CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 19 novembre 2020, n° 20/10012
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Electricité de France (SA)
Défendeur :
Total Direct Energie (SA), RTE - Réseau de Transport d'Electricité (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Guillou
Conseillers :
M. Rondeau, Mme Chopin
Exposé du litige
La société Total direct énergie (la société TDE) est un fournisseur d'énergie, dit « alternatif », à destination des grands consommateurs et des sites industriels.
Dans le cadre du dispositif d' « accès régulé à l'électricité nucléaire historique » (l'ARENH) créé par la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (la loi Nome), aujourd'hui codifiée aux articles L. 336-1 et suivants du code de l'énergie, un accord- cadre, conforme à l'accord type adopté par arrêté du ministre en charge de l'énergie après avis de la commission de régulation de l'énergie (la CRE), a été conclu le 4 mai 2016 entre la société Electricité de France (la société EDF) et la société TDE par lequel cette dernière s'engage à acheter à EDF à un prix fixé par arrêté des ministres chargés de l'économie et de l'énergie, un volume d'énergie déterminé en fonction des prévisions de consommation de ses clients.
L'ARENH prévoit que le fournisseur intéressé par ce dispositif, qui est optionnel, indique le volume prévisible de ses achats à la commission de régulation de l'énergie (la CRE) qui, selon l'article L. 336-9 du code de l'énergie a pour mission de proposer les prix, calculer les droits, contrôler l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique, surveiller notamment les transactions effectuées par ces fournisseurs, s'assurer de la cohérence entre les volumes d'électricité nucléaire historique bénéficiant de l'accès régulé et la consommation des consommateurs finals desservis sur le territoire métropolitain continental.
En vertu de l'article R. 336-10 du code de l'énergie « la transmission d'un dossier de demande d'ARENH à la CRE vaut engagement ferme de la part du fournisseur d'acheter les quantités totales de produit qui lui seront cédées au cours de la période de livraison à venir » soit pour une année.
Cet accord cadre comporte un article 13.1 prévoyant sa suspension ou sa résiliation dans 4 cas dont notamment, au point 3, « en cas de survenance d'un événement de force majeure », celle-ci étant définie par l'article 10 comme « un événement extérieur, irrésistible et imprévisible rendant impossible l'exécution des obligations des parties dans des conditions économiques raisonnables ».
Par lettre recommandée du 27 mars 2020 la société TDE a notifié à EDF l'application de la clause de la force majeure de l'accord-cadre en faisant valoir l'impossibilité pour elle d'exécuter ses obligations dans des conditions économiques raisonnables et demandé la suspension de ses obligations « à compter du 17 mars 2020 » et « pour plusieurs mois ».
EDF ayant refusé de procéder à l'interruption en considérant que les critères de la force majeure n'étaient pas remplis, le juge des référés a été saisi par la société TDE qui, par ordonnance contradictoire du 20 mai 2020, a jugé que les conditions de la force majeure, au sens de l'article 10 de l'Accord-Cadre, étaient réunies et qu'elle entraînait la suspension immédiate du contrat dès la survenance de l'événement de force majeure le 17 mars 2020.
Par un arrêt en date du 28 juillet 2020 sur l'appel interjeté par la société EDF, la cour d'appel de Paris a, pour d'autres motifs, confirmé l'ordonnance de référé du 20 mai 2020 (RG n° 20/06689). Cet arrêt fait actuellement l'objet d'un pourvoi devant la Cour de cassation.
Par lettre du 2 juin 2020, la société EDF a notifié à la société TDE la résiliation de l'Accord-Cadre sur le fondement de son article 13.2.1, invoquant la suspension de l'accord au-delà d'un délai de deux mois en raison d'un cas de survenance d'un événement de force majeure.
Le 11 juin 2020, la société TDE a assigné la société EDF en référé d'heure à heure pour l'audience du 18 juin 2020, afin de contester la validité de la résiliation anticipée de l'Accord-cadre.
Par ordonnance contradictoire du 1er juillet 2020, le juge des référés du tribunal de commerce de Paris a :
- dit que la lettre de la société EDF en date du 2 juin 2020 adressée à la société TDE portant résiliation de l'accord cadre du 4 mai 2016 est dépourvue de tout effet,
- ordonné à la société EDF de notifier à la Commission de régulation de l'énergie (CRE), la Caisse des dépôts et consignations et la société RTE qu'elle renonce à se prévaloir de ladite lettre,
- dit que l'ordonnance est opposable à la société RTE,
- condamné la société EDF à payer à la société TDE la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les parties de leurs demandes autres,
- condamné la société EDF aux dépens de l'instance, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 61,95 euros TTC dont 10,11 euros de TVA.
Par déclaration du 20 juillet 2020, la société EDF a fait appel de cette décision.
Dans ses dernières conclusions remises le 16 octobre 2020, la société EDF demande à la cour, sur le fondement de l'article 873 du code de procédure civile, de :
- infirmer l'ordonnance du président du tribunal de commerce de Paris du 1er juillet 2020 (RG n°2020020367) en ce qu'elle a :
- dit que la lettre de la société EDF en date du 2 juin 2020 adressée à la société TDE portant résiliation de l'accord-cadre du 4 mai 2016 est dépourvue de tout effet,
- ordonné à la société EDF de notifier à la CRE, la CDC et RTE qu'elle renonce à se prévaloir de ladite lettre,
- dit que l'ordonnance est opposable à RTE,
- condamné la société EDF à payer à la société TDE la somme de 20.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires au dispositif de l'ordonnance entreprise,
- condamné la société EDF aux dépens de l'instance,
Et statuant à nouveau :
- dire n'y avoir lieu à référé,
- renvoyer les parties à mieux se pourvoir au fond,
- condamner la société TDE à payer à la société EDF la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les procédures de première instance et d'appel,
- condamner la société TDE aux entiers dépens de première instance et d'appel, lesquels pourront être directement recouvrés par Me F. conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
La société EDF soutient en substance :
Sur le trouble manifestement illicite allégué :
- que l'article 13.2.1 de l'Accord-cadre stipule une faculté de résiliation unilatérale et que la société TDE revendique le bénéficie du cas 3 prévu à l'article 13.1 relatif à la force majeure,
- que les dates de survenance et de fin de l'événement de force majeure résultent de l'autorité de chose jugée au provisoire de l'ordonnance du 20 mai 2020,
- que c'est donc sur cette base contractuelle que la société EDF a mis en œuvre sa faculté de résiliation, qui ne peut être constitutive d'un trouble manifestement illicite,
- que pour considérer que le délai de deux mois commence à courir à l'arrêt des livraisons d'ARENH et non à la survenance de l'événement de force majeure, la société TDE se livre à une interprétation du contrat qui échappe au pouvoir du juge des référés,
- que le juge des référés a examiné la durée de la suspension au regard d'une situation de fait (l'arrêt des livraisons d'électricité) et non au regard des stipulations du contrat et a ainsi excédé ses pouvoirs,
- que la société TDE elle-même a toujours soutenu que la force majeure et la suspension avaient pris effet au 17 mars 2020 ; qu'en soutenant à présent l'inverse, elle marque un changement brutal de sa position,
- que la société TDE a par ailleurs invoqué une indemnisation correspondant à la survenance d'un événement de force majeure sur une période de trois mois,
- que les stipulations des articles 13.1 et 10.1 de l'Accord-cadre sont claires alors que les notions de « suspension effective » ou « interruption » invoquées par la société TDE ne figurent pas au contrat,
- que le dispositif de l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 28 juillet 2020 mentionne une interruption de la cession annuelle d'électricité « entre le 17 mars et le 17 juin 2020 » soit trois mois,
- que le maintien du contrat et des livraisons après le 17 mars 2020 est seulement imputable au retard avec lequel la société TDE a invoqué la force majeure et à l'impossibilité pour la société EDF d'imposer sa position juridique sur la réalité des livraisons d'ARENH,
- que l'ordonnance du 20 mai 2020 a un effet déclaratif en ce qu'elle reconnaît des droits préexistants sans pouvoir créer de droits nouveaux : en effet son dispositif ne prévoit aucune suspension pour l'avenir et ses motifs rappellent que « la survenance d'un événement de force majeure entraîne la suspension immédiate dès la « survenance » de celui-ci »,
- que l'article L. 336-2 du code de l'énergie ne fait pas obstacle à la faculté de résiliation unilatérale puisque cet article renvoie aux stipulations de l'accord-cadre,
- que la résiliation n'entraîne aucun abus de position dominante puisqu'elle est prise en application d'un contrat très normé et parfaitement conforme aux lois et règlements dont il n'est que l'application, ce qui selon l'article L. 420-4 du code de commerce suffit à écarter les infractions du droit de la concurrence,
- que l'allégation péremptoire de « refus de vente » n'est pas étayée,
- qu'aucun effet actuel ou potentiel sur la structure de la concurrence n'est démontré, aucun élément n'étayant le fait que la suspension des livraisons d'ARENH à titre temporaire serait de nature à court ou moyen terme d'entraver le maintien ou le développement de la société TDE sur le marché, étant rappelé l'appartenance de la société TDE au groupe Total,
Sur le dommage imminent :
- que la société TDE n'est pas dans l'impossibilité de gérer ses différentes sources d'approvisionnement,
- que, si la résiliation a été notifiée « à titre conservatoire », elle ne laisse aucune ambiguïté sur l'intention de la société EDF de résilier le contrat,
- que la notion de « dommage imminent » renvoie à un dommage dont la réalisation est certaine et imminente, et non à une perte d'opportunité purement hypothétique,
- que les volumes qui ne lui seront plus livrés par la société EDF au titre de l'ARENH se retrouveront sur les autres marchés, notamment le marché de gros,
- que la société TDE a redémarré en juin 2020 ses centrales à gaz combiné et peut donc actionner ses propres moyens de production, pour une puissance installée cumulée de 1.226 MW,
- que par l'effet de la suspension des livraisons d'ARENH, la société TDE s'est approvisionnée à un prix très largement inférieur au prix de l'ARENH entre le 23 mai 2020 et le 17 juin 2020 et a réalisé un gain,
- qu'enfin la résiliation aura pour effet de restaurer l'équilibre économique prévu au contrat et la clause a donc été mise en œuvre non pour causer un dommage à la société TDE mais dans l'intérêt d'EDF pour compenser le déséquilibre subi en lui permettant de vendre son électricité sur le marché pour la fin du 4ème trimestre, ce qui est conforme aux objectifs de l'ARENH qui ne vise pas qu'à favoriser les fournisseurs alternatifs et le développement de la concurrence mais aussi de permettre la préservation du parc nucléaire historique d'EDF.
Dans ses dernières conclusions remises le 19 octobre 2020, la société TDE demande à la cour, sur le fondement de l'article 873 du code de procédure civile, de l'article L. 420-2 du code de commerce, de l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et des articles L. 336-1 et suivants du code de l'énergie, de :
- juger que la notification le 2 juin 2020 de la résiliation de l'Accord-cadre par la société EDF est manifestement irrégulière au regard du comportement de la société EDF et des stipulations dudit Accord-cadre,
- juger en tout état de cause que la notification le 2 juin 2020 de la résiliation de l'Accord-cadre par la société EDF viole de façon caractérisée l'article L. 336-2 du code de l'énergie et est constitutive d'un abus de position dominante évident,
- dire et juger en toute hypothèse que cette notification de résiliation l'expose en outre à un dommage imminent,
- dire et juger qu'elle était bien-fondée à demander que l'ordonnance de référé soit déclarée commune à la société RTE,
En conséquence :
- débouter la société EDF de l'ensemble de ses demandes,
- débouter la société RTE de l'ensemble de ses demandes,
- confirmer l'ordonnance de référé dont appel en toutes ses dispositions,
En tout état de cause :
- débouter les sociétés EDF et RTE de l'ensemble de leurs demandes,
- condamner la société EDF à lui verser la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner les sociétés EDF et RTE aux entiers dépens de la présente instance dont distraction au profit de Me T., avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
La société TDE soutient en substance :
Sur l'objet des demandes devant le juge des référés :
- qu'en dépit de la reprise des livraisons, il n'existe encore aucune prise de position formelle de la CRE quant à la démarche de résiliation « à titre conservatoire » de la société EDF qui n'a toujours pas renoncé aux effets de cette lettre malgré les demandes qui lui ont été faites,
- que les demandes de la société TDE devant le juge des référés n'étaient donc pas sans objet au jour où celui-ci a statué,
Sur le trouble manifestement illicite :
- que la société EDF se contredit en invoquant d'un côté le bénéfice de la faculté de résiliation prévue en cas de mise en œuvre de la clause de force majeure alors que de l'autre elle continue à contester la survenance d'un événement de force majeure,
- que cette exécution de mauvaise foi de l'Accord-cadre constitue un trouble manifestement illicite,
- que la partie « non défaillante » ne peut se prévaloir de la faculté de résiliation que si elle n'a pas fait obstruction aux effets de la mise en œuvre de la clause de force majeure puisque le contrat se réfère à la partie qui « subit » l'interruption,
- que la société EDF n'a « subi l'interruption » de l'exécution de l'Accord-cadre qu'entre le 23 mai 2020 à minuit et le 17 juin 2020 à minuit, soit 24 jours ; qu'ainsi la suspension de l'Accord-cadre n'avait pas « perduré au-delà de deux mois »,
- que la simple lecture de l'article 13.2.1 manifeste que celui-ci vise la suspension de l'exécution de l'Accord-cadre et non l'événement de force majeure ; qu'aucune interprétation n'est nécessaire,
- qu'ainsi le terme « intervenue » accordé au féminin renvoie nécessairement au mot féminin « la suspension » et non au mot masculin « [le] cas 3 prévu à l'article 13.1 » ;
- que la distinction établie par la société EDF entre la suspension « en droit » et la suspension « effective » est contraire aux termes clairs et précis de l'article 13.2.1, et illogique,
- qu'ainsi, dans le cas Vattenfall, la société EDF n'a pas mis en œuvre de la faculté de résiliation pour la seule raison que cette société n'avait pas obtenu en référé de suspension du contrat, alors que la date de survenance de l'événement de force majeure retenue par le juge était la même dans le cas Vattenfall et le cas TDE,
- que la société TDE a notifié la mise en jeu de la clause de force majeure dès le 27 mars 2020 et que c'est l'obstruction fautive de la société EDF qui a seule empêché la suspension de l'exécution des obligations,
- que la société EDF se contredit dans ses demandes en encaissant des paiements pour la période qu'elle qualifie de période de suspension « juridique »,
- que sa propre demande indemnitaire est indépendante de la détermination du moment de la suspension de l'exécution visé à l'article 13.2.1,
- que le juge des référés ne peut agir que pour régler une situation future en faisant cesser un trouble manifestement illicite ou en prévenant un dommage imminent, mais que ses décisions ne peuvent être déclaratives de droit, qu'il n'a pas pu faire « rétroagir » la suspension au 17 mars 2020,
- que l'Accord-cadre ne prévoit pas la possibilité de faire usage de la faculté de résiliation « à titre conservatoire » comme la société EDF a entendu le faire,
- que l'article L. 336-2 du code de l'énergie fait obligation à la société EDF céder de l'électricité et est incompatible avec la faculté de résiliation prévue par l'Accord-cadre, qui d'ailleurs « instaure » cette faculté de résiliation que la loi ne prévoit pas,
- que l'esprit et la lettre de cette clause ne sont certainement pas de permettre à la société EDF de « restaurer » l'équilibre économique du contrat en vendant l'énergie de l'ARENH à des prix plus élevés sur les marchés de gros,
- que lorsqu'un opérateur en situation de position dominante est soumis à une obligation de fournir un produit, un refus de vente constitue un abus de position dominante manifeste,
- qu'ainsi le refus de vente de la part de la société EDF restreint la concurrence et prive la société TDE de l'accès à cette source d'approvisionnement ce qui provoque son éviction concurrentielle, laquelle ne se limite pas au refoulement du concurrent du marché mais est caractérisée chaque fois que le concurrent, même encore présent, ne peut plus faire bénéficier les consommateurs d'une baisse de prix,
- que la société EDF ne conteste pas disposer d'une position dominante en matière de production d'énergie et sur les marchés de vente d'énergie aux consommateurs finals ; que la résiliation est une décision autonome de cette société qui n'avait pas l'obligation d'appliquer la clause de résiliation et emporte nécessairement un refus de vente au prix de 42 euros par MWh, ce qui caractérise l'abus de position dominante,
Sur le dommage imminent :
- que la résiliation « à titre conservatoire » l'a placée dans l'incertitude sur son approvisionnement pour plus de la moitié des volumes d'électricité qu'elle gère pour la fin de l'année 2020, ce qui lui cause un dommage imminent,
- que les sources alternatives d'approvisionnement vont renchérir et rendre ses offres non compétitives ; qu'ainsi les prix au 4 ème trimestre 2020 ont atteint au 28 septembre le prix de 51,5 €/Mwh,
- que si une résiliation devait intervenir, elle engendrerait pour elle des surcoûts de plusieurs dizaines de millions d'euros,
Sur l'appel incident de la société RTE :
- que la mise en cause de RTE est nécessaire en ce qu'elle est chargée de l'acheminement de l'électricité et qu'elle doit donc avoir connaissance de la décision rendue,
- que la société RTE doit évidemment assurer la bonne exécution de toute décision de justice dont elle a connaissance et non résister à une décision de justice ; que par ailleurs la CRE n'a toujours pas formellement pris position sur la validité de la résiliation notifiée par EDF.
Dans ses dernières conclusions remises le 14 septembre 2020, la société RTE demande à la cour, sur le fondement de l'article 331 du code de procédure civile, de :
- infirmer l'ordonnance rendue par le président du tribunal de commerce de Paris en date du 1er juillet 2020 mais uniquement en ce qu'elle a rejeté la demande de mise hors de cause de la société RTE,
Et, statuant à nouveau,
A titre principal :
- dire et juger que sa mise en cause par la société TDE afin de lui rendre opposable l'ordonnance à intervenir est irrecevable,
En conséquence :
- rejeter la demande de la société TDE en ce qu'elle vise à lui rendre opposable l'ordonnance à intervenir,
A titre subsidiaire, et dans l'hypothèse où la cour viendrait à considérer que sa mise en cause aux fins de déclaration d'ordonnance commune est recevable :
- lui donner acte qu'elle ne peut intervenir sur la gestion des flux physiques d'électricité liés à l'Accès Régulé à l'Electricité Nucléaire Historique dans le cadre de sa mission d'exploitation du réseau public de transport d'électricité qu'en application d'une notification préalable de la Commission de Régulation de l'Energie,
- enjoindre à la partie la plus diligente, dans la mesure ou la décision à intervenir aurait un impact sur la gestion des flux physiques d'électricité liés à l'Accès Régulé à l'Electricité Nucléaire Historique, de communiquer formellement ladite décision à la Commission de Régulation de l'Énergie pour que cette dernière lui adresse une notification en ce sens.
La société RTE soutient :
Sur sa mise hors de cause :
- que conformément aux dispositions du code de l'énergie, elle doit respecter des obligations d'indépendance, de non-discrimination et d'équité de traitement dans l'accès au réseau public de transport d'électricité, de sorte qu'elle est tenue à un strict devoir de réserve dans le différend opposant les sociétés TDE et EDF,
- qu'elle est un opérateur en situation de monopole dont l'activité régulée est soumise au contrôle et à la surveillance de la CRE ; qu'en conséquence, elle ne peut intervenir sur la gestion des flux physiques d'électricité liés à l'ARENH qu'en application d'une notification préalable de la CRE,
- que dès lors, la procédure à suivre est d'enjoindre à la CRE de transmettre à RTE une notification des interventions à accomplir, dès notification de la décision à venir, mais non de l'appeler à la cause,
- qu'à titre subsidiaire, la cour lui donnera acte que toute intervention sur la gestion des flux physiques d'électricité liés à l'ARENH nécessite qu'une notification préalable de la CRE soit émise en ce sens.
A l'audience du 29 octobre 2020, la société TDE ayant fait valoir que son incertitude était d'autant plus grande qu'elle ne savait pas à ce jour si elle pourrait signer un nouvel accord cadre avec EDF pour l'année 2021, le doute étant entretenu par EDF sur ce point pour perturber la décision de TDE obligée de se prononcer avant la fin du mois de novembre sur l'éventualité d'une nouvelle souscription pour l'année 2021 au titre de l'ARENH, la société EDF a indiqué qu'elle était d'accord pour souscrire un nouvel accord cadre pour l'année 2021, la cour a demandé à la société EDF de réitérer cet accord par écrit.
Le 30 octobre 2020, EDF a écrit à la cour, par le RPVA, avec copie à la société TDE « nous vous confirmons officiellement que la société EDF ne s'oppose à conclure un nouvel accord cadre avec TDE ayant pour objet de permettre à cette société de souscrire à l'ARENH pour des livraisons durant l'année 2021 » ajoutant « EDF a toujours fait valoir que la résiliation de l'accord cadre emportait seulement une cessation de la cession annuelle en cours c'est à dire jusqu'au 31 décembre 2020 », rappelant enfin que la demande d'accord cadre est effectuée sous le contrôle de la commission de régulation de l'énergie qui a déjà été saisie par EDF.
Ensuite de ce courrier, demandé par la cour, les parties lui ont adressé chacune deux autres pour s'opposer sur les termes de cet engagement ou faire valoir qu'aucune note en délibéré n'a été autorisée, ce qui est vrai mais ne permet pas de faire obstacle à une observation sur la nouvelle production, sauf à violer le principe de la contradiction.
MOTIFS :
La société TDE a sollicité devant le premier juge, sur le fondement de l'article 873 du code de procédure civile, que soit reconnu le caractère manifestement illicite de la résiliation prononcée par EDF en application de l'article 13.2 de l'accord cadre liant les parties, et, en conséquence que la poursuite du contrat soit ordonnée. Elle fait également valoir que cette notification de résiliation l'expose à dommage imminent.
L'article 13.1 de l'accord cadre liant les parties est ainsi rédigé: 'en cas de survenance d'un événement de force majeure défini à l'article 10 de l'accord cadre, stipulant que « la suspension prend effet dès la survenance de l'événement de force majeure et entraîne de plein droit l'interruption de la cession annuelle d'électricité » (...) « la partie souhaitant invoquer le bénéfice de la force majeure devra, dès connaissance de la survenance de l'événement de force majeure, informer l'autre partie, la CDC et la CRE, par lettre recommandée avec accusé de réception, de l'apparition de cet événement et, dans la mesure du possible, leur faire part d'une estimation, à titre indicatif, de l'étendue et de la durée probable de cet événement (...) Les obligations des parties sont suspendues pendant la durée de l'événement de force majeure ».
L'article 13.2 stipule que la partie non défaillante aura la faculté de résilier l'accord cadre, par lettre recommandée avec accusé de réception (...) lorsque la suspension intervenue dans le cas 3 prévu à l'article 13.1 du présent accord perdure au-delà de deux (2) mois.
La résiliation prendra effet quinze (15) jours après la date de la première présentation de ladite lettre recommandée.
En l'espèce :
- la société TDE a notifié le 23 mars 2020 à EDF un cas de force majeure précisant « cette suspension prend effet à la date de la décision du gouvernement d'imposer à la population une mesure de confinement, soit le 17 mars à 12H00 »
- la suspension n'a été effective qu'à compter du 20 mai 2020 en exécution d'une ordonnance de référé enjoignant à EDF de réaliser la suspension sollicitée,
- le 2 juin 2020 EDF a notifié à la société TDE la résiliation du contrat-cadre, résiliation prenant effet 15 jours plus tard, en rappelant cependant le faire à titre conservatoire dans l'attente de l'aboutissement de son recours devant la cour d'appel.
La mention de la résiliation « à titre conservatoire » résulte de la nécessité pour EDF de préserver ses droits dans l'hypothèse où, s'il était jugé que la clause de force majeure a été mise en œuvre de façon illégitime, la résiliation prononcée en conséquence de la suspension du contrat pour force majeure se trouverait dépourvue de justification et perdrait son fondement.
L'incertitude dont se prévaut la société TDE à cet égard résulte non pas de cette résiliation « à titre conservatoire » mais de la situation juridique incertaine née des divergences sur l'application de la mise en œuvre de la clause de force majeure, et des contentieux en ayant découlé, y compris celui sur la résiliation prononcée par EDF de sorte que toute décision étant en effet susceptible d'être remise en cause par les décisions de justice à intervenir, la mention 'à titre conservatoire' n'en est manifestement que le rappel mais non la cause.
Les parties s'opposent sur le point de départ du délai de deux mois au-delà duquel la partie subissant la suspension a le pouvoir de mettre fin au contrat en le résiliant.
La société TDE soutient que cette durée ne peut s'entendre que d'une durée effective de 2 mois, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, la suspension n'ayant duré que quelques jours, alors qu'EDF soutient que le point de départ est celui fixé par la société TDE elle-même, soit le 17 mars 2020, confirmé en cela par l'arrêt intervenu.
Il a été rappelé dans la précédente instance ayant opposé les parties que la clause résolutoire est prévue pour produire effet immédiat, de plein droit, au jour de la survenance de la force majeure ce qui a conduit d'une part TDE puis les juridictions à lui reconnaître un effet au 17 mars 2020, de sorte qu'il n'est pas manifeste que la suspension doive s'entendre d'une suspension effective (à compter du 20 mai) plutôt que d'une suspension dont les effets seront retenus depuis le 17 mars, date ensuite utilisée pour faire les comptes entre les parties devant le juge du fond le cas échéant.
Il ne peut être considéré que la suspension en application de la clause de force majeure doit être évidemment entendue comme une suspension effective matériellement, puisque la clause elle-même prévoit que « Pour le point 3 la suspension prend effet « dès la survenance de l'événement de force majeure », que l'événement de force majeure n'étant contractuellement pas entendu uniquement, comme l'a soutenu TDE elle-même, comme une impossibilité matérielle de recevoir l'électricité mais comme une impossibilité d'exécution de poursuivre le contrat « dans des conditions économiquement raisonnables », l'absence de concordance entre l'événement de force majeure et la suspension effective n'est pas un obstacle. La société TDE a d'ailleurs demandé la suspension « rétroactive » de l'accord cadre, non pour en obtenir matériellement la suspension 6 jours avant de l'avoir demandé, mais pour que les conséquences qui en seront tirées en termes de prix et de volumes soient calculées rétroactivement à compter de cette date.
C'est cette acception de la suspension de l'accord cadre qui permet à TDE dans un courrier du 21 mai 2020, d'indiquer en conclusion réserver son préjudice en raison de l'opposition illicite d'EDF « qui a fait obstacle à la mise en œuvre effective de la suspension dudit accord-cadre à compter du 17 mars 2020 à 12 heures ».
Si la mise en œuvre de la clause de force majeure devait, devant le juge du fond, être reconnue comme licite, l'état d'urgence étant dans ce cas reconnu comme constituant un cas de force majeure, alors la société TDE serait bien fondée à se prévaloir d'une suspension depuis sa survenance comme le prévoit expressément l'article 10 de l'accord cadre, stipulant que « la suspension prend effet dès la survenance de l'événement de force majeure » et que « ces obligations des parties sont suspendues pendant la durée de l'événement de force majeure ».
Dès lors la résiliation prononcée en application de cette clause pour une durée non pas matérielle mais revendiquée de plus de deux mois ne peut être considérée comme manifestement illicite au sens de l'article 873 du code de procédure civile.
En second lieu, la société TDE conteste de façon plus large la faculté donnée par le contrat à EDF de résilier le contrat, la jugeant illicite tant au regard de l'article L. 336-2 du code de l'énergie qu'au regard de la prohibition des abus de position dominante, seule mise en œuvre constituant de ce fait un trouble manifestement illicite, au-delà des conditions de son application.
Le juge des référés peut en effet écarter l'application d'une clause qui est manifestement illicite au regard de normes supérieures.
Mais encore faut-il que cette incompatibilité avec les normes supérieures soit manifeste.
Or la clause 13.2, donnant de façon parfaitement bilatérale aux parties la faculté de résilier le contrat en cas de suspension d'une durée supérieure à deux mois en ne réservant ni à l'une ni à l'autre la possibilité de la mettre en œuvre, ne peut être considérée comme manifestement incompatible :
- avec l'économie du dispositif ARENH, contraignant pour EDF et l'obligeant à céder de l'électricité, des exceptions pouvant se concevoir notamment en cas de force majeure,
- avec les engagements européens et particulièrement avec l'article L. 336.1 et suivants du code de l'énergie qui lui impose de céder de l'électricité dans le cadre de ce dispositif, certes sous l'égide de la CRE, incompatibilité qui suppose une appréciation d'ensemble de ce dispositif qui excède largement les pouvoirs du juge des référés,
- avec la législation sur le refus de vente qui suppose d'examiner si la clause permettant à EDF de mettre fin à une suspension d'un contrat décidé par son co-contractant lui-même constitue un refus de vente et si ce faisant EDF restreint la concurrence, en privant TDE de l'accès à cette source d'approvisionnement, réponses qui excèdent également largement la compétence du juge des référés et ne peuvent être considérées comme s'imposant manifestement.
En conséquence la cour, statuant avec les pouvoirs du juge des référés, ne peut davantage dire que la mise en œuvre de la résiliation en suite de la suspension par l'une des parties est manifestement illicite en ce qu'elle méconnaîtrait ces dispositions dont la valeur est supérieure à celle du contrat.
La société TDE invoque ensuite la nécessité de mettre fin au dommage imminent auquel l'expose cette résiliation.
Ce dommage résulte selon cette société sur l'incertitude dans laquelle elle se trouve quant aux quantités d'électricité qui lui seront nécessaires, en sus ou non de l'ARENH et, partant, au prix de ses approvisionnements pour la fin de l'année 2020 et pour l'année 2021.
A cet égard, il a été rappelé que l'adhésion au dispositif ARENH est facultatif pour les fournisseurs dits « alternatifs » et ne les engage que pour une année.
C'est dans ce cadre que doit être appréciée l'existence du dommage imminent allégué, qui a pour limite l'engagement annuel des parties, la société TDE ayant de ce fait la faculté de souscrire à nouveau à l'ARENH pour l'année 2021 ce qu'a d'ailleurs confirmé EDF dans le courrier qu'elle a adressé à TDE et à la cour à la demande de cette dernière.
Ce courrier ne comporte ni ambiguïté ni réserve mais, tout en affirmant son accord pour la signature d'un nouvel accord-cadre, rappelle que cet accord se conclut sous le contrôle de la CRE, ce qui est constamment rappelé par l'ensemble des parties au litige qui font valoir que le dispositif ARENH confère à la CRE une mission de régulation et de contrôle qui s'impose aux parties, de sorte que ce rappel n'est pas constitutif d'une réserve.
La faculté pour TDE de souscrire à l'ARENH pour l'année 2021 exclut tout dommage imminent pour l'année 2021, sauf les incertitudes quant aux solutions qui seront apportées par les juges du fond sur ce litige dans sa globalité, incertitudes auxquelles le juge des référés ne peut mettre fin.
Le dommage imminent allégué ne peut donc concerner que la stratégie d'approvisionnement pour les 43 derniers jours de l'année 2020 compte tenu de l'incertitude dans laquelle se trouve TDE quant aux quantités dont elle aura besoin pendant cette période et aux prix auquel elle pourra les acheter, mais à cet égard, la seule décision à intervenir, quel que soit son sens, y met fin.
L'ordonnance sera donc infirmée en toutes ses dispositions et il sera dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes de TDE.
Enfin la décision sera confirmée quant au maintien dans la cause de RTE qui, sans être en effet le décideur pour les quantités acheminées, n'en est pas moins le gestionnaire du réseau de transport des flux.
Sans qu'il y ait lieu de lui donner acte de ses réserves sur ce point, le donner acte étant dépourvu de tout effet juridique, il y a lieu de confirmer la décision là maintenant dans la cause.
PAR CES MOTIFS
Infirme l'ordonnance du tribunal de commerce de Paris du 1er juillet 2020, sauf en ce qu'elle a maintenu la société RTE en la cause,
et, statuant à nouveau des chefs infirmés
Dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes de la société TDE,
Condamne la société TDE aux dépens de première instance et d'appel,
Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société TDE aux dépens de première instance et d'appel, ces derniers pouvant être recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.