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Décisions

CAA Lyon, 4e ch., 3 décembre 2020, n° 18LY03524

LYON

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

AREA (Sté)

Défendeur :

Signalisation France (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. d’Hervé

Rapporteur :

Mme Lesieux

Rapporteur public :

M. Savouré

Avocat :

Me de la Ferté-Senectère

TA Lyon, du 12 juill. 2018

12 juillet 2018

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

La société des Autoroutes Rhône-Alpes (AREA) a, dans le dernier état de ses écritures, demandé au tribunal administratif de Lyon, à titre principal, d'annuler sept contrats conclus avec la société Signature SA, devenue Signalisation France, et de condamner cette société à lui verser la somme de 7 140 191,91 euros à parfaire, assortie des intérêts et de leur capitalisation, à titre subsidiaire, de condamner cette même société à lui verser la somme de 1 498 968,57 euros à parfaire, assortie des intérêts et de leur capitalisation en réparation du préjudice causé par les pratiques anticoncurrentielles sur le marché de la signalisation routière verticale.

-  Par un jugement avant dire-droit n° 1307012 du 13 juillet 2016, confirmé par un arrêt n° 16LY03184 du 5 octobre 2017 de la cour, le tribunal administratif de Lyon, après avoir reconnu la responsabilité quasi-délictuelle de la société Signalisation France, a ordonné une expertise afin de déterminer le montant du préjudice subi par la société AREA.

-  Par un second jugement avant-dire droit n° 1307012 du 12 juillet 2018, le tribunal administratif de Lyon, après avoir rejeté les conclusions de la société AREA, tendant désormais à titre principal à l'annulation des contrats conclus avec la société Signalisation France, a ordonné une nouvelle expertise afin de déterminer le montant du préjudice subi par la société AREA sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle ;

-  Par un jugement n° 1307012 du 22 juillet 2019, ce même tribunal a, d'une part, condamné la société Signalisation France à verser à la société AREA la somme de 350 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 17 juin 2013 et de leur capitalisation à compter du 17 juin 2014, d'autre part, mis à la charge de la société Signalisation France les frais d'expertise ainsi que 35 euros en remboursement de la contribution pour l'aide juridique et 1 400 euros au titre des frais du litige à verser à la société AREA.

Procédure devant la cour

I°) Par une requête et un mémoire, enregistrés le 18 septembre 2018 et le 22 octobre 2020 sous le n° 18LY03524, la société des Autoroutes Rhône-Alpes (AREA), représentée par Me X, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Lyon du 12 juillet 2018 ;

2°) à titre principal, d'annuler les sept contrats conclus avec la société Signature SA, devenue Signalisation France et de condamner cette société à lui verser la somme de 8 639 632,20 euros à parfaire, assortie des intérêts au taux légal et de leur capitalisation en remboursement des sommes versées pour l'exécution de ces contrats entachés de nullité ;

3°) à titre subsidiaire, de condamner cette même société, sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, à lui verser la somme de 1 813 741,97 euros, à parfaire, assortie des intérêts au taux légal et de leur capitalisation ;

4°) dans tous les cas, de mettre à la charge de la société Signalisation France une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

-  c'est à tort que les premiers juges ont rejeté son action principale comme étant prescrite ;

-  c'est également à tort que les premiers juges ont estimé irrégulières les opérations d'expertise ; c'est tout d'abord de manière erronée que le tribunal met à sa charge l'établissement de la preuve qu'elle n'a pas répercuté le surprix payé à la société Signalisation France sur les usagers ; c'est également à tort qu'il a fait prévaloir le principe du contradictoire de l'expertise au mépris des motifs d'ordre public impérieux justifiant la protection du secret des affaires ; c'est enfin de manière erronée que le tribunal sous-entend qu'il existerait d'autres méthodes que l'expert n'aurait pas mises en œuvre ;

-  alors même qu'elle a fondé sa requête introductive d'instance devant le tribunal sur la responsabilité quasi-délictuelle de la société Signalisation France, elle était recevable à demander, dans le cadre de ses écritures complémentaires, l'annulation des marchés passés avec cette société ;

-  compte tenu de la nullité des contrats en cause consécutive d'un dol, elle peut prétendre à la restitution des sommes versées pour leur exécution ; il appartient à la société intimée d'établir la réalité et le montant des dépenses utiles à déduire de son indemnisation ;

-  par ailleurs, ces sommes doivent être actualisées pour tenir compte de ce qu'elle a été privée de la disponibilité de sommes d'argent du fait de la majoration des coûts par l'entente anticoncurrentielle ;

-  à titre subsidiaire, l'entente à laquelle a participé la société Signalisation France a conduit à un surprix de 30 % sur l'ensemble du marché de la signalisation routière et sa méthode de calcul de son préjudice a été validé par l'expert judiciaire.

Par un mémoire en défense, enregistré le 27 février 2020, la société Signalisation France, représentée par l'AARPI Buès et associés, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 10 000 euros hors taxe, majorée de la taxe sur la valeur ajoutée, soit mise à la charge de la société AREA au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

-  c'est à bon droit que les premiers juges ont opposé la prescription quinquennale à l'action principale de la société AREA ;

-  si la cour devait considérer les demandes nouvelles de la société AREA comme recevables, elles ne sont en tout état de cause pas fondées ;

-  c'est à bon droit que les premiers juges ont écarté l'expertise comme étant irrégulière dès lors que l'expert s'est appuyé sur les prix unitaires des marchés conclus postérieurement à l'entente sans les lui communiquer ; par ailleurs, l'évaluation du prétendu préjudice doit être rejetée dans la mesure où l'intégralité des surcoûts a nécessairement été répercuté sur les tarifs des usagers ; enfin, la société AREA ne peut prétendre à l'actualisation de son préjudice, contrairement à ce qu'a estimé l'expert ; ce dernier a également tenu compte de marchés qui n'étaient pas compris dans la mission qui lui était confiée.

II°) Par une requête et un mémoire, enregistrés le 25 septembre 2019 et le 22 octobre 2020 sous le n° 19LY03627, la société des Autoroutes Rhône-Alpes (AREA), représentée par Me X, demande à la cour :

1°) de réformer le jugement du 22 juillet 2019 du tribunal administratif de Lyon ;

2°) de condamner la société Signalisation France à lui verser la somme à parfaire de 1 813 741,97 euros ou de 1 328 360,36 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation ;

3°) de mettre à la charge de la société Signalisation France une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

-  le jugement devra être annulé par voie de conséquence de l'annulation du jugement du 12 juillet 2018 ;

-  à titre subsidiaire, le jugement du 22 juillet 2019 est entaché d'insuffisance de motivation quant au montant de la condamnation de la société Signalisation France qui ne résulte d'aucune des deux expertises ordonnées par les premiers juges ;

-  c'est à tort que les premiers juges ont exclu de l'évaluation du préjudice le marché n° 745IE02 ;

-  le jugement s'appuie à tort sur le second rapport d'expertise, entaché de plusieurs irrégularités ; ainsi, la méthodologie retenue par l'expert est insuffisante, la répercussion des surcoûts n'est pas démontrée ; par ailleurs, elle a droit à l'actualisation du montant de l'indemnisation dès lors que cette actualisation a pour objet de réparer un préjudice distinct mais complémentaire du premier ;

-  il y a lieu d'écarter cette expertise et de retenir l'évaluation de son préjudice tel que validée par le premier expert, à parfaire à la date de l'arrêt.

Par un mémoire en défense, enregistré le 24 février 2020, la société Signalisation France, représentée par l'AARPI Buès et associés, conclut au rejet de la requête et demande à la cour :

1°) de réformer le jugement du 22 juillet 2019 du tribunal administratif de Lyon et de déduire du montant de la condamnation prononcée contre elle la somme de 20 318 euros et subsidiairement celle de 85 278 euros ;

2°) de mettre à la charge de la société AREA les frais de la première expertise, taxés et liquidés à la somme de 20 218 euros ;

3°) de mettre à la charge de la société AREA une somme de 10 000 euros hors taxe, à majorer de la taxe sur la valeur ajoutée, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

-  le jugement est suffisamment motivé ;

-  le marché n° 745IE02 a été exclu à juste titre de l'évaluation du préjudice ; il aurait dû en être de même du marché n° 2020003 qui ne faisait pas l'objet de la saisine initiale du tribunal et n'était pas compris dans la mission confiée à l'expert ainsi que du marché n° 0850EX03 qui a trait essentiellement à des travaux de prestation exécutés par une société étrangère à l'entente et non à l'acquisition de panneaux de signalisation verticale statique ;

-  le premier rapport d'expertise ne peut servir de base au calcul de l'indemnisation du préjudice allégué ainsi que l'avait jugé le tribunal le 12 juillet 2018 ;

-  la société AREA prétend à tort que les premiers juges n'auraient pas accepté d'actualiser son préjudice dans la mesure où la somme de 350 000 euros qui lui est accordée prend en compte l'actualisation calculée par le second expert judiciaire ; elle ne peut en revanche prétendre comme elle le demande à une actualisation de son préjudice en fonction du coût des emprunts contractés ;

-  dans l'hypothèse où les marchés n°s 0850EX03 et 2020003 seraient pris en compte pour la détermination du préjudice, la somme de 85 278 euros devra être déduite du montant des dommages et intérêts alloués à la société AREA qui ne rapporte pas la preuve qu'elle a dû recourir à l'emprunt pour financer ces marchés.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

-  le code civil ;

-  le code de commerce ;

-  le code des marchés publics ;

-  la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 ;

-  l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, en particulier son article 9 ;

-  l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 ;

-  le décret n° 95-81 du 24 janvier 1995 ;

-  le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;

Après avoir entendu au cours de l'audience publique :

-  le rapport de Mme Lesieux ;

-  les conclusions de M. Savouré, rapporteur public ;

-  les observations de Me B, représentant la société Autoroutes Paris Rhin Rhône et celles de Me de la Ferté-Senectère, représentant la société Signalisation France.

Considérant ce qui suit :

1. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a prononcé à l'encontre de huit sociétés intervenant sur le marché de la signalisation routière verticale, dont la société Signature SA devenue Signalisation France, des sanctions pécuniaires au titre des dispositions de l'article L. 420-1 du code du commerce ainsi que celles de l'article 81, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, devenu l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, pour s'être entendues sur la répartition et le prix des marchés de signalisation routière verticale. Par un arrêt du 29 mars 2012, devenu définitif, la cour d'appel de Paris a confirmé cette sanction dans son principe mais en a ramené le montant à la somme de dix millions d'euros à la charge de cette société. La société des Autoroutes Rhône-Alpes (AREA) a alors saisi le tribunal administratif de Lyon d'une demande tendant à la réparation, sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, du préjudice qu'elle a subi du fait de la participation de la société Signature SA, devenue Signalisation France, à cette entente anticoncurrentielle. Par un jugement du 13 juillet 2016, confirmé par un arrêt de la cour du 5 octobre 2017, le tribunal administratif de Lyon a jugé que cette société s'était rendue coupable de manœuvres dolosives ayant conduit la société AREA à conclure avec elle des marchés dans des conditions plus onéreuses que celles auxquelles elle aurait dû normalement souscrire. Le tribunal a toutefois, avant de statuer sur les conclusions indemnitaires de la société AREA, prescrit une expertise afin d'évaluer le préjudice subi par cette dernière. Au cours des opérations d'expertise, la société AREA a saisi le tribunal administratif de Lyon de conclusions tendant, à titre principal, à l'annulation des contrats passés au cours de la période d'entente avec la société Signature SA, devenue Signalisation France, et à la restitution des sommes versées en exécution de ces contrats. Ses conclusions présentées sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle étaient cependant maintenues à titre subsidiaire. Par un jugement du 12 juillet 2018, le tribunal a rejeté les conclusions principales de la société AREA en lui opposant la prescription de son action à ce titre et considérant que l'état du dossier ne lui permettait pas d'établir l'étendue du préjudice subi par cette société, il a ordonné une nouvelle expertise. Par un jugement du 22 juillet 2019, la société Signalisation France a été condamnée à verser à la société AREA la somme de 350 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 17 juin 2013 et de leur capitalisation, et a mis les frais d'expertise à la charge de la société Signalisation France.

