CA Bordeaux, 4e ch. civ., 7 décembre 2020, n° 16/06219
BORDEAUX
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Soin De Soi (EURL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chelle
Conseillers :
Mme Fabry, Mme Brisset
FAITS ET PROCÉDURE
Mme T. a travaillé pour Mme P.-H., qui exploite à Gradignan (Gironde), 191 cours du Général de Gaulle, un salon d'esthétique par l'Eurl Soin de Soi, de 1999 au 31 janvier 2012, date de son licenciement.
La société Soin de Soi a découvert au début 2012 que Mme T. avait constitué une Eurl Ecrin qui exploitait un fonds de commerce d'esthétique à Bordeaux, 9 cours du Maréchal Galieni. Elle a obtenu du président du tribunal de grande instance de Bordeaux l'autorisation qu'un huissier aille procéder à des constatations à l'institut Ecrin, et prenne copie des plannings, tarifs et liste de clients. Ce constat a été établi le 28 mars 2013.
Estimant que Mme T. avait commis des actes de concurrence déloyale par démarchage de sa clientèle, la société Soin de Soi l'a assignée devant le tribunal de commerce de Bordeaux par acte du 1er juillet 2013 pour demander sa condamnation à lui payer 40 000 euros en réparation de son préjudice.
Par jugement du 16 décembre 2014, le tribunal de commerce de Bordeaux a débouté la société Soin de Soi de ses demandes et l'a condamnée à payer à Mme T. 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les dépens.
Par déclaration du 14 octobre 2016, la société Soin de Soi a interjeté appel de cette décision.
L'affaire a été plusieurs fois renvoyée, les avocats des parties évoquant des tentatives d’accord amiables.
PRETENTIONS DES PARTIES
Par conclusions déposées en dernier lieu le 21 avril 2020, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, la société Soin de Soi demande à la cour de :
RECEVOIR l'EURL SOIN DE SOIN en son appel,
- In limine litis : REJETER la fin de non-recevoir soulevée par Madame Christelle T.
- Sur le fonds : (sic)
REFORMER le jugement rendu par le Tribunal de commerce de BORDEAUX le 14 octobre 2016 en toutes ses dispositions ;
ET STATUANT A NOUVEAU,
-CONDAMNER Mademoiselle Christelle T. à payer à l'EURL SOIN DE SOI la somme de 40 000 € en réparation du préjudice économique subi du fait de ses actes de concurrence déloyale,
- CONDAMNER Mademoiselle Christelle T. à payer à l'EURL SOIN DE SOI de la somme de 4 000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- CONDAMNER Mademoiselle Christelle T. aux entiers dépens de la présente instance et de la première instance, en ce compris les éventuels frais d'exécution de la décision à intervenir.
L'appelante fait notamment valoir que l'acte de concurrence déloyale consiste dans le détournement du fichier clients de Soin de Soi ; que le détournement du fichier client a bien été opéré par Mme T., qui a par ailleurs adressé des SMS aux clientes de son ancien employeur ; que fait que le fichier ait été utilisé par l'intermédiaire de la société Ecrin est indifférent ;
Sur le fond, que Mme T. a incontestablement transmis des messages SMS depuis son téléphone à une nombre important de clientes de la société Soin de Soi ; que le fait d'être en possession des coordonnées téléphoniques de nombreuses clientes démontre incontestablement que Mme T. a manqué à son obligation de loyauté et s'est rendue responsable du détournement de la liste des clients ; que, contrairement à ce qu'affirme Mme T., son contrat comportait une clause de non-concurrence ; que le tribunal a commis une erreur d'appréciation des éléments de preuve versés aux débats ; qu'elle évalue à 20 000 euros par an le montant de la clientèle captée d'une manière déloyale.
Par conclusions déposées en dernier lieu le 12 février 2019, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, Mme T. demande à la cour de :
A titre liminaire,
DECLARER l'appelante irrecevable en ses demandes ;
METTRE hors de cause Madame Christelle T.,
Sur le fonds, (sic)
DEBOUTER l'appelante de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions :
En conséquence,
CONFIRMER la décision dont appel en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
CONDAMNER l'EURL SOIN DE SOI à payer à Madame Christelle T. une somme de 5 000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de Procédure Civile.
CONDAMNER l'appelante aux entiers dépens, toutes taxes comprises.
L'intimée fait notamment valoir :
In limine litis, que la demande de 'Eurl Soin de Soi à son égard est mal dirigée, car elle n'exerce pas une activité en nom propre mais au nom de l'Eurl Ecrin, détentrice de la clientèle et du fonds de commerce ; que l'appelante aurait dû faire donner assignation à l'Eurl Ecrin ; qu'est irrecevable une demande contre une personne dépourvue du droit d'agir ;
Sur le fond, que les arguments de l'appelante sont dénués de tout fondement sérieux et se situent dans le cadre de la procédure qu'elle a initiée devant le conseil de prud'hommes de Bordeaux ; après divers rappels théoriques sur la notion de concurrence déloyale, qu'elle n'était liée par aucune clause de non-concurrence ; que le constat de l'huissier n'a aucune valeur probante et ne confirme à aucun moment que des clients de Soin de Soi se retrouveraient dans le listing clients de la société Ecrin ; qu'il ne peut être reproché à Ecrin que certains anciens clients de Soin de Soi aient décidé de leur propre chef de faire appel à ses services ; que l'étendue de l'éventuel préjudice est infondé.
La clôture de la procédure a été prononcée selon ordonnance du 19 octobre 2020.
Malgré les prescriptions de l'article 912 alinéa 3 du code de procédure civile qui l'imposent, ni la société Soin de Soi, ni Mme T., n'ont déposé à la cour quinze jours avant la date fixée pour l'audience de plaidoiries le dossier comprenant les copies des pièces visées dans les conclusions.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la recevabilité des demandes
La société Soin de Soi, appelante, soutient d'abord la recevabilité de ses demandes à l'encontre de Mme T., que celle-ci conteste.
L'intimée soutient en effet que la demande serait mal dirigée à son encontre, en ce qu'elle n'exerce pas d'activité en nom propre, mais au nom de l'Eurl Ecrin. Il s'agit d'un moyen nouveau en cause d'appel, qui n'était pas soutenu devant le tribunal de commerce.
La société Soin de Soi oppose que Mme T. a commis des fautes personnelles qui justifient l'engagement de sa responsabilité indépendamment de celle de la société Ecrin.
Il appartient à la demanderesse à cette action en concurrence déloyale de déterminer à qui elle impute les actes déloyaux, à ses risques et périls, et notamment au risque que son action soit déclarée mal fondée, et non à la personne appelée à cette fin en justice, qui ne saurait pour ce seul motif se soustraire en désignant une autre personne comme étant l'auteur des actes de concurrence déloyale.
Ainsi, le moyen d'irrecevabilité est inopérant et sera rejeté.
Sur le fond
La société Soin de Soi soutient avoir été victime d'une concurrence déloyale de la part de Mme T., en ce que celle-ci a adressé en juillet 2012 des messages SMS depuis son téléphone portable à un nombre important de personnes qui s'avèrent être des clientes de Soin de Soi.
Elle en déduit que Mme T. a profité du temps où elle était dans l'entreprise en qualité de salariée pour détourner l'ensemble des données de ses clientes, et qu'il s'agit d'une concurrence déloyale par désorganisation.
Elle précise que le contrat de travail de Mme T. (pièce n° 1 de celle-ci) contenait une clause de non-concurrence.
Plus précisément, cette clause prévoyait une interdiction, pendant 12 mois après la cessation de ses activités, et dans un rayon de 2 000 mètres à vol d'oiseau, de travailler dans un institut concurrent, ou de « s'intéresser » (sic) à un institut ou entreprise similaire ou semblable.
La concurrence déloyale est un fait constitutif d'une faute qui résulte d'un usage excessif, par un concurrent, de la liberté de la concurrence, par emploi dans la compétition économique de tout procédé malhonnête dans la recherche de la clientèle.
Fondée sur les dispositions des articles 1382 et 1383 anciens du code civil, dans leur rédaction antérieure au 1er octobre 2016 et applicable aux faits de la cause, désormais prévus par les articles 1240 et 1241 du même code, la concurrence déloyale est une forme particulière de faute engageant la responsabilité civile de droit commun en raison d'un abus de la liberté de la concurrence caractérisé par un comportement déloyal. Par conséquent, il revient au demandeur de démontrer l'existence d'une faute, d’un préjudice et d'un lien de causalité entre les deux. A ce titre, la faute, conformément à la responsabilité civile de droit commun, n'a pas à être intentionnelle.
Les actes de concurrence déloyale peuvent notamment consister en un dénigrement, une confusion, un parasitisme, ou, comme allégué ici par la société Soin de Soi, une désorganisation.
Le détournement de fichiers clientèle d'un concurrent peut constituer un comportement déloyal ayant pour effet de désorganiser l'activité d'un rival.
La société Soin de Soi fait valoir qu'il résulte du constat d'huissier du 28 mars 2013 que 8 messages ont été adressés systématiquement à une vingtaine de ses anciennes clientes. Elle observe que les termes des messages, notamment « Merci pour votre patience » démontre que Mme T. informait les clientes de Soin de Soi de son installation ; que les clients auxquels ces messages étaient adressés sont dans ses propres fichiers ; que Mme T. a procédé à des actes de démarchage à des tarifs inférieurs que ceux de son ancien employeur.
Après de longues considérations théoriques sur la notion de concurrence déloyale (pages 14 à 18 de ses conclusions), Mme T. conteste avoir commis des actes de concurrence déloyale.
Au mépris de l'invocation de son contrat de travail et de sa clause de non-concurrence par la société Soin de Soi, Mme T. estime utile de « rappeler » qu'elle « n'était pas liée par aucune clause de non-concurrence », ce qui apparaît pour le moins erroné à la lecture du contrat de travail qu'elle fournit elle-même.
En tout état de cause, il n'entre pas dans la compétence de la présente juridiction de statuer sur une violation d'une clause de non-concurrence, ce qui relève de la juridiction du travail. En revanche, cette cour aurait eu compétence pour en apprécier la validité si cette validité avait été contestée, ce qui n'est pas le cas.
S'agissant de cette clause, il n'est pas sans intérêt de relever que le 101 cours du Général de Gaulle à Gradignan est à plus de 6 kilomètres du 9 cours du Maréchal Galliéni à Bordeaux, alors que la clause limite l'interdiction de concurrence à 2 000 m du lieu de travail au sein de la société Soin de Soi, ce qui fait que son invocation n'apparaît pas pertinente.
Mme T. fait surtout état de ce qu'elle estime être une absence d'éléments probants, et estime notamment non probant le constat de l'huissier de justice.
Elle fait valoir que certains clients, certes autrefois clients de Soin de Soi, ont décidé de leur propre chef et sans subir de pressions, de prendre les services de la société Ecrin. Elle observe qu'il n'y a pas eu recours à des procédés comme la récupération de fichiers clients, la prospection systématique des clients du concurrent, ou le fait de se présenter faussement comme envoyé par le concurrent.
Enfin, Mme T. oppose l'absence de préjudice démontré.
Sur ce point toutefois, c'est de manière erronée que Mme T. oppose cet argument, puisque, en matière de responsabilité pour concurrence déloyale, il s'infère nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral, d'un acte de concurrence déloyale.
Or, en l'espèce, il résulte des constatations de l'huissier (pièce n° 6 de Soin de Soi) que Mme T. a adressé des messages à 24 clients :
M. Florent B., Mme Valérie B., Mme Emmanuelle D., Mme Pierette R., Mme synda GUIMBERTEAU, Mme Corinne L., Mme Chrystel P., Mme Nadège B., Mme Florence A., Mme Sylvie K., Mme Cendrine D., Mme Anny J., Mme Françoise P., Mme Christiane V., Mme Catherine P., Mme Emmanuelle G., Mme Priscilla D., Mme Virginie B., Mme Elisabeth M., Mme Beatrice M., Mme Laurence LE P., Mme Sylvie B., Mme Mélanie P., Mme Amandine L..
Dont il résulte des pièces produites (pièce n° 3 de Soin de Soi) qu'il s'agissait de clients de Soin de Soi.
C'est donc à bon droit que la société Soin de Soi soutient que les références de ses clients ne peuvent provenir que de ses fichiers, et qu'elles ont été emportées par Mme T. lors de son départ de la société, qui en a fait usage pour démarcher ces clients au profit de l'institut qu'elle venait de créer.
Les messages constituent bien une incitation à suivre ou rejoindre Mme T. dans sa nouvelle entreprise.
Les actes de concurrence déloyale par désorganisation de l'entreprise Soin de Soi à raison de l'utilisation de son fichier de clientèle par Mme T., personnellement, sont donc établis.
Le jugement attaqué sera infirmé, et Mme T. condamnée à payer des dommages-intérêts.
La société Soin de Soi, qui demande 40 000 euros de dommages-intérêts, évalue à 10 000 euros pour 6 mois, soit 20 000 euros par an le chiffre d'affaires de la clientèle perdue.
Pour autant, le chiffre d'affaires perdu ne saurait être égal à la perte nette pour la société Soin de Soi, et, au vu des éléments fournis, son préjudice sera réparé par l'allocation de la somme de 15 000 euros.
Sur les autres demandes
Partie tenue aux dépens de première instance et d'appel, Mme T. qui succombe en son appel, paiera à la société Soin de Soi la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
En revanche, contrairement à ce que demande la société Soin de Soi, sa prétention relative aux frais d'exécution qu'elle présente en même temps que celle relative aux dépens dont elle est pourtant distincte, qui est en l'état purement hypothétique, rien ne laissant ici présumer une volonté de résistance de son adversaire nécessitant la mise en œuvre d'une procédure d'exécution forcée, est au surplus superfétatoire, puisque la loi, notamment par les dispositions de l'article L. 111-8 du code des procédures civiles d'exécution, met déjà par principe les frais d'une exécution forcée nécessaire à la charge du débiteur, sous le contrôle du juge de l'exécution.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,
Déclare recevable l'action de la société Soin de Soi à l'encontre de Mme T.,
Sur le fond,
Infirme le jugement rendu entre les parties par le tribunal de commerce de Bordeaux,
Et, statuant à nouveau,
Condamne Mme T. à payer à l'Eurl Soin de Soi la somme de 15 000 euros à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale,
Condamne Mme T. à payer à l'Eurl Soin de Soi la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne Mme T. aux dépens de première instance et d'appel,
Dit n'y avoir lieu à statuer ici sur des frais d'une exécution forcée hypothétique.