CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 26 janvier 2021, n° 19/00400
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Altra Consulting (Selas)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Douillet
Conseillers :
Mme Barutel, Mme Bohée
EXPOSÉ DU LITIGE
La société ALTRA CONSULTING, constituée en 2005, a pour activité l'audit, le conseil en stratégie et l'aide à la décision publique.
La société ALTRA CONSULTING a embauché M. Jean-Philippe D., ancien inspecteur des impôts, en qualité de consultant senior au sein du pôle fiscalité locale, suivant contrat de travail à effet au 30 août 2010 comportant une clause de non-concurrence, qui lui faisait notamment interdiction de créer une entreprise concurrente, cet engagement étant limité à l'Ile de France et à une durée de 12 mois, moyennant une contrepartie financière.
Au sein de la société ALTRA CONSULTING, M. Jean-Philippe D. était chargé de :
- prodiguer des conseils fiscaux aux clients afin de sécuriser et optimiser leurs activités,
- gérer le portefeuille clients,
- assurer le développement de l'activité en démarchant de nouveaux clients.
Le 18 février 2013, la société ALTRA CONSULTING et M. Jean-Philippe D. ont signé une convention de rupture de ce contrat à effet au 26 mars 2013.
M. Jean-Philippe D. s'est inscrit auprès de l'URSSAF en qualité de travailleur indépendant aux fins d'exercer une activité de conseil pour les affaires et autres conseils de gestion, en juin 2013.
M. Jean-Philippe D., courant juillet 2013, a répondu à un appel d'offre de l'OPH MANCHE HABITAT, ancien client de la société ALTRA CONSULTING, qu'il a remporté par une décision d'attribution notifiée le 16 octobre 2013.
Le 20 juin 2013, M. Jean-Philippe D. a saisi en référé le conseil de prud'hommes de Paris notamment pour obtenir le paiement de l'indemnité de non-concurrence.
Suivant ordonnance du 9 août 2013, le conseil de prud'hommes a estimé que l'obligation était sérieusement contestable et a dit n'y avoir lieu à référé, le litige étant actuellement pendant au fond.
Par ordonnance du 16 octobre 2013, le président du tribunal de grande instance de Paris a autorisé les mesures de constat sollicitées par la société ALTRA CONSULTING.
Un procès-verbal de constat a été établi le 20 novembre 2013 au siège de l'entreprise individuelle de M. Jean-Philippe D., l'huissier de justice étant assisté d'un expert informatique.
Par ordonnance du 5 février 2014, le président du tribunal de grande instance de Paris a débouté M. Jean-Philippe D. de sa demande en rétractation de l'ordonnance précitée du 16 octobre 2013. Cette décision a été confirmée par la cour d'appel de Paris dans un arrêt du 22 octobre 2015.
Par acte d'huissier du 2 juillet 2015, la société ALTRA CONSULTING a fait assigner M. Jean-Philippe D. devant le tribunal de grande instance de Paris, afin de le voir condamner au paiement de dommages et intérêts au titre d'agissements de concurrence déloyale et parasitaire.
Suivant jugement du 11 décembre 2018 dont appel, le tribunal de grande instance de Paris a statué en ces termes :
- Déboute la société ALTRA CONSULTING de sa demande à titre de dommages et intérêts sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle pour concurrence déloyale et parasitaire ;
- Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
- Condamne la société ALTRA CONSULTING à payer à M. Jean-Philippe D. la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamne la société ALTRA CONSULTING aux dépens ;
- Dit n'y avoir lieu à exécution provisoire du présent jugement.
La société ALTRA CONSULTING a interjeté appel du jugement par acte du 4 janvier 2019.
Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 21 septembre 2020 par la société ALTRA CONSULTING, appelante, qui demande à la cour de :
- DÉCLARER recevable et bien fondé l'appel formé par la société ALTRA CONSULTING à l'encontre du jugement du tribunal de grande instance de Paris du 11 décembre 2018 ;
- CONFIRMER le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 11 décembre 2018 en ce qu'il a constaté l'existence d'actes de parasitismes commis par M. Jean-Philippe D. ;
- REFORMER le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 11 décembre 2018 en ce qu'il a débouté la société ALTRA CONSULTING de sa demande à titre de dommages-intérêts sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle pour concurrence déloyale et parasitisme ;
- REFORMER le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 11 décembre 2018 en ce qu'il a condamné la société ALTRA CONSULTING à payer à M. Jean-Philippe D. la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Et statuant à nouveau,
A titre principal :
- JUGER que M. Jean-Philippe D. a commis des actes de concurrence déloyale, en détournant et utilisant un ensemble de documents propriété de la société ALTRA CONSULTING, en démarchant et sollicitant les clients de la société ALTRA CONSULTING dont il avait la charge,
- JUGER que les manquements et agissements de M. Jean-Philippe D. ont causé un préjudice à la société ALTRA CONSULTING consistant notamment en la perte d'un marché ainsi qu'un préjudice moral,
- CONDAMNER en conséquence M. Jean-Philippe D. à payer à la société ALTRA CONSULTING la somme de 457 692 euros à titre de dommages-intérêts sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle décomposée comme suit :
- 437 692 euros au titre de la perte de marge brute sur le marché illicitement capté par M. Jean-Philippe D. auprès du client « MANCHE HABITAT »,
- 20 000 euros à titre de réparation du préjudice moral subi ;
A titre subsidiaire,
- CONDAMNER M. Jean-Philippe D. à payer à la société ALTRA CONSULTING la somme de 20 000 euros à titre de réparation du préjudice moral subi du fait des actes de concurrence déloyale et de parasitisme ;
En tout état de cause,
- CONDAMNER M. Jean-Philippe D. à payer à la société ALTRA CONSULTING une somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- CONDAMNER M. Jean-Philippe D. aux entiers dépens, dont distraction au profit de Maître Pascale F., conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 2 juillet 2019 par M. Jean-Philippe D., intimé, qui demande à la cour de :
- Confirmer intégralement le jugement dont appel ;
- Débouter la société ALTRA CONSULTING de l'intégralité de ses demandes ;
Y ajoutant :
- Condamner la société ALTRA CONSULTING à verser à M. Jean-Philippe D. la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les entiers dépens.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 3 novembre 2020.
MOTIFS DE L'ARRÊT
En application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé, pour un exposé exhaustif des prétentions et moyens des parties, aux conclusions écrites qu'elles ont transmises, telles que susvisées.
- Sur la concurrence déloyale et parasitaire :
La concurrence déloyale et le parasitisme sont pareillement fondés sur l'article 1240 du code civil mais sont caractérisés par l'application de critères distincts, la concurrence déloyale l'étant au regard du risque de confusion, considération étrangère au parasitisme qui requiert la circonstance selon laquelle, à titre lucratif et de façon injustifiée, une personne morale ou physique copie une valeur économique d'autrui individualisée et procurant un avantage concurrentiel, fruit d`un savoir-faire, d`un travail intellectuel et d'investissements.
Ces deux notions doivent être appréciées au regard du principe de la liberté du commerce et de l'industrie qui implique qu'un produit ou un service qui ne fait pas l'objet d'un droit de propriété intellectuelle puisse être librement reproduit, sous certaines conditions tenant à l'absence de faute par la création d'un risque de confusion dans l'esprit de la clientèle sur l'origine du produit ou par l'existence d'une captation parasitaire, circonstances attentatoires à l'exercice paisible et loyal du commerce.
La charge de la preuve incombe au cas présent à l'appelante.
La société ALTRA CONSULTING reproche à M. Jean-Philippe D. des manœuvres déloyales et parasitaires qui résultent notamment selon elle :
- de la découverte sur son ordinateur professionnel de documents stratégiques et confidentiels lui appartenant, fruit d'un travail intellectuel, le constat démontrant uniquement que les fichiers n'ont pas été modifiés mais pas leur absence d'utilisation par l'intéressé,
- de la création, quelques semaines après son départ, d'une activité concurrente,
- du démarchage de sa clientèle par M. Jean-Philippe D., et notamment auprès de l'office public de l'habitat (OPH) MANCHE HABITAT, soulignant la rapidité de sa candidature, rendue possible par le fait qu'il détenait des informations privilégiées sur le marché de cette société qui était l'une de ses clientes et avec laquelle il était en relation directe lorsqu'il était son salarié.
M. Jean-Philippe D. estime, quant à lui, n'avoir commis aucun acte de concurrence déloyale et retient que la société ALTRA CONSULTING n'apporte pas la preuve qui lui incombe s'agissant tant du démarchage d'anciens clients dont il avait la charge, que de la création d'une confusion dans l'esprit de la clientèle entre sa nouvelle activité et son ancien poste, d'un dénigrement de sa part ou encore de l'utilisation de secrets commerciaux.
A titre liminaire, la cour constate que, tout en invoquant une violation de la clause de non-concurrence dans ses écritures, la société ALTRA CONSULTING rappelle que la présente action n'a pas pour objet de voir trancher ce point, la question étant actuellement pendante devant le conseil des prud'hommes de Paris.
Sur ce, il est établi que M. Jean-Philippe D. détenait sur son ordinateur personnel certains documents de la société ALTRA CONSULTING et notamment :
- la liste de ses clients, les interventions réalisées et les rémunérations générées par les dossiers,
- la liste des projets réalisés et les interventions à venir au moment de son départ,
- la synthèse de sa propre facturation à la date du 7 janvier 2013,
- des notes méthodologiques sur l'optimisation du coût de la TVA sur les transports scolaires pour le conseil général de la Haute Loire, sur l'étude d'assistance fiscale pour l'agglomération de la région de Compiègne et sur l'étude et l'optimisation des bases fiscales de la taxe d'habitation, des taxes foncières et des nouvelles composantes du panier fiscal (CFE, IFER et TASCOM) pour la ville de Sens,
- des tableurs de calcul Excel,
- des documents techniques, notes, données et modèles de réclamations relatives au marché de l'OPH MANCHE HABITAT.
Cependant, le transfert et la détention de ces documents ne sauraient, à eux seuls, être jugés fautifs, dans la mesure où M. Jean-Philippe D. a travaillé pendant trois années pour la société ALTRA CONSULTING, y compris depuis son domicile, que les documents en cause sont en lien direct avec les fonctions exercées au sein de la société et qu'il pouvait avoir intérêt, avant de quitter la société, de justifier de ses modalités de facturation, puisque bénéficiant d'une participation au chiffre d'affaires qu'il réalisait. Il doit être relevé également qu'il n'est pas justifié de ce que l'intimé était tenu à une obligation de confidentialité, ni qu'il lui a été réclamé la restitution des documents de la société ALTRA CONSULTING en sa possession ou que son contrat de travail lui imposait une telle obligation.
Par ailleurs, la société ALTRA CONSULTING ne démontre nullement l'usage fautif qui aurait été fait de ces documents par M. Jean-Philippe D. pour démarcher ses clients ou bénéficier d'un avantage économique indu. Ainsi, il n'est à aucun moment justifié par l'appelante que son ancien salarié a utilisé ou modifié à des fins personnelles ces documents pour la concurrencer avec déloyauté, alors que les propriétés des fichiers laissent apparaître qu'ils ont été modifiés la dernière fois en 2010 ou en 2012, soit bien antérieurement à la fin des relations entre les parties en mars 2013. En outre, les opérations de constat menées sur le poste professionnel de M. Jean-Philippe D. n'ont pas permis de démontrer que ces documents auraient été copiés par ce dernier pour créer sa propre base documentaire et méthodologique, et plus précisément pour constituer son dossier de candidature à l'appel d'offre lancé par l'OPH MANCHE HABITAT, alors que l'intimé ne disposait pas d'autre poste informatique professionnel.
La société ALTRA CONSULTING met également en avant l'intérêt commercial de ces documents en procédant uniquement par affirmations et sans justifier que leur conservation par M. Jean-Philippe D. constituerait un détournement de son savoir-faire ou d'informations confidentielles et secrètes, précisément identifiées et, ce, alors que la consultation du Bulletin Officiel des annonces de marché public permet d'accéder à un certain nombre d'informations dans ce domaine et que les appels d'offre publiés par les collectivités locales imposent, pour chaque mission, un cahier des charges techniques très détaillé et précisant le contexte de la mission, ses besoins et modalités d'exécution, comme le souligne M. Jean-Philippe D..
En outre, le fait que M. Jean-Philippe D. a créé, immédiatement après la fin du contrat le liant à la société ALTRA CONSULTING, et abstraction faite de la question relative au respect de la clause de non-concurrence dont est saisie une autre juridiction, une activité similaire à celle de l'appelante, ne saurait constituer, en soi, un comportement déloyal, puisque correspondant à son seul domaine de compétence pour lequel il avait été précisément recruté par la société ALTRA CONSULTING en 2010.
Concernant le démarchage de clientèle, il doit d'abord être rappelé qu'il est considéré comme une pratique commerciale normale et ne peut être qualifié d'acte constitutif de concurrence déloyale, même pratiqué par un ancien salarié, que s'il s'accompagne de certaines manœuvres ou qu'il prend un caractère systématique et répétitif.
Or, la société ALTRA CONSULTING ne justifie nullement, alors que M. Jean-Philippe D. détenait la liste de l'ensemble de ses clients, que ce dernier se soit livré à un démarchage systématique de cette clientèle puisqu'il est lui reproché d'avoir candidaté à un seul appel d'offre auprès d'un seul ancien client, à savoir l'OPH MANCHE HABITAT.
Par ailleurs, si un salarié de l'appelante mentionne que M. Jean-Philippe D. aurait informé deux de ses clients de la création de sa propre structure de conseil, cette simple information, en l'absence de preuve d'un démarchage actif fautif ou dénigrant ne saurait constituer la preuve d'un comportement déloyal.
En outre, la procédure d'appel d'offre à laquelle ont candidaté tant la société ALTRA CONSULTING que M. Jean-Philippe D. exclut par principe une captation de clientèle, sauf à justifier de manœuvres fautives qui font défaut, l'intimé détaillant l'ensemble de ses sources précises et extérieures à la société ALTRA CONSULTING pour candidater en 2013 et soulignant, à juste titre, que s'agissant d'un domaine fiscal, les données et la législation à appréhender varient chaque année, de sorte qu'il n'a pu se baser sur les réclamations antérieures rédigées en qualité de consultant de la société ALTRA CONSULTING pour candidater à l'appel d'offre en cause.
Enfin, s'il ne peut être contesté que M. Jean-Philippe D. a pu bénéficier de l'expertise développée au sein de la société ALTRA CONSULTING qu'il a contribué, de son côté, à renforcer en sa qualité d'ancien inspecteur vérificateur des impôts, il ne peut lui être reproché un comportement déloyal dans le seul fait d'avoir candidaté à un appel d'offre qui correspondait à son domaine de compétence initial.
Ainsi, il ne peut aucunement être déduit automatiquement de la concomitance entre le départ de M. Jean-Philippe D. et sa candidature à un appel d'offre trois mois plus tard auprès d'un ancien client dont il avait la charge, un avantage indu constitutif d'un comportement parasitaire, en l'absence de preuve d'un acte déloyal constitutif d'une faute.
En conséquence, aucun de ces faits pris isolément ou ensemble ne permet d'imputer à M. Jean-Philippe D. des actes de concurrence déloyale ou un comportement parasitaire, de sorte que la société ALTRA CONSULTING doit être déboutée de l'ensemble de ses demandes.
Aussi, le jugement entrepris doit être confirmé en ce qu'il a débouté la société ALTRA CONSULTING de sa demande à titre de dommages et intérêts sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle pour concurrence déloyale et parasitisme.
- Sur les autres demandes :
La société ALTRA CONSULTING, succombant, sera condamnée aux dépens d'appel et gardera à sa charge les frais non compris dans les dépens qu'elle a exposés à l'occasion de la présente instance, les dispositions prises sur les dépens et frais irrépétibles de première instance étant confirmées.
Enfin, l'équité et la situation des parties commandent de condamner la société ALTRA CONSULTING à verser à M. Jean-Philippe D. une somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR,
Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
Condamne la société ALTRA CONSULTING aux dépens d'appel,
Condamne la société ALTRA CONSULTING à verser à M. Jean-Philippe D. une somme de 4 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.