Cass. com., 27 janvier 2021, n° 18-18.528
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Produnet (SARL)
Défendeur :
Mme Stadtler
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Darbois
Rapporteur :
Mme Le Bras
Avocat :
SARL Cabinet Munier-Apaire
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Colmar, 7 mars 2018), Mme Vanessa Stadtler a été, en qualité d'agent d'entretien, salariée de la société Produnet du 15 mai 2006 au 9 mars 2010, date à laquelle elle a démissionné de son emploi. Elle s'était, préalablement à sa démission, immatriculée en qualité d'auto-entrepreneur le 1er janvier 2010.
2. La société Produnet a assigné Mme Stadtler en paiement de dommages-intérêts pour actes de concurrence déloyale commis à son encontre et aux fins de lui faire cesser toute activité de nettoyage dans un rayon de vingt kilomètres autour du siège social de son ancien employeur.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
3. La société Produnet fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors « que, si en l'absence de clause contractuelle de non-concurrence, le salarié peut exercer une activité concurrente de celle de son ancien employeur, il doit s'abstenir de tous agissements déloyaux à l'égard de celui-ci ; qu'en l'espèce, la cour d'appel avait elle-même constaté, par motifs propres et adoptés, que Mme Stadtler avait créé une entreprise concurrente de celle de la société Produnet durant l'exécution de son contrat de travail, qu'elle avait annoncé aux clients de la société Produnet qu'elle allait dorénavant travailler comme auto entrepreneuse à son propre compte alors qu'elle était encore salariée de la société Produnet, qu'elle établissait que dans les mois qui avaient suivi son départ de la société Produnet au moins deux clients sur les cinq pour lesquels elle avait travaillé comme salariée de celle-ci avaient résilié leur contrat et retenu les services de son auto entreprise et qu'elle admettait leur avoir proposé des prix légèrement inférieurs à ceux de la société Produnet ; qu'il s'en déduisait que Mme Stadtler avait ainsi commis des agissements déloyaux constitutifs d'actes de concurrence déloyale ayant entraîné un détournement de la clientèle de son ancien employeur ; qu'en jugeant le contraire, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé l'article 1382, devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
4. L'arrêt, après avoir constaté que Mme Stadler était immatriculée en tant qu'auto-entrepreneur depuis le 1er janvier 2010 et qu'elle avait démissionné de son emploi auprès de la société Produnet le 9 mars 2010, retient que si des clients de cette société, informés du départ de Mme Stadtler, l'ont choisie lorsqu'elle s'est mise à son compte, le détournement de clientèle ne peut résulter du seul fait que des clients se sont reportés sur l'auto-entreprise de Mme Stadtler en raison de sa compétence. Il retient en outre qu'aucune manoeuvre déloyale imputable à la salariée tendant à détourner les clients de son ancien employeur n'est établie.
5. En l'état de ces constatations et appréciations et dès lors que la seule création d'une entreprise concurrente durant le contrat de travail, sans que soit démontré l'exercice effectif d'une activité concurrente au cours de celui-ci, n'est pas déloyale, la cour d'appel a pu retenir, en l'état des éléments de preuve débattus devant elle, que le comportement fautif de Mme Stadtler n'était pas établi.
6. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le moyen, pris en sa quatrième branche
Enoncé du moyen
7. La société Produnet fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors « que, selon l'article 142 du code de procédure civile, les demandes de production des éléments de preuve détenus par les parties sont faites, et leur production a lieu, conformément aux dispositions des articles 138 et 139 du même code ; que suivant l'article 138, si dans le cours d'une instance, une partie entend faire état d'un acte authentique ou sous seing privé auquel elle n'a pas été partie ou d'une pièce détenue par un tiers, elle peut demander au juge saisi de l'affaire d'ordonner la délivrance d'une expédition ou la production de l'acte ou de la pièce ; que, partant, en application des dispositions combinées de ces deux articles, la société Produnet était fondée à obtenir de la cour d'appel qu'elle enjoigne à Mme Stadtler de produire les contrats conclus entre cette dernière et les sociétés Port Europe, Kenworth, Sepib, Arts et Bats et Port autonome de Strasbourg auxquels la société Produnet n'était pas partie ; qu'en énonçant au contraire que « la société Produnet ne pouvait exiger la production de contrats de travail avec Mme Stadtler […] en visant l'article 138 du code de procédure civile qui concerne des actes détenus par des tiers », la cour d'appel a violé les textes susvisés, ensemble, l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 138, 139, 142 du code de procédure civile et 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
8. Il résulte des premiers de ces textes que les demandes de production d'éléments de preuve détenus par les parties étant faites, et leur production ayant lieu, conformément aux dispositions des articles 138 et 139 précités, une partie qui entend faire état au cours d'une instance d'un acte sous seing privé auquel elle n'était pas partie, peut demander au juge saisi de l'affaire d'en ordonner la production, dans les conditions et sous les garanties que celui-ci fixe, au besoin sous astreinte, par la partie adverse qui le détient. Selon le dernier de ces textes, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial.
9. Pour rejeter sa demande de production des contrats de travail conclus par Mme Stadtler avec les sociétés Port europe, Kenworth, Sepib, Arts et Bats, et Port autonome de Strasbourg, l'arrêt retient que la société Produnet ne pouvait exiger la production de ces contrats en visant l'article 138 du code de procédure civile qui concerne les actes détenus par des tiers.
10. En statuant ainsi, alors que la société Produnet était fondée à demander qu'il soit enjoint à la partie adverse de produire les actes auxquels la société Produnet n'était pas partie, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Sur le moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
11. La société Produnet fait le même grief à l'arrêt, alors « que selon l'article 142 du code de procédure civile, les demandes de production des éléments de preuve détenus par les parties sont faites, et leur production a lieu, conformément aux dispositions des articles 138 et 139 du même code ; que suivant l'article 138, si dans le cours d'une instance, une partie entend faire état d'un acte authentique ou sous seing privé auquel elle n'a pas été partie ou d'une pièce détenue par un tiers, elle peut demander au juge saisi de l'affaire d'ordonner la délivrance d'une expédition ou la production de l'acte ou de la pièce ; que le juge ne peut exiger de celui qui sollicite la production forcée de pièces que ce dernier rapporte préalablement la preuve que sa demande a précisément pour objet de fournir ; qu'en rejetant la demande de la société Produnet tendant à la production forcée des contrats conclus entre Mme Stadtler et les sociétés Port Europe, Kenworth, Sepib, Arts et Bats et Port autonome de Strasbourg au motif que la société Produnet ne prouvait pas le départ de ces cinq anciennes clientes au profit de Mme Stadtler, quand sa demande de production forcée avait précisément pour objet d'établir cette preuve, la cour d'appel a ajouté aux dispositions des articles 138 et 142 du code de procédure civile une condition qu'elles ne prévoient pas et ainsi violé ces dispositions. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 138, 139, 142 du code de procédure civile et 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
12. Pour rejeter sa demande, l'arrêt retient encore que la société Produnet ne pouvait exiger la production des contrats conclus par Mme Stadtler, pour suppléer sa carence dans l'administration de la preuve.
13. En statuant ainsi, alors que la demande de production forcée de pièces avait précisément pour objet d'établir cette preuve, la cour d'appel, qui a ajouté à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas, a violé les textes susvisés.
Et sur le second moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
14. La société Produnet fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à Mme Stadtler la somme de 2 500 euros à titre de dommages-intérêts, alors « que le juge ne peut condamner le demandeur au paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive sans relever l'existence d'une faute de nature à faire dégénérer en abus son droit d'agir en justice ; que, partant, la cour d'appel ne pouvait condamner la société Produnet à payer des dommages-intérêts à Mme Stadtler pour procédure abusive en se bornant à énoncer qu' « au regard de l'évidente intention comminatoire de la société Produnet, l'action en concurrence déloyale apparaissait comme particulièrement abusive », sans relever l'existence d'une faute de nature à faire dégénérer en abus de droit de la société Produnet d'agir en justice ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
15. Aux termes de ce texte, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
16. Pour condamner la société Produnet au paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive, la cour d'appel a retenu qu'au regard de l'évidente intention comminatoire de la société Produnet, l'action en concurrence déloyale apparaît comme particulièrement abusive.
17. En statuant ainsi, par des motifs insuffisants pour caractériser une faute faisant dégénérer en abus le droit d'agir en justice, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 7 mars 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Colmar ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Metz ;
Condamne Mme Stadtler aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne Mme Stadtler à payer à la société Produnet la somme de 3 000 euros ; Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé.