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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 6 novembre 2020, n° 18/23049

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Alsace Croisières Croisieurope (SAS)

Défendeur :

Cinerea International (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Ardisson

Avocats :

Me Vichatzky, Me Boultif, Me Sauvignet

T. com. Paris, du 24 sept. 2018

24 septembre 2018

La SAS ALSACE CROISIÈRES CROISIEUROPE, organisant des voyages fluviaux et maritimes (ci-après société CROISIÈRES ou le « croisiériste »), et la société CINEREA INTERNATIONAL (ci-après société CINEREA), organisatrice d'animations, étaient en relations d'affaires depuis un premier contrat souscrit le 18 février 2013 pour la saison commençant le 1er mars, selon lequel la société CINEREA proposait, sur les bateaux de croisière de la première, des produits d'animation avec licence. Nonobstant les termes de l'article 9 sur la durée de la convention, dont l'interprétation est aujourd'hui discutée par les parties, de nouveaux contrats ne faisant pas référence à ceux antérieurs, ont été souscrits chaque année pour les saisons 2014, 2015 et 2016, commençant chacune le 1er mars, dont les termes étaient en grande partie la reprise de celui de l'année précédente avec néanmoins des ajouts et/ou des modifications. En janvier 2017, n'étant pas satisfait de l'évolution des animations et jeux proposés, le croisiériste a demandé leur renouvellement en profondeur à la société CINEREA. Les parties ne se sont cependant pas mises d'accord de sorte que, par courrier du 2 février 2017, la société CROISIÈRES a rompu la relation en invoquant « de graves manquements dans l'exécution des obligations ». Puis, suite à une mise en demeure délivrée par la société CINEREA, la société CROISIÈRES, par lettre du 21 février 2017, a sollicité de nouvelles propositions pour la fin du mois en cours. Ne les ayant pas reçues, le croisiériste a alors réitéré sa résiliation par courrier du 1er mars 2017.

Le 31 janvier 2018, estimant cette résiliation fautive, la société CINEREA a attrait la société CROISIÈRES devant le tribunal de commerce de Paris au visa notamment de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, aux fins de la faire condamner à lui payer les sommes en principal de 10.000 euros de dommages et intérêts au titre de « l'exécution de mauvaise foi du contrat » et de 12.800 euros de dommages et intérêts au titre de « la rupture abusive du contrat », outre l'indemnisation des frais irrépétibles.

S'y opposant, la société CROISIÈRES a aussi sollicité l'indemnisation de ses frais non compris dans les dépens.

Par jugement contradictoire du 24 septembre 2018 assorti de l'exécution provisoire, le tribunal a relevé essentiellement :

- qu'il résultait de l'ensemble des clauses du contrat que les parties ont entendu « inscrire leur relation dans des cycles annuels rendant logique la prévision d'un renouvellement tacite annuel » de sorte que « le contrat n'était pas à durée indéterminée [...] mais se renouvelait pour une période d'un an »,

- et que la demande d'indemnisation au titre d'une exécution de mauvaise foi du contrat ayant entraîné la nécessité de déployer des efforts pour la recherche de nouveaux clients, se confondait en y étant incluse avec la demande d'indemnisation de la marge brute perdue du fait de la non-exécution du contrat en 2017,

- condamné la société CROISIÈRES à payer à la société CINEREA les sommes de 12.800 euros à titre de dommages et intérêts et de 3.000 euros en indemnisation de ses frais irrépétibles.

Vu l'appel interjeté le 25 octobre 2018, par la société CROISIÈRES et ses dernières écritures (n° 3) télétransmises le 28 janvier 2020, réclamant la somme de 8.000 euros au titre des frais irrépétibles et poursuivant l'infirmation du jugement en sollicitant le rejet des demandes de la société CINEREA tout en priant la cour de « constater la novation » ;

Vu les dernières conclusions (n° 4) télétransmises le 28 janvier 2020 également, par la société CINEREA intimée, réclamant la somme de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles et poursuivant la confirmation du jugement, sauf à le réformer en ce qu'il n'a pas retenu sa demande spécifique de dommages et intérêts au titre de la mauvaise foi dans l'exécution du contrat, en renouvelant en conséquence sa demande d'une indemnité d'un montant de 10.000 euros de ce chef et en formulant en outre une demande d'indemnité d'un montant 9.600 euros de dommages et intérêts « au titre de la rupture de la relation commerciale établie ».

SUR CE, LA COUR,

Considérant liminairement qu'il ressort des pièces et des écritures des parties, que la saison des activités du croisiériste commence chaque année le 1er mars et que les quatre contrats successifs litigieux ayant été signés les 18 février 2013, 1er février 2014, 10 décembre 2014 et 4 janvier 2016, relèvent des anciens articles du code civil avant la réforme issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, comme étant tous intervenus avant le 1er octobre 2016 ;

Que, concernant la durée des contrats, les parties s'opposent sur la nature de celle-ci, la société CROISIÈRE estimant que chaque contrat a été souscrit à durée indéterminée, lui permettant d'y mettre fin à tout moment, tandis que la société CINEREA estime que l'article 9 du dernier contrat du 4 janvier 2016 stipulant une tacite reconduction chaque année, sauf dénonciation six mois avant le terme de la période en cours, en déduit qu'à défaut d'avoir été dénoncé avant le 4 juillet 2016, il s'est retrouvé tacitement reconduit pour la saison 2017, à compter du 4 janvier 2017 ;

Considérant qu'il résulte des pièces versées aux débats et des explications des parties, qu'annuellement pour la nouvelle saison démarrant le 1er mars, chaque nouveau contrat se substituait implicitement à celui immédiatement précédent en en reprenant cependant l'essentiel des termes tout en en précisant ou en en modifiant certaines clauses ;

Que dans le dernier contrat en cours, souscrit le 4 janvier 2016, l'article 9 stipule tout à la fois (comme dans chacun des contrats précédents) :

- une durée indéterminée à compter du jour de sa signature,

- une clause de reconduction tacite chaque année pour des périodes d'une année, sauf dénonciation six mois au moins avant la date d'expiration de la période contractuelle en cours ;

Que selon les articles 1156 et suivants (anciens) du code civil applicables à la cause, on doit rechercher dans les conventions la commune intention des parties, plutôt que de s'arrêter au sens littéral de ses termes, les clauses s'interprétant les unes par les autres en donnant à chacune le sens qui résulte de l'acte entier, en privilégiant la clause donnant quelque effet sur celle n'en donnant aucun, le doute conduisant à interpréter la convention dans le sens de celui qui a contracté l'obligation ;

Qu'en ayant chaque année souscrit un nouveau contrat, alors que celui immédiatement précédent stipulait aussi une durée indéterminée avec également une clause de tacite reconduction annuelle, la pratique antérieure et constante des parties démontre, comme l'ont relevé à juste titre les premiers juges, qu'elles ont d'un commun accord voulu inscrire leur relation d'affaires dans le cycle annuel des saisons du croisiériste, de sorte qu'il convient d'interpréter l'apparente contradiction des clauses ci-dessus rappelées, en ce que chaque contrat n'était pas d'une durée indéterminée, mais d'une durée annuelle correspondant à la saison des croisières, tacitement renouvelable pour la saison suivante, selon le deuxième alinéa de l'article 9 du dernier contrat, par période d'une année à défaut de dénonciation six mois à l'avance, le caractère en apparence indéterminée visée par le premier alinéa du même article 9 n'exprimant que l'apparente indétermination de durée résultant de la souscription successivement chaque année d'un nouveau contrat ;

Qu'en janvier 2017, les parties ne se sont pas mises d'accord sur les termes d'un nouveau contrat de sorte que le contrat alors en cours du 4 janvier 2016 n'ayant pas été dénoncé avant le 4 juillet 2016, il s'est tacitement renouvelé pour une nouvelle période d'une année, la première dénonciation intervenue le 2 février 2017, ne pouvant avoir effet qu'à compter du 4 janvier 2018 ;

Que c'est vainement qu'en cause d'appel la société CROISIÈRES prétend qu'il résulterait des échanges de courriels en janvier 2017 la survenance d'une novation, aucun accord de volonté commune ne résultant de cet échange puisque les parties font part dans chacun de ces courriels de leur désaccord, et l'article 1273 (ancien) du code civil disposant que la novation ne se présume pas, la volonté de l'opérer devant résulter clairement de l'acte ;

Considérant en outre, que pour justifier aussi sa dénonciation du contrat à effet dès le 1er mars 2017, la société CROISIÈRES prétend que la société CINEREA n'aurait pas exécuté son obligation de nouveauté et expose qu'en raison de l'existence d'une clientèle récurrente d'habitués, l'article 3.7 du contrat (présent dans chaque contrat depuis celui du 1er février 2014) faisait obligation à la société CINEREA d'apporter un nouveau jeux chaque année en complément des produits déjà proposés et s'engageait en outre à changer chaque année un tiers des questions sur les principaux (autres) jeux tout en lui reprochant de s'être limitée à transmettre peu de temps avant le début de chaque saison de croisières un nouveau contrat « ne présentant [selon elle] que des modifications des conditions tarifaires sans grande évolution des jeux proposés », en précisant qu'une partie de sa clientèle avait dénoncé « un manque d'attrait des jeux proposés » et avoir ainsi manifesté son désaccord par courriel du 12 janvier 2017 aux propositions de la société CINEREA par courriel du 9 janvier précédent ;

Mais considérant que dès son courriel du 5 janvier 2017 [partie de la pièce n° 4e de l'appelante et partie de la pièce n° 5 de l'intimée], la société CINEREA a proposé pour la saison 2017 un nouveau jeu sur les marques et les publicités les plus connues, de sorte que l'obligation d'apport d'un nouveau jeu chaque année était remplie, mais que par son courriel en réponse du lendemain 6 janvier, la société CROISIÈRES exigeait en fait le renouvellement intégral des jeux, ce qui n'était nullement prévu dans le contrat toujours en cours du 9 janvier 2016, pour finalement annoncer par courriel du 13 janvier 2013 son intention d'arrêter la collaboration pour l'année 2017 ;

Qu'ainsi la société CINEREA a rapporté la preuve qui lui incombe de l'accomplissement de son obligation d'apport d'un nouveau jeu pour la saison 2017, tandis que la société CROISIÈRES ne rapporte pas la preuve qui lui incombe de son assertion de défaut de respect de l'obligation de nouveauté stipulée dans le contrat toujours en cours du 4 janvier 2016 ;

Qu'en conséquence, le contrat du 9 janvier 2016 aurait dû continuer à s'appliquer durant toute la saison 2017 des croisières jusqu'au 4 janvier 2018 ;

Considérant qu'en première instance la société CROISIÈRE sollicitait deux indemnités distinctes de dommages et intérêts, l'une (de 10.000 euros) au titre de « l'exécution de mauvaise foi du contrat » et l'autre (de 12.800 euros) au titre de « la rupture abusive du contrat », le tribunal ayant estimé que la demande d'indemnisation au titre d'une exécution de mauvaise foi du contrat se confondait en y étant incluse avec la demande d'indemnisation de la marge brute perdue du fait de la non-exécution du contrat en 2017 ;

Qu'en appel, la société CINEREA poursuit la confirmation du jugement tout en demandant aussi sa réformation en ce qu'il n'a pas retenu sa demande spécifique de 10.000 euros de dommages et intérêts au titre de la mauvaise foi dans l'exécution du contrat ;

Mais considérant qu'à défaut d'avoir démontré une mauvaise exécution du contrat distincte de sa rupture, c'est à juste titre que les premiers juges ont relevé qu'en l'espèce la rupture abusive du contrat avant son terme tacitement prorogé constituait aussi sa mauvaise exécution de sorte qu'il doit être confirmé de ce chef en ce qu'il a condamné la société CROISIERE à payer la somme de 12.800 euros à titre de dommages et intérêts tant pour la rupture abusive du contrat que pour sa mauvaise exécution ;

Que la société CINEREA formule aussi devant la cour une demande d'indemnité d'un montant 9.600 euros de dommages et intérêts « au titre de la rupture de la relation commerciale établie » ;

Que l'appelante n'a pas fait d'observation sur cette demande et qu'il ressort de la relation (non contestée) de la procédure dans le jugement déféré qu'en première instance la société CINEREA a notamment visé l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce ;

Que si la société CROISIERE sera déjà ci-après condamnée au titre de la rupture du contrat, il convient de rechercher si, indépendamment du préavis contractuel de 6 mois stipulé par le contrat alors en cours, la rupture de la relation commerciale établie depuis une période antérieure à celui-ci, doit aussi être indemnisée en application du texte précité du code de commerce ;

Considérant qu'il est constant que la relation d'affaires entre les parties a débuté avec la signature du premier contrat le 18 février 2013, de sorte qu'au jour de la rupture notifiée en dernier lieu par courrier du 1er mars 2017, la relation d'affaires était établie entre les parties depuis environ quatre ans ;

Qu'une telle ancienneté minime aurait justifié un préavis, au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce d'au plus trois mois, de sorte que l'application du préavis contractuel de six mois pour la rupture du dernier contrat en cours, a absorbé celui que la société CINEREA aurait été par ailleurs en droit de revendiquer au titre de la rupture de la relation commerciale alors établie entre les parties ;

Qu'en conséquence, cette demande de la société CINEREA ne sera pas accueillie ;

Considérant que succombant dans son recours, l'appelante ne peut pas prospérer dans sa demande d'indemnisation de ses frais irrépétibles d'appel et qu'il serait en revanche inéquitable de laisser à l'intimée la charge définitive de ceux supplémentaires qu'elle a dû exposer en cause d'appel pour bénéficier des condamnations prononcées en sa faveur par le tribunal ;

PAR CES MOTIFS,

Dit l'appel interjeté par la SAS ALSACE CROISIÈRES CROISIEUROPE recevable mais mal fondé quant au fond,

L'en déboute ;

Confirme le jugement en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

Condamne la SAS ALSACE CROISIÈRES CROISIEUROPE aux dépens d'appel et à payer à la société CINEREA INTERNATIONAL la somme de 3.000 euros au titre de ses frais irrépétibles d'appel ;

Admet Maître Xavier SAUVIGNET, avocat, au bénéfice de l'article 699 du code de procédure civile.