CA Aix-en-Provence, ch. 3 sect. 1, 4 février 2021, n° 17/11633
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Editions Albin Michel (SA)
Défendeur :
Actes Sud (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Calloch
Conseillers :
M. Fohlen, Mme Berquet
FAITS ET PROCÉDURE
La société d'édition ACTES SUD a publié depuis 2006 la série policière scandinave MILLENIUM créé par l'auteur suédois Stieg L. ainsi que plusieurs ouvrages de l'écrivaine Camilla L..
Le 13 avril 2017, la société ACTES SUD a fait dresser deux procès-verbaux de constat d'huissier pour établir l'existence dans la gare SAINT CHARLES et diverses stations du RER parisien d'affiches publicitaires apposées à la demande des éditions ALBIN MICHEL concernant le dernier tome de l'ouvrage de l'auteur Danois A.-O. intitulé « les enquêtes du département V » et portant le slogan « oubliez MILLENIUM, la nouvelle star du polar scandinave se nomme A.-O. ».
La société ACTE SUD a constaté en outre que les éditions ALBIN MICHEL commercialisaient deux ouvrages de l'auteure d'ouvrages policiers Viveca S. avec en couverture un bandeau indiquant : « Grande rivale de Camilla L., Viveca S. a tout pour être la nouvelle reine du polar ».
Par acte en date du 19 avril 2017, la société ACTES SUD a fait assigner la société EDITIONS ALBIN MICHEL devant le tribunal de commerce de MARSEILLE selon la procédure de l'assignation à jour fixe afin de faire juger que le slogan de la campagne publicitaire de l'ouvrage de monsieur A.-O. et le slogan publicitaire apposé sur les ouvrages de madame Viveca S. constituaient des actes de concurrence parasitaire et obtenir en conséquence notamment le retrait de ces slogans sous astreinte de 5 000 € par infraction constatée, la communication le plan de diffusion des supports de promotion sous astreinte de 15 000 € par jour de retard et la condamnation de la défenderesse à lui verser une provision d'un montant de 100 000 €.
Suivant jugement en date du 30 mai 2017, le tribunal a constaté le retrait des slogans litigieux, a débouté en conséquence la société ACTES SUD de sa demande de retrait, a enjoint à la société EDITIONS ALBIN MICHEL de communiquer le plan de diffusion de la campagne publicitaire sous astreinte provisoire de 1 500 € par jour de retard, l'a condamnée à verser à la société ACTES SUD une provision d'un montant de 20 000 € et a renvoyé l'affaire à la prochaine audience utile afin de statuer sur le quantum du préjudice définitivement subi, le jugement étant assorti de l'exécution provisoire.
La société EDITIONS ALBIN MICHEL a interjeté appel de cette décision par déclaration enregistrée au greffe le 20 juin 2017.
Le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de l'instruction par ordonnance en date du 20 janvier 2020 et a renvoyé l'examen de l'affaire à l'audience du 3 février 2020. A cette date, le dossier a été renvoyé à l'audience du 29 juin 2020 en raison d'un mouvement de grève du barreau. Cette deuxième audience n'ayant pu se tenir du fait de l'état d'urgence sanitaire, et les parties ayant refusé que l'affaire soit jugée selon la procédure prévue à l'article 8 de l'ordonnance du 25 mars 2020, l'examen du litige a été renvoyé au 17 décembre 2020.
A l'appui de son appel, par conclusions déposées le 17 janvier 2020, la société EDITIONS ALBIN MICHEL conclut en premier lieu à l'irrecevabilité des demandes de la société EDITIONS ALBIN MICHEL pour défaut de qualité à agir en ce qui concerne le bandeau publicitaire apposé sur les ouvrages de Viveca S., seule l'auteure Camilla L. pouvant agir afin de protéger son nom et sa réputation.
Elle relève sur le fond que le jugement n'est pas suffisamment motivé en ce qui concerne la caractérisation des actes de parasitisme, et ce alors qu'il met en cause le principe de la liberté d'expression en matière publicitaire, liberté garantie notamment par l'article 10 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales. En outre, le slogan porté sur les affiches ne constituerait pas un acte de copie ou d'imitation et ne porterait pas sur une valeur économique individualisée appartenant à l'intimée. Le terme MILLENIUM se référerait non pas à une œuvre déterminée, mais à un phénomène éditorial et culturel, tandis que la protection du nom de l'auteur des ouvrages ne pourrait être invoquée par un tiers. Par ailleurs, la société EDITIONS ALBIN MICHEL insiste sur la notoriété des auteurs Jussi A.-O. et Viveca S. et soutient qu'en conséquence son intention ne pouvait être de profiter de celle de la série MILLENIUM. Elle fait observer en outre que l'utilisation d'une référence culturelle pour promouvoir un livre est une pratique courante relevant de la liberté d'expression.
La société EDITIONS ALBIN MICHEL fait observer que les slogans litigieux ne sont nullement dénigrant et que la société ACTE SUD n'est pas même mentionnée dans les messages. Selon elle, les premiers juges auraient ignoré la spécificité du domaine du livre et de l'édition et la notoriété des deux auteurs promus. Elle conteste enfin l'existence même du préjudice allégué au soutien de la demande de provision et subsidiairement son quantum tel qu'arbitré par le tribunal.
