trois seuls constructeurs de paquebots de croisière au monde, ce qui aboutirait effectivement à la création d’un duopole au niveau mondial. Dans l’affaire STX/Aker Yards, les armateurs avaient indiqué qu’ils demandaient des devis à différents producteurs afin de faire jouer la concurrence et avaient estimé que la présence d’au moins trois constructeurs était nécessaire pour maintenir une concurrence suffisante.7  

(26) En outre, il apparaît que les parts de marché cumulées des Parties sur le marché mondial de la construction de navires de croisières dépassent [50-60]% en valeur.

(27) Par ailleurs, comme souligné par la Commission dans l’affaire STX/Aker Yards, il existe des obstacles considérables à l’entrée sur le marché dans le cas des navires de haute technicité, notamment les bateaux de croisière, d’ordre technologique mais aussi en termes de savoir-faire nécessaire pour la conception technique et le suivi des projets de construction.

 (28) Compte tenu de ce qui précède, sur la base de l’analyse préliminaire soumise par la France et l’Allemagne, la Commission considère que, sans préjudice de l’issue de son enquête, l’Opération menacerait d’affecter significativement la concurrence sur le territoire de l’Union, donc en France et en Allemagne, au sens de l’article 22 du règlement sur les concentrations et du paragraphe 44 de la communication sur le renvoi.  

3.3. Pertinence du renvoi

(29) Conformément au paragraphe 45 de la communication sur le renvoi, les renvois à la Commission après la notification devraient normalement être limités aux cas qui paraissent présenter un risque réel d’effet néfaste sur la concurrence et le commerce entre Etats membres et qu’il serait préférable de traiter au niveau de l’Union.

(30) En outre, conformément au paragraphe 8 de la communication sur le renvoi, lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire quant à l’acceptation d’un renvoi, la Commission doit respecter les principes directeurs généraux en matière de renvoi, notamment le système du guichet unique et le principe selon lequel l’enquête devrait préférablement être menée par l’autorité la mieux placée, tout en tenant compte de la nécessité d’assurer une protection effective de la concurrence sur tous les marchés affectés par l’opération.

(31) Dans le cas présent, étant donné la nature oligopolistique du marché et les parts de marché cumulées des Parties, l’Opération paraît présenter un risque majeur d’effets néfastes sur la concurrence et le commerce entre Etats membres.

(32) Deuxièmement, le caractère transfrontalier des marchés affectés correspond à la catégorie d’affaires pour lesquelles un renvoi à la Commission offre les avantages du guichet unique, à la fois pour les Parties et pour les autorités de la concurrence. Il apparaît en particulier plus efficace qu’une seule autorité européenne s’engage dans un travail d’enquête et procède à une évaluation approfondie de l’Opération, étant donné que les Parties et leur concurrent ont une présence mondiale et que leurs ventes en France ou en Allemagne ne présentent pas de particularité distinctive.  

(33) Troisièmement, au vu de la nature transfrontalière de l’Opération, la Commission est la mieux placée pour garantir que des mesures correctives cohérentes seraient appliqués efficacement à tout problème de concurrence éventuel.

(34) Quatrièmement, bien que les autorités de la concurrence française et allemande aient traité des concentrations relatives à la construction navale plus récemment que la Commission,9 ces affaires n’avaient pas nécessairement l’ampleur ou le caractère transfrontalier de l’Opération.

(35) Au vu de ce qui précède, l’Opération appartient aux catégories d’affaires qui se prêtent le mieux à un renvoi à la Commission conformément au paragraphe 45 de la communication sur le renvoi.

(36) Par conséquent, la Commission considère qu’il convient d’accepter le renvoi de l’Opération en vertu de l’article 22 du règlement sur les concentrations.

4. CONCLUSION

(37) Pour les raisons exposées ci-dessus, la Commission a conclu que l’Opération, telle que décrite par l’Autorité de la concurrence dans sa demande de renvoi, est une concentration au sens de l'article 3 du règlement sur les concentrations.

(38) La Commission considère que la demande de renvoi présentée par l’Autorité de la concurrence en vue de l’application de l’article 22, paragraphe 3 du règlement sur les concentrations est admissible, puisqu’elle remplit les conditions énoncées à l’article 22, paragraphes 1 et 3 du règlement sur les concentrations et aux paragraphes 42 à 44 de la communication sur le renvoi.

(39) En outre, conformément au paragraphe 45 de la communication sur le renvoi et compte tenu des circonstances particulières de l’affaire, la Commission considère qu’il convient d’accepter le renvoi de l’Opération en vertu de l’article 22 du règlement sur les concentrations.

(40) La Commission a ainsi décidé d’examiner l’Opération dans le cadre du règlement sur les concentrations. Cette décision est adoptée en application de l’article 22, paragraphe 3 du règlement sur les concentrations et de l’article 57 de l’accord EEE.

NOTES :

1 JO L24, 29.1.2004, p. 1 (le « règlement sur les concentrations »). Applicable à compter du 1er décembre 2009, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE ») a introduit divers changements, parmi lesquels le remplacement des termes « Communauté » par « Union » et « marché commun » par « marché intérieur ». Les termes du TFUE seront utilisés dans cette décision.

2 JO L1, 3.1.1994, p. 3 (l'« accord EEE »).

3 Fincantieri exerce également ses activités à travers une entreprise commune détenue conjointement avec le groupe China State Shipbuilding Corporation (CSSC), dédiée à la construction de navires de croisière pour le marché chinois. En outre, Fincantieri et la société française Naval Group sont engagés dans une coopération industrielle dans le secteur naval militaire.

4 Voir également la communication de la Commission sur la procédure de renvoi en matière de concentrations, JO C56, 05.03.2005, p. 2 (la « communication sur le renvoi »), paragraphes 42-44.    

5 Voir par exemple Affaires M.4956 – STX/Aker Yards, paragraphe 36; M.4104 – Aker Yards/Chantiers de l’Atlantique, paragraphe 28.

6 Selon les estimations de Fincantieri, les trois opérateurs précités représentent plus de [90-100]% du marché en valeur et près de [80-90]% du marché en nombre de navires de croisière commandés.

7 Voir Affaire M.4956 – STX/Aker Yards, paragraphe 153.

8 Voir Affaire M.4956 – STX/Aker Yards, paragraphe 15.

9 Le Bundeskartellamt a approuvé l’acquisition de STX Finland par Meyer Werft en 2014 et la nationalisation de STX France en 2018. L’Autorité de la concurrence a examiné l’acquisition du chantier naval de STX à Lorient par l’entreprise commune de Piriou et Naval Group en 2016. Les décisions les plus pertinentes de la Commission dans le secteur remontent à 2008 (Affaire M.4956 – STX/Aker Yards) et 2006 (Affaire M.4104 – Aker Yards/Chantiers de l’Atlantique).