2. Sous le n° 18LY03524, la société AREA relève appel du jugement du 12 juillet 2018 en tant qu'il rejette ses conclusions principales et prescrit une nouvelle expertise pour évaluer son préjudice sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle. Sous le n° 19LY03627, cette même société relève appel du jugement du 22 juillet 2019 en ce qu'il a limité le montant de la condamnation de la société Signalisation France à la somme de 350 000 euros. La société Signalisation France, par la voie de l'appel incident, demande à la cour la réformation de ce jugement en ce qu'il a inclus dans l'assiette du calcul du préjudice de la société AREA, les marchés n°s 2020003 et 0850EX03, qu'il a alloué à cette société une somme de 85 278 euros au titre de l'actualisation de son préjudice et qu'il a mis à sa charge les frais de la première expertise. Ces requêtes concernant des jugements successivement rendus dans la même instance, il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.

Sur le jugement avant dire-droit du 12 juillet 2018 :

En ce qui concerne les conclusions tendant à l'annulation des contrats :

3. Une partie à un contrat administratif, victime de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d'un dol ayant vicié son consentement, peut, en cours ou après l'exécution de ce contrat, saisir le juge administratif, alternativement ou cumulativement, d'une part, de conclusions tendant à ce que celui-ci prononce l'annulation du marché litigieux et tire les conséquences financières de sa disparition rétroactive, et, d'autre part, de conclusions tendant à la condamnation du cocontractant, au titre de sa responsabilité quasi-délictuelle, à réparer les préjudices subis en raison de son comportement fautif.

4. L'article 1304 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 visée ci-dessus, dont la teneur est reprise aujourd'hui en substance par les articles 1144 et 2224 du code civil, énonce que « dans tous les cas où l'action en nullité ou en rescision d'une convention n'est pas limitée à un moindre temps par une loi particulière, cette action dure cinq ans » et que ce temps ne court « dans le cas d'erreur ou de dol, (que) du jour où ils ont été découverts ».

5. Il résulte de l'instruction que la société AREA était à même de connaître de façon suffisamment certaine l'étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime de la part des titulaires des marchés de signalisation routière verticale conclus entre 1997 et 2006, au vu de la décision du 22 décembre 2010 de l'Autorité de la concurrence, publiée le jour même sur le site Internet de cette Autorité ainsi que le prévoit l'article D. 464-8-1 du code de commerce et ce, même si cette décision a ensuite fait l'objet de recours contentieux. Le délai de prescription quinquennale commençait donc à courir à compter de cette date et était par conséquent expiré le 27 mars 2017, date à laquelle la société AREA a présenté au tribunal administratif, pour la première fois, à titre de conclusions principales, sa demande d'annulation des contrats, entièrement exécutés, conclus avec la société Signature SA, devenue Signalisation France, pendant la période d'entente.

6. La société AREA, qui soutient que cette prescription a été interrompue, ne saurait, en tout état de cause, utilement se prévaloir des dispositions de l'article L. 462-7 du code de commerce, dans ces versions successives issues de la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation et de l'ordonnance du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles, dès lors que selon ces dispositions seule l'ouverture d'une procédure devant l'Autorité de la concurrence a pour effet d'interrompre le délai de prescription jusqu'à ce que la décision de la juridiction compétente, saisie sur recours, soit devenue définitive. Or, à la date de l'entrée en vigueur de ces lois, l'Autorité de la concurrence avait rendu sa décision le 22 décembre 2010. Ainsi qu'il a été dit au point 1, la cour d'appel de Paris avait d'ailleurs également déjà définitivement statué sur le recours introduit par la société Signature SA, devenue Signalisation France, devant elle.

7. Il en résulte que c'est à bon droit que les premiers juges ont opposé à la société AREA la prescription de ses conclusions d'annulation présentées à titre principal.

En ce qui concerne les conclusions présentées sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle :

8. En premier lieu, il résulte de l'instruction que la société AREA a, au cours des opérations d'expertise ordonnées par le jugement avant-dire droit du 13 juillet 2016, opposé le secret des affaires pour une partie des données qu'elle avait transmises à l'expert et qui ont servi à la détermination de son préjudice, en particulier les données de prix pour la période post-entente, remis par les fournisseurs de panneaux de signalisation routière verticale. Il est constant que ces pièces n'ont pas été communiquées à la société Signalisation France. Ainsi que l'a jugé le tribunal administratif, les règles générales de procédure interdisant au juge de se fonder sur des pièces qui n'auraient pas été soumises au débat contradictoire, et ce alors même qu'elles seraient couvertes par le secret des affaires, il appartenait aux premiers juges, à qui le principe du contradictoire s'impose autant qu'à l'expert, d'écarter des débats le rapport d'expertise remis le 31 janvier 2018.

9. En second lieu, le préjudice indemnisable résulte de la différence entre le prix indûment payé par la société AREA et le prix qui aurait dû être payé s'il avait été déterminé par le jeu de la libre concurrence. Néanmoins, la réalité et le montant du préjudice s'apprécient au regard de l'éventuelle répercussion, totale ou partielle du surprix sur les usagers des autoroutes concédées, ainsi que le fait valoir la société Signalisation France. Il est constant que la fixation des tarifs des sociétés concessionnaires d'autoroute et leur évolution annuelle est strictement encadrée par l'Etat et reposent sur des estimations réalisées conformément aux règles définies par le cahier des charges de chaque concession. Cependant, ces tarifs et leur évolution sont fixés en contrepartie des investissements réalisés ou à réaliser par la société concessionnaire même s'ils ne tiennent pas compte du coût réel de ces investissements. C'est par suite, sans inverser la charge de la preuve, que les premiers juges ont ordonné une nouvelle expertise, laquelle n'était pas frustratoire.

10. Il s'en déduit que la requête n° 18LY03524 de la société AREA dirigée contre le jugement avant-dire droit du 12 juillet 2018 doit être rejetée en toutes ces conclusions. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées par la société Signalisation France au titre des frais du litige.

Sur le jugement du 27 juillet 2019 :

En ce qui concerne la régularité du jugement :

11. En retenant, au point 12 de son jugement, que dans les circonstances de l'affaire, une juste appréciation du préjudice économique de la société AREA permettait de l'évaluer à la somme de 350 000 euros au titre des marchés n°s 057EX0, 0701DC02, 2002003, 0822EX03, 0850EX03 et 1035DR05, le tribunal administratif de Lyon qui n'était pas tenu de s'en tenir à l'évaluation proposée par l'expert judiciaire dans son rapport remis le 24 avril 2019, a suffisamment motivé son jugement.

En ce qui concerne les marchés à prendre en compte pour l'évaluation du préjudice subi par la société AREA :

12. En premier lieu, il résulte de l'instruction que le marché 745IE02, attribué à la société Traffic Systems, filiale de la société Signature SA, devenue Signalisation France, avait principalement pour objet la signalisation verticale dynamique et ne portait donc pas uniquement sur les produits concernés par l'entente. Si la société AREA soutient que la part du marché relatif à la signalisation routière verticale peut être raisonnablement estimée à 30 %, elle ne l'établit pas par la seule production du décompte final afférent à ce marché. Ainsi, à supposer même que la société Traffic Systems était une filiale à 100 % de la société Signature SA, le marché litigieux ne pouvait, ainsi que l'a jugé le tribunal administratif, être pris en compte pour la détermination du préjudice subi par la société AREA.

13. En deuxième lieu, la société AREA demande l'indemnisation du préjudice qu'elle a subi en concluant avec la société Signalisation France le marché n° 2020003. La société Signalisation France fait valoir que la seule « fiche récapitulative » produite par la société AREA à l'appui de sa demande, n'est pas suffisante à établir que ce marché devait être pris en considération pour évaluer l'indemnisation de la société AREA. Toutefois, alors qu'elle était elle-même signataire de ce marché, elle n'apporte à la cour aucun élément de nature à établir que ce marché, dont il résulte de la « fiche récapitulative » qu'il concernait des travaux de signalisation d'animation, réalisés entre avril et juin 2002 pour un montant mandaté de 58 764,52 euros, était étranger au préjudice économique dont la société AREA recherche l'indemnisation.

14. En dernier lieu, il résulte de l'instruction que le marché n° 0850EX03 ayant pour objet la signalisation provisoire de chantier a été attribué à un groupement solidaire composé de la société Farcor, filiale de la société de la Signature SA, et de la société Signature SA elle-même, devenue Signalisation France. La circonstance que ce marché n'a pas été attribué à la seule société Signature SA ne saurait avoir pour conséquence de l'exclure de l'assiette d'indemnisation de la société AREA. Par ailleurs, si ce marché porte essentiellement sur des prestations de travaux et non exclusivement sur l'acquisition de panneaux de signalisation verticale statique, ainsi que l'a relevé l'expert judiciaire, il y a lieu comme le propose ce dernier d'en tenir compte pour l'évaluation du préjudice subi par la société AREA pour la seule part correspondant à l'acquisition à cette occasion de panneaux de signalisation verticale statique.

En ce qui concerne le montant du préjudice subi par la société AREA :

15. En premier lieu, pour déterminer le supplément de prix payé par la société AREA, l'expert judiciaire a d'abord validé la cohérence des évaluations faites par le premier expert, sur la base de l'étude réalisée à la demande de la société AREA pour son propre compte, privilégiant une approche globale d'évaluation fondée sur la comparaison des prix actualisés, pratiqués sur le marché de la signalisation routière verticale, pendant et après la période d'entente, sur un échantillon statistique de produits. Compte tenu des incertitudes pesant sur cette méthode, et ainsi que le prévoyait le jugement avant-dire droit du 12 juillet 2018, l'expert a confronté cette méthode à celle fondée sur l'analyse des comptes financiers de la société Signature SA, devenue Signalisation France et plus particulièrement de la variation de son taux de marge brute pendant la période d'entente et postérieurement à cette période. En faisant la moyenne des résultats obtenus selon ces deux méthodes, il en a déterminé un préjudice indemnisable de 207 682 euros au titre de la passation des marchés n°s 057EX0, 0701DC02, 2002003, 0822EX03, 0850EX03 et 1035DR05.

16. D'une part, la société AREA soutient que cette seconde méthode d'analyse n'est pas appropriée dès lors que l'évolution de la marge brute de l'entreprise ne reflète que très imparfaitement l'évolution de la marge que cette entreprise dégage sur les seuls produits qu'elle lui a vendus. Néanmoins, la méthode globale utilisée par le premier expert et validée par le second montre également ses limites, en particulier parce ce qu'elle se fonde, ainsi qu'il a été dit au point 6 du présent arrêt, sur des éléments non communiquées à la société Signalisation France, qu'elle ne tient compte que d'un échantillon, nécessairement incomplet, représentatif de produits les plus couramment achetés par la société AREA, et qu'elle ne tient pas compte des pratiques tarifaires de la société Signature SA.

17. D'autre part, à l'occasion de la mise en œuvre de cette seconde méthode, l'expert judiciaire a constaté, pendant la période d'entente, un taux de marge brute très variable d'une année sur l'autre alors qu'il devrait être constant, ainsi qu'un taux très élevé au cours des premières années de l'entente, de 39 % en 2000 et 2001, 36 % en 2002, 33 % en 2003, alors que le taux de marge brute constaté en 2007 est de 22%. La société Signalisation France conteste l'analyse faite par l'expert s'agissant du taux de marge brute constatée en 2004 et 2005, à 23 et 25 %, qu'il propose d'écarter en leur substituant le taux de l'année 2003, au motif que cette diminution s'explique par une « forte réorganisation ayant abouti à une restructuration significative de la société ». Si la société Signalisation France fait valoir que cette baisse significative de la marge brute de Signature SA à partir de l'année 2004 n'est pas la conséquence de la restructuration de l'entreprise mais qu'elle en est à l'origine, elle ne le démontre toutefois pas.

18. En deuxième lieu, ainsi que le fait valoir la société AREA, les tarifs des péages sont strictement encadrés par les contrats négociés entre les sociétés concessionnaires et l'Etat. L'évolution des tarifs des péages tient compte de l'inflation mais aussi du niveau prévisionnel des dépenses d'investissements. Si l'augmentation annuelle du tarif des péages ne tient pas compte de l'investissement réel supporté par la société concessionnaire, les recettes ainsi perçues des usagers des autoroutes permettent de couvrir au moins en partie ces investissements. Il n'est pas contesté que les achats de produits de signalisation routière verticale constituent des dépenses d'investissement. Par ailleurs, la société AREA n'apporte à la cour aucun élément de nature à remettre en cause les évaluations du montant de la répercussion partielle du surprix au titre des marchés en cause sur les usagers des autoroutes concédées à cette société, faites par l'expert et conduisant à limiter le montant de préjudice indemnisable à la somme de 194 528 euros.

19. En troisième lieu, ainsi que la mission confiée par le tribunal administratif de Lyon dans son jugement avant-dire droit le prévoyait, l'expert judiciaire a évalué le préjudice subi par la société AREA au titre de l'effort financier supplémentaire qu'elle a supporté pour compenser le surprix par l'emprunt. Il a estimé qu'une somMe Xomplémentaire de 85 278 euros pouvait être accordée à ce titre à la société AREA. Si la société Signalisation France conteste la prise en compte d'un tel préjudice, les arguments qu'elle avance ne permettent pas de remettre en cause le constat de l'expert selon laquelle la société AREA recourt systématiquement à l'endettement pour le financement de ses investissements. En revanche, cette dernière n'établit pas, ainsi qu'elle le prétend, avoir subi un préjudice financier distinct pour la réparation duquel elle demande « l'actualisation » de la somme à mettre à la charge de la société Signalisation France, et qui serait lié à l'indisponibilité du supplément de prix qu'elle a dû acquitter en exécution des marchés litigieux. Dans ces conditions, ainsi d'ailleurs que l'a jugé le tribunal administratif de Lyon la majoration de l'indemnité par les intérêts au taux légal, permet en l'absence de démonstration d'un préjudice distinct, de réparer pour le créancier d'une somme d'argent le préjudice né de l'indisponibilité de cette somme. Par ailleurs, en évaluant le montant de son préjudice indemnisable à la somme de 350 000 euros, le tribunal administratif de Lyon a nécessairement actualisé le montant de l'indemnité due par la société Signalisation France pour tenir compte de l'évolution de l'indice des prix à la consommation depuis la fin de l'entente. La société AREA n'est donc pas fondée à soutenir qu'elle aurait été privée de l'actualisation de son préjudice.

En ce qui concerne les dépens :

20. La société Signalisation France conteste le jugement du 22 juillet 2019 en ce qu'il a mis à sa charge les frais et honoraires de la première expertise, taxés et liquidés à la somme de 20 218 euros, sans toutefois assortir ces conclusions de moyens permettant d'en apprécier le bien-fondé. Il n'y a donc pas lieu de réformer le jugement sur ce point.

21. Il résulte de tout ce qui précède que la requête n° 19LY03627 de la société AREA ainsi que l'appel incident présenté par la société Signalisation France, dirigés contre le jugement du 22 juillet 2019 doivent, ainsi que précédemment sa requête n° 18LY03524, être rejetés en toutes leurs conclusions.

DÉCIDE :

Article 1er : Les requêtes n°s 18LY03524 et 19LY03627 de la société AREA sont rejetées.

Article 2 : Les conclusions d'appel incident présentées par la société Signalisation France sous le n° 19LY03627, ainsi que ses conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sous les n°s 18LY03524 et 19LY03627 sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société des Autoroutes Rhône-Alpes et à la société Signalisation France.