La société EDITIONS ALBIN MICHEL conclut en conséquence au débouté de l'intégralité des demandes formées par la société ACTES SUD et subsidiairement à la réduction du préjudice à l'euro symbolique, et sollicite l'octroi d'une somme de 10 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
La société ACTES SUD, par conclusions déposées au greffe le 20 décembre 2019, soutient qu'en s'appuyant de manière indue sur la notoriété de ses ouvrages à succès, la société EDITIONS ALBIN MICHEL a cherché à se placer dans son sillage économique en créant une confusion dans l'esprit des lecteurs et en dénigrant les œuvres de son concurrent. Elle affirme en particulier que la société EDITIONS ALBIN MICHEL a par sa campagne publicitaire tenté de profiter de ses efforts et de son succès considérable en matière d'édition d'ouvrages policiers. Selon elle, le fait que les slogans soient des citations d'articles de presse serait sans incidence dès lors que ces citations ont été manifestement tronquées et ne concernaient au demeurant pas les œuvres promues ou citées. Le risque de confusion pour le consommateur serait évident, notamment du fait de la mise en avant des noms MILLENIUM et A.-O. sur les affiches. Le dénigrement serait tout aussi patent, les ouvrages des éditions ACTES SUD étant présentés comme dépassés et de moindre intérêt.
La société ACTES SUD affirme que le principe de la liberté d'expression n'est pas impliqué dans le litige, dont l'objet est de sanctionner un comportement abusif de concurrence déloyal et non de porter atteinte à l'expression d'une opinion ou d'une pensée. Elle précise que c'est la production artistique de Camilla L., et non sa personne, qui est concerné par le slogan litigieux, ce qui rendrait sa propre action recevable visant à protéger la valeur commerciale du nom de l'auteur.
La société ACTES SUD invoque l'existence d'un préjudice moral et d'un préjudice résultant du trouble commercial du fait des agissements de la société EDITIONS ALBIN MICHEL, évoquant notamment la diffusion des slogans par voie d'affiches ou de bandeaux, et la baisse des ventes des ouvrages cités pour justifier de sa demande en réformation sur le montant du préjudice. Elle demande à la cour en conséquence de confirmer le jugement, et y ajoutant de condamner la société ALBIN MICHEL à lui verser la somme de 150 000 € en réparation de son préjudice commercial et de détournement de lectorat et la somme de 50 000 € en réparation de son préjudice moral et de l'atteinte portée à son image, outre 12 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité ou d'intérêt à agir de la société ACTES SUD
La société ACTES SUD fonde expressément ses demandes sur les dispositions de l'article 1240 du code civil, invoquant des actes de concurrence déloyale à son encontre engendrant un préjudice économique et moral ; elle n'entend pas dans ses conclusions agir pour préserver la notoriété ou le nom des auteurs par elle publiés ; elle justifie en conséquence avoir qualité à agir en tant qu'éditeur et avoir un intérêt actuel et certain à défendre son activité de toute concurrence qui pourrait être jugée déloyale, notamment du fait de l'utilisation du nom d'un auteur par elle publié ; il y a lieu en conséquence de rejeter la fin de non-recevoir soulevée par la société ALBIN MICHEL.
Sur le fond
Le dénigrement, lorsqu'il a pour but ou pour effet de détourner la clientèle d'un concurrent ou de nuire à la réputation de celui-ci, est constitutif d'un acte de concurrence déloyale ; il peut être caractérisé par une critique publique des produits proposés, voire même par une simple insinuation visant leur qualité ; il convient cependant de tenir compte du principe de la liberté d'expression, particulièrement lorsque le produit visé est une œuvre de l'esprit, et du contexte dans lequel la critique ou l'avis sont portés à la connaissance du public.
En l'espèce, les éditions ALBIN MICHEL ont fait afficher dans des endroits publics de nombreux placards publicitaires portant la mention « Oubliez Millenium la nouvelle star du polar scandinave se nomme A.-O. » ; il ne peut être contesté que cette injonction adressé à des lecteurs potentiels vise à détourner ceux-ci de la lecture d'une série d'œuvres publiées par les éditions ACTES SUD ; il sera cependant constaté en premier lieu que cette phrase mise entre guillemets est présentée de manière visible comme une citation d'un magazine, en l'espèce le « Figaro Magazine » ; il s'agit en conséquence pour l'éditeur d'user de son droit de citation pour promouvoir son propre auteur en bénéficiant d'une appréciation laudative d'un critique ; cette utilisation d'une critique littéraire par citation d'un extrait est un procédé courant et l'intention de nuire de l'éditeur l'utilisant ne peut se déduire du fait que cette critique fait une comparaison avec une oeuvre déjà existante ; le fait que cette citation soit légèrement tronquée apparaît sans incidence dès lors que le sens de la phrase est parfaitement respecté ; de même aucune conséquence ne se déduit du fait que la critique reproduite se réfère à une oeuvre antérieure de monsieur A.-O. ; en second lieu, le consommateur visé est tout à fait à même de percevoir le caractère promotionnel de ce message, et il ne peut être sérieusement soutenu qu'il est par celui-ci dissuadé d'acheter un livre de la série Millenium pour se consacrer à la lecture des seules oeuvres de monsieur A.-O. ; enfin, de manière surabondante, il sera relevé que ce bandeau publicitaire porte sur la notoriété des auteurs comparés, et non sur la qualité des oeuvres proposées, et qu'elle ne mentionne aucun avis sur les qualités de celles-ci ; la société ACTES SUD n'apparaît dès lors pas fondée à invoquer le caractère dénigrant de ce message.
L'analyse de l'affiche publicitaire effectuée ci-dessus s'applique au bandeau entourant les livres écrits par Viveca S. et édités par les éditions ALBIN MICHEL et portant la mention « grande rivale de Camille L., Viveca S. a tout pour être la nouvelle reine du polar », citation présentée comme tirée elle aussi d'un magazine, à savoir le supplément M du quotidien LE MONDE ; la société ACTES SUD ne peut revendiquer un droit exclusif à l'utilisation du nom patronymique de l'auteur et interdire de ce fait toