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Décisions

CA Montpellier, ch. com., 27 octobre 2020, n° 17/05161

MONTPELLIER

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Enthalpia Sud Ouest (SAS), Hominis (SAS)

Défendeur :

Sissimple Intérim (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Prouzat

Conseillers :

Mme Bourdon, Mme Rochette

T. com. Montpellier, du 25 août 2017

25 août 2017

FAITS et PROCEDURE - MOYENS et PRETENTIONS DES PARTIES :

La SAS Enthalpia Sud-Ouest, ancienne filiale de la SAS Hominis, est une entreprise de travail temporaire, qui exerce son activité, sous l'enseigne Nemway, via douze agences en région Languedoc-Roussillon.

Carole B. a été embauchée par la société Enthalpia Sud-Ouest, le 4 mars 2002, comme responsable de son agence de Clermont-l'Hérault et Stéphane B. a été engagé à compter du 17 février 2003 en qualité d'attaché commercial, puis de responsable d'agence, au sein des deux agences de la société Enthalpia Sud-Ouest de Perpignan.

M. B. et Mme B. ont démissionné de leurs fonctions par lettres du 29 octobre 2011 et la société Enthalpia Sud-Ouest les a dispensés d'exécuter leur préavis à compter du 18 novembre 2011 ; ils ont ensuite constitué une SARL Sissimple intérim, immatriculée le 13 janvier 2012 au registre du commerce et des sociétés, exerçant une activité de travail temporaire au travers un établissement principal situé à Clermont l'Hérault et un établissement secondaire à Cabestany ; l'activité de la société Sissimple intérim a débuté le 2 février 2012.

Au motif qu'à compter du démarrage de l'activité de la société Sissimple intérim, un grand nombre de ses intérimaires avait quitté ses agences pour rejoindre l'agence concurrente, ce dont il était résulté une chute du chiffre d'affaires, la société Enthalpia Sud-Ouest a obtenu, par une ordonnance du président du tribunal de commerce de Montpellier en date du 5 février 2013, la désignation d'un huissier de justice à l'effet de se rendre au siège social de la société Sissimple intérim à Clermont l'Hérault et en tout établissement secondaire, notamment celui de Cabestany, de se faire communiquer la liste des salariés, des intérimaires et des clients depuis le commencement de l'activité de la société, d'accéder à tout fichier informatique figurant sur les ordinateurs utilisés, de procéder à la copie ou l'enregistrement sur tous supports, papier ou électronique, des éléments révélant la possession et/ou l'utilisation par elle ou l'un de ses préposés d'informations confidentielles et de procéder au rapprochement entre les listes ainsi obtenues et les listes des intérimaires et clients de la société Enthalpia Sud-Ouest au 31 décembre 2011.

Un procès-verbal de constat a été établi, les 14 mars et 29 mars 2013, par Me B., huissier de justice, dont les opérations ont été effectuées au siège de la société Sissimple intérim à Clermont l'Hérault, et un autre procès-verbal de constat a été dressé, le 6 mai 2013, par le même huissier de justice sur la base des constatations faites auprès de l'agence de Cabestany, suivant procès-verbal du 14 mars 2013, par la SCP S., G., B., F. et R., huissiers de justice à Perpignan, après qu'une sommation interpellative eut été délivrée par Me B., huissier de justice, les 13, 14, 17, 21 et 24 septembre 2012, à divers intérimaires inscrits auprès de la société Sissimple intérim et auparavant inscrits auprès de la société Enthalpia Sud-Ouest.

Par exploit du 9 décembre 2013, la société Enthalpia Sud-Ouest et la société Hominis ont fait assigner la société Sissimple intérim en responsabilité pour concurrence déloyale et indemnisation de leurs préjudices devant le tribunal de commerce de Montpellier lequel, par jugement du 25 août 2017, les a déboutées de l'ensemble de leurs prétentions et condamnées au paiement de la somme de 2000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, après avoir retenu que la preuve d'agissements de concurrence déloyale imputés à la société défenderesse n'était pas établie.

Par déclaration reçue le 2 octobre 2017 au greffe de la cour, la société Enthalpia Sud-Ouest et la société Hominis ont relevé appel de ce jugement en vue de sa réformation.

Après avoir relevé que la société Hominis avait été radiée du registre du commerce et des sociétés le 2 mars 2017 et qu'elle n'avait donc plus d'existence juridique au moment de la déclaration d'appel, le conseiller de la mise en état, que la société Sissimple intérim avait saisi, a, par ordonnance du 7 mars 2018, qui n'a pas été déférée à la cour, constaté que les demandes dirigées à l'encontre de la société People Business Developpement, ayant absorbé la société Hominis, n'étaient pas recevables, cette société n'étant pas en la cause, et dit que la déclaration d'appel de la société Hominis était nulle en raison d'une irrégularité de fond.

Dans leurs conclusions précédemment déposées via le RPVA, le 2 janvier 2018, la société Enthalpia Sud-Ouest et la société Hominis ont demandé à la cour, au visa de l'article 1240 (ancien article 1382) du code civil, de :

- dire et juger que la société Sissimple intérim a commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la société Enthalpia Sud-Ouest par le débauchage massif des intérimaires et des clients attachés aux agences de cette société situées à Clermont l'Hérault et Perpignan 2, entraînant la désorganisation complète de l'activité exercée au sein desdites agences,

- constater que du fait de ces agissements déloyaux, la société Enthalpia Sud-Ouest a été contrainte de fermer lesdites agences,

- dire et juger que le préjudice est constitué par la perte de la marge brute pour la société Enthalpia Sud-Ouest et la perte du service des prestations servies par lesdites agences au profit de la société Nemway,

- en conséquence, condamner la société Sissimple intérim au paiement de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par les actes de concurrence déloyale :

 par l'allocation de dommages et intérêts à la société Enthalpia Sud-Ouest, d'un montant de 932 340 euros,

 par l'allocation de dommages et intérêts à la société Hominis, d'un montant de 164 691 euros,

- condamner la société Sissimple intérim au paiement de la somme de 5000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Au soutien de telles prétentions, elles font valoir que :

- la société Sissimple intérim a embauché la quasi-totalité des travailleurs intérimaires des agences de Clermont l'Hérault et Perpignan 2 inscrits auprès de la société Enthalpia Sud-Ouest, sans que des offres d'emploi aient été effectuées, et a ouvert deux établissements dans des lieux très proches de ces agences,

- la preuve des démarchages auprès des travailleurs intérimaires, ainsi que des entreprises utilisatrices, est établie par les sommations interpellatives, les procès-verbaux de constat et les diverses attestations d'intérimaires,

- les procès-verbaux de constat des 14, 29 mars et 6 mai 2013 établissent ainsi l'existence de 203 intérimaires et 25 entreprises utilisatrices, inscrits auprès de la société Sissimple intérim après l'avoir été auprès de la société Enthalpia Sud-Ouest,

- cette similarité d'intérimaires et de clients, dans une période de transition aussi courte, ne provient que de l'appropriation fautive de ces derniers par la société Sissimple intérim liée au détournement des fichiers respectifs,

- fin 2012, la société Sissimple intérim a d'ailleurs réalisé, à l'issue de sa première année d'exploitation, un chiffre d'affaires de 3 084 363 euros et l'année suivante, un chiffre d'affaires de 4 172 998 euros,

- à la suite des agissements déloyaux de cette société, les deux agences de la société Enthalpia Sud-Ouest de Clermont l'Hérault et Perpignan 2 ont dû être fermés, ce dont il est résulté, d'une part, une perte de marge brute sur le chiffre d'affaires moyen des trois derniers exercices et, d'autre part, la perte de la valeur des deux fonds de commerce.

La société Sissimple intérim, dont les conclusions ont été déposées par le RPVA le 28 mars 2018, sollicite de voir :

A titre principal,

- confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Montpellier le 25 août 2017 en toutes ses dispositions,

A titre subsidiaire, si par extraordinaire la cour infirme le jugement en ce qu'il a retenu qu'elle n'a commis aucun agissements de concurrence déloyale,

- constater que la société Enthalpia Sud-Ouest a décidé de fermer son établissement de Clermont l'Hérault et résilié son bail sans informer ses clients, avant l'ouverture de Sissimple intérim et que dès lors, cette fermeture ne saurait lui être imputée, elle qui a démarré son activité le 2 février 2012,

- constater que la fermeture de l'établissement de Perpignan 2 de la société Enthalpia Sud-Ouest est sans rapport avec la création de Sissimple intérim,

- constater que la société Enthalpia Sud-Ouest ne rapporte pas la preuve d'un préjudice certain, direct et actuel,

Dans tous les cas,

- constater que les demandes de la société Hominis sont irrecevables compte tenues de la nullité de la déclaration d'appel constatée par ordonnance du 7 mars 2018,

- débouter la société Enthalpia Sud-Ouest de toutes ses demandes, fins et conclusions,

- condamner la société Enthalpia Sud-Ouest à lui payer, indépendamment de la somme de 2000 euros à laquelle elle a été condamnée en première instance, la somme de 4000 euros au titre des frais irrépétibles en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société Enthalpia Sud-Ouest aux entiers dépens de la procédure.

Elle soutient en substance que le simple déplacement de la clientèle d'une entreprise vers celle d'anciens salariés ne suffit pas pour caractériser une concurrence déloyale, faute de démonstration de manœuvres positives de nature à établir l'appropriation déloyale de la clientèle; elle indique que le logo de sa marque est nettement distinct de celui de la société Enthalpia Sud-Ouest, que lors de l'ouverture de ses agences, elle a entrepris une campagne publicitaire auprès des entreprises utilisatrices afin de se faire connaître et qu'elle n'a jamais, contrairement aux affirmations de la société Enthalpia Sud-Ouest, débauché les entreprises clientes et les intérimaires ; elle souligne à cet égard que le constat établi en mars 2013 par Me B., huissier de justice, l'a été alors que l'agence de Clermont l'Hérault de la société Enthalpia Sud-Ouest était fermée depuis le 1er février 2012 et que de façon concomitante, un autre concurrent, la société Proman, avait ouvert une agence à Clermont l'Hérault, le 20 décembre 2011 ; enfin, elle affirme que l'agence de Perpignan 2 de la société Enthalpia Sud-Ouest a été fermée en janvier 2013 pour des raisons d'organisation interne, sans rapport avec l'ouverture de son agence de Cabestany.

Il est renvoyé, pour l'exposé complet des moyens et prétentions des parties, aux conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

C'est en l'état que l'instruction a été clôturée par ordonnance du 16 janvier 2020.

Initialement fixée à l'audience du 6 février 2020, l'affaire a été renvoyée, en raison du mouvement de protestation des avocats à la réforme du régime des retraites à l'audience du 5 mai 2020 ; elle n'a pu être évoquée à cette date du fait de la période de confinement liée à l'épidémie de Covid-19 et a été finalement fixée à l'audience du 22 septembre 2020 à laquelle les débats ont eu lieu.

MOTIFS de la DECISION :

Pour caractériser un détournement de clientèle fautif, de nature à engager la responsabilité délictuelle de son auteur sur le fondement de l'article 1382 devenu 1240 du code civil, la preuve doit être rapportée de procédés déloyaux à l'origine de ce détournement, caractérisant un abus de la liberté du commerce ; ainsi, en l'absence de clause de non-concurrence, le détournement de clientèle ne peut résulter du seul fait que des clients se reportent sur le commerce ouvert par l'ancien salarié, le démarchage de la clientèle de l'ancien employeur n'étant constitutif de concurrence déloyale que s'il est réalisé par des moyens critiquables, contraires aux usages loyaux du commerce.

Dans le cas présent, il est constant que la société Enthalpia Sud-Ouest avait expressément renoncé, par courriers du 8 janvier 2008, à l'application de la clause de non-concurrence insérée à l'article 16 des contrats de travail conclus avec Mme B. et M. B. lesquels, démissionnaires, avaient été dispensés par leur employeur d'exécuter leur préavis à compter du 18 novembre 2011 avant de constituer la société Sissimple intérim, immatriculée le 13 janvier 2012 au registre du commerce et des sociétés, et dont l'activité de travail temporaire via un établissement principal à Clermont-l'Hérault et un établissement secondaire à Cabestany a effectivement démarré le 2 février 2012.

La société Enthalpia Sud-Ouest fait valoir que les associés de la société Sissimple intérim ont nécessairement détourné les fichiers des entreprises utilisatrices et des travailleurs intérimaires, dont ils avaient eu connaissance dans l'exercice de leurs fonctions puisque, selon les constatations effectuées en mars 2013 par les divers huissiers de justice mandatés par ses soins, la quasi-totalité des entreprises utilisatrices et des travailleurs intérimaires inscrits dans ses fichiers se sont retrouvés à l'identique dans ceux de cette entreprise concurrente ; elle souligne ainsi que son activité a commencé à décliner à compter du mois de janvier 2012, concomitamment à l'ouverture de l'agence de Clermont-l'Hérault, et qu'à l'issue de sa première année d'exploitation, la société Sisimple intérim a réalisé un chiffre d'affaires de 3 084 363 euros.

Il convient cependant d'observer que parmi les travailleurs intérimaires se retrouvant à la fois dans le fichier de la société Enthalpia Sud-Ouest et dans celui de la société Sissimple intérim, seulement trois (Mme C., M. L. et M. M.) ont été interrogés dans le cadre des sommations délivrées les 13, 14, 17, 21 et 24 septembre 2012, seul l'un des trois (M. M.) ayant indiqué à l'huissier instrumentaire avoir été inscrit sans son accord sur la liste de la société Sissimple intérim, les deux autres affirmant s'être inscrits de leur propre initiative ; il est également communiqué par l'appelante l'attestation d'un autre travailleur intérimaire (M. S.), indiquant avoir été démarché par Mme B., mais le nom de l'intéressé ne figure pas sur la liste de la société Sissimple, commune aux agences de Clermont-l'Hérault et de Cabestany résultant des procès-verbaux de constat établis le 14 mars 2013.

Il est, par ailleurs, établi par les pièces produites qu'en février, mars et avril 2012, lors du démarrage de son activité, la société Sissimple intérim, après avoir obtenu de la chambre de commerce et d'industrie de Montpellier et de celle de Perpignan, la liste des entreprises employant plus de dix salariés, a fait procéder à plusieurs campagnes de publipostage par l'envoi à ces entreprises de plaquettes publicitaires informant de l'ouverture de son agence de travail temporaire, outre la publication d'annonces dans plusieurs journaux (les petites annonces futées du cœur d'Hérault, Contact Roussillon 66, CGM) ou la publication d'encarts publicitaires notamment dans des enceintes sportives, alors que parallèlement, l'agence de la société Enthalpia Sud-Ouest (ZAC la Madeleine, centre commercial grand Axe) de Clermont-l'Hérault a fermé dès le 2 février 2012 sans qu'aucune information ait été donnée aux entreprises utilisatrices et aux travailleurs intérimaires quant à la poursuite des contrats en cours, que cette agence n'a été réouverte que fin mars 2012 contraignant, dans l'intervalle, certaines entreprises à s'adresser à d'autres prestataires en vue du recrutement d'intérimaires, qu'une agence de travail temporaire concurrente exerçant sous l'enseigne Proman, créée le 1er février 2011, a ouvert à Clermont l'Hérault en plus de la société Sissimple intérim et que l'agence de Perpignan 2 de la société Enthalpia Sud-Ouest ([...]) à la direction de laquelle M. B. avait été remplacé dès le début du mois de décembre 2011 (par M. C.) a été fermée définitivement le 31 janvier 2013, tandis qu'une autre agence Enthalpia avait été ouverte à Cabestany le 15 juin 2011.

Dès lors, le fait que la clientèle des entreprises utilisatrices ou des travailleurs intérimaires se soit reportée sur la société Sissimple intérim, ayant débuté son activité début février 2012, n'est pas en soi révélateur d'une concurrence déloyale par détournement de clientèle ; la preuve d'un démarchage illicite de la clientèle à l'origine de la perte, alléguée, de chiffre d'affaires n'est pas, en effet, rapportée en l'état des pièces produites, qui ne peut se déduire d'une similitude dans les listes d'entreprises utilisatrices et d'intérimaires, de l'ouverture d'agences à proximité de celles de la société Enthalpia Sud-Ouest et de la réalisation par la société Sissimple intérim d'un chiffre d'affaires de plus de 3 millions d'euros dès la première année d'activité.

Par ces motifs et ceux non contraires du premier juge, le jugement entrepris doit ainsi être confirmé dans toutes ses dispositions.

La société Enthalpia Sud-Ouest qui succombe, doit être condamnée aux dépens d'appel, ainsi qu'à payer à la société Sissimple intérim la somme de 3000 euros au titre des frais non taxables que celle-ci a dus exposer, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

La cour,

Statuant publiquement et contradictoirement,

Confirme dans toutes ses dispositions le jugement du tribunal de commerce de Montpellier en date du 25 août 2017,

Condamne la société Enthalpia Sud-Ouest aux dépens d'appel, ainsi qu'à payer à la société Sissimple intérim la somme de 3000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.