ADLC, 13 juillet 2020, n° 20-DCC-83
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
relative à la prise de contrôle exclusif de la société J3L par CHP2
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme de Silva
L’Autorité de la concurrence,
Vu le dossier de notification adressé complet au service des concentrations le 16 juin 2020, relatif à la prise de contrôle exclusif de la société J3L par la société CHP2, formalisée par une lettre d’accord et un contrat d’acquisition d’actions signés par les parties en date du 27 mai 2020 ;
Vu le livre IV du code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, et notamment ses articles L. 430-1 à L. 430-7 ;
Vu les éléments complémentaires transmis par la partie notifiante au cours de l’instruction ; Adopte la décision suivante :
I. Les entreprises concernées et l’opération
1. CHP2 est une société par action simplifiée détenue à 100 % par Hermès International, société-mère du groupe Hermès (ci-après « Hermès »). Ce dernier est actif dans la fabrication et la commercialisation de produits de luxe, notamment de maroquinerie, de sellerie, de vêtements et d’accessoires. Hermès International est contrôlée exclusivement par le groupe familial Hermès.
2. La société J3L (ci-après, « la cible ») est une société par actions simplifiée spécialisée dans le développement et la fabrication de pièces métalliques haut de gamme pour les sociétés de luxe (essentiellement les maroquiniers), destinées à être montées, notamment, sur des sacs à main, des porte-documents, des portefeuilles ou des chaussures. Avant l’opération, le capital de la société J3L est détenu par CHP2, à hauteur de 30 % et, directement ou indirectement, par MM. Serge Locatelli et Jean-Marie Cloix et leurs familles respectives, à hauteur de 70 %.
3. L’opération projetée consiste en l’acquisition, par CHP2, des 70 % du capital et des droits de vote de J3L détenues actuellement par MM. Serge Locatelli et Jean-Marie Cloix et leurs familles respectives ; CHP2 détiendra ainsi après l’opération la totalité du capital et des droits de vote de la cible et exercera donc un contrôle exclusif de la cible.
4. En ce qu’elle se traduit par la prise de contrôle exclusif de J3L par CHP2, la présente opération constitue une concentration au sens de l’article L. 430-1 du code de commerce.
5. Les entreprises concernées réalisent ensemble un chiffre d’affaires total sur le plan mondial de plus de 150 millions d’euros (Hermès : 6 883 millions d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2019 ; J3L : 86,1 millions d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2019). Ces entreprises réalisent, chacune, en France, un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros (Hermès : [≥50] millions d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2019 ; J3L : [≥50] millions d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2019). Compte tenu de ces chiffres d’affaires, l’opération ne revêt pas une dimension européenne. En revanche, les seuils de contrôle mentionnés au I de l’article L. 430-2 du code de commerce sont franchis. La présente opération est donc soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du code de commerce, relatives à la concentration économique.
II. Délimitation des marchés pertinents
6. Hermès est actif sur le marché de la production et de la commercialisation de produits de luxe (A). La cible, J3L, produit quant à elle des pièces métalliques haut de gamme ayant fait l’objet de traitements spécifiques (B). Ces pièces étant principalement utilisées par les façonniers de maisons de luxe pour des articles de maroquinerie et, plus marginalement, des chaussures, il existe un lieu de nature verticale entre ces deux marchés.
A. LE MARCHÉ DE LA PRODUCTION ET COMMERCIALISATION DE PRODUITS DE LUXE
7. Les produits de luxe sont des articles de haute qualité vendus à un prix relativement élevé et commercialisés sous une marque de prestige ; ils appartiennent de ce fait à un marché différent des autres produits1.
8. La pratique décisionnelle européenne a envisagé, au sein du marché des produits de luxe, une segmentation entre a) les vêtements et accessoires en cuir, b) les parfums et produits cosmétiques et c) les montres et les bijoux2.
9. La pratique décisionnelle européenne la plus récente3 a également envisagé l’existence d’un marché des produits de luxe en cuir, au sein duquel pouvaient être identifiées plusieurs catégories de produits : a) les sacs pour hommes, b) les sacs pour femmes, c) les accessoires en cuir pour hommes, d) les accessoires en cuir pour femmes, e) les chaussures pour hommes et f) les chaussures pour femmes. Un potentiel marché des petits accessoires en cuir (portefeuilles, porte-cartes, etc…) a également été envisagé par la Commission européenne.
10. Seul Hermès est actif sur les marchés de la production et de la commercialisation de produits de luxe.
11. S’agissant de la définition géographique des marchés de la production et commercialisation de produits de luxe, la pratique décisionnelle de la Commission européenne l’a laissée ouverte tout en notant qu’ils pourraient être de dimension nationale, européenne ou mondiale4.
12. Selon la partie notifiante, ces marchés sont de dimension mondiale ou à tout le moins de la taille de l’Espace Économique Européen (EEE).
13. En tout état de cause, en l’espèce, la définition exacte des marchés de la production et commercialisation de produits de luxe peut être laissée ouverte, car les conclusions de l’analyse concurrentielle demeurent inchangées, quelle que soit l’hypothèse retenue.
B. LE MARCHÉ DE LA PRODUCTION ET COMMERCIALISATION DE PIÈCES MÉTALLIQUES HAUT DE GAMME
14. J3L fabrique des pièces métalliques haut de gamme de différents types : fermoirs, boucles, mousquetons, cadenas, boutons pression ou œillets.
15. Ces pièces sont principalement destinées aux acteurs du marché de la production et commercialisation de produits de luxe, lesquels les utilisent notamment pour confectionner des articles de maroquinerie, tels que des sacs, des bagages ou des portefeuilles ainsi que des articles de mode, tels que des chaussures.
16. La partie notifiante estime que ces pièces appartiennent toutes à un marché unique, puisqu’elles partagent une unique fonction principale : l’ornementation de produits de luxe.
17. Une segmentation en fonction du type de pièce ou du type de produit sur lequel ces pièces sont montées (sacs, accessoires ou chaussures par exemple) ne serait, selon la partie notifiante, pas pertinente puisque les acteurs du marché seraient à même de produire toutes sortes de pièces, et pour tous types de produits finaux. L’instruction a permis de largement confirmer ce point. À titre d’exemple, le fermoir de la gamme « Kelly » d’Hermès se retrouve sur différents produits finaux (des chaussures, des sacs, des portefeuilles ou encore des ceintures).
18. Il ressort en revanche des informations fournies par la partie notifiante qu’une segmentation de ce marché selon les différentes étapes du processus de fabrication des pièces métalliques pourrait être pertinente en l’espèce. La partie notifiante en dénombre quatre : l’estampage, l’usinage, le polissage et le traitement de surface (ou galvanoplastie). L’estampage consiste en la déformation du métal et J3L n’exerce pas cette activité. L’usinage, ou matriçage, consiste en la conception technique du produit dans les usines. Le polissage permet de préparer la pièce pour sa finition. Enfin, le traitement de surface consiste en l’application d’une couche d’or ou de palladium (et / ou d’une laque) pour embellir et protéger les pièces.
19. L’instruction a montré que ces différentes étapes de traitement du métal s’inscrivaient dans un processus global de production de pièces métalliques de haute qualité et ne sont pas substituables entre elles mais, au contraire, complémentaires. La partie notifiante a indiqué que certains acteurs du marché pouvaient être spécialisés en l’une ou l’autre de ces activités, mais a également identifié des opérateurs actifs sur l’ensemble de ces étapes de fabrication, parmi lesquels des sociétés qui fournissent également des pièces métalliques pour le compte d’Hermès.
20. En l’espèce, l’analyse sera menée sur un marché unique de la production et de la commercialisation de pièces métalliques haut de gamme, sans segmentation en fonction du type de pièces ou du type de produit sur lequel ces pièces sont montées. L’existence d’une segmentation du marché selon les étapes du processus de fabrication des pièces est une question qui peut être laissée ouverte, car les conclusions de l’analyse concurrentielle demeurent inchangées quelle que soit l’hypothèse retenue.
21. La partie notifiante considère par ailleurs que le marché de la production et de la commercialisation de pièces métalliques haut de gamme est de dimension mondiale, ou à tout le moins de la taille de l’Espace Économique Européen (EEE).
22. Il ressort en effet des informations transmises par la partie notifiante que, d’une part, Hermès s’approvisionne auprès d’acteurs majoritairement français ou européens (en général frontaliers de la France) et que, d’autre part, la cible possède elle-même des usines situées hors de France, mais toujours en Europe, plus précisément au Portugal.
23. En l’espèce, il n’y a pas lieu de se prononcer sur la dimension européenne ou mondiale du marché de la production et de la commercialisation de pièces métalliques haut de gamme, car les conclusions de l’analyse concurrentielle demeurent inchangées, quelle que soit l’hypothèse retenue.
III. Analyse concurrentielle
24. En l’absence de chevauchement d’activité entre l’acquéreur et la cible, l’opération ne produit aucun effet de nature horizontale. En outre, les parties ne sont pas actives sur des marchés liés, dès lors l’opération ne produit pas d’effet congloméral. Il existe en revanche une relation verticale entre les parties, puisqu’Hermès se fournit en pièces métalliques auprès de J3L pour confectionner ses produits de luxe.
25. Une concentration verticale peut restreindre la concurrence en rendant plus difficile l’accès aux marchés sur lesquels la nouvelle entité sera active, voire en évinçant potentiellement les concurrents ou en les pénalisant par une augmentation de leurs coûts. Ce verrouillage peut viser les marchés aval, lorsque l’entreprise intégrée refuse de vendre un intrant à ses concurrents en aval, ou les marchés amont, lorsque la branche aval de l’entreprise intégrée refuse d’acheter les produits des fabricants actifs en amont et réduit ainsi leurs débouchés commerciaux.
26. Cependant, la pratique décisionnelle considère en principe qu’un risque d’effet vertical peut être écarté dès lors que la part de marché de l’entreprise issue de l’opération sur les marchés concernés ne dépasse pas 30 %5.
27. À l’amont, sur les marchés de la production et de la commercialisation de pièces métalliques haut de gamme, la partie notifiante estime que la part de marché de J3L ne saurait être supérieure à [10-20] % dans l’hypothèse d’un marché global, ou à 25 % dans l’hypothèse où serait retenue l’existence de marchés segmentés par types d’activités sur le métal.
28. Après l’opération, plusieurs fournisseurs de pièces métalliques continueront à être actifs sur les marchés des pièces métalliques et demeureront des alternatives crédibles à J3L pour les maisons de luxe, parmi lesquels Leo France, Silvant ou FM Industrie Sycrilor. Les fournisseurs autres que J3L représentent à ce titre une proportion plus importante des achats d’Hermès en pièces métalliques haut de gamme que J3L.
29. La partie notifiante relève également que des entreprises issues d’autres continents (chinoises notamment) contribuent à l’intensification de la pression concurrentielle sur les acteurs français et européens du marché des pièces métalliques haut de gamme.
30. À l’aval, sur les marchés de la production et commercialisation de produits de luxe, Hermès possède des parts de marché inférieures à 20 % quelle que soit la segmentation retenue.
31. Hermès fait face, sur les marchés considérés et en particulier pour les produits de maroquinerie, à la concurrence d’acteurs importants de l’industrie du luxe, parmi lesquels des groupes mondiaux tels que LVMH (avec notamment Louis Vuitton et Christian Dior), Kering (avec notamment Gucci) ou Chanel.
32. Il convient enfin de rappeler que l’activité de J3L est déjà fortement intégrée avec celle d’Hermès, puisque Hermès représente plus de trois quarts du chiffre d’affaires annuel de J3L.
33. Il résulte de ce qui précède que l’opération notifiée n’est pas de nature à porter atteinte à la concurrence par le biais d’effets verticaux sur les marchés analysés.
DÉCIDE
Article unique : L’opération notifiée sous le numéro 20-083 est autorisée.
NOTES
1 Voir la décision de la Commission européenne M. 1534 Pinault-Printemps-Redoute / Gucci du 22 juillet 1999.
2 Voir la décision de la Commission européenne M. 6212 LVMH / Bulgari du 29 juin 2011.
3 Voir la décision de la Commission européenne M. 7020 LVMH / Loro Piana du 15 novembre 2013.
4 Voir la décision M. 7020 précitée.
5 Lignes directrices de l’Autorité de la concurrence relatives au contrôle des concentrations, point 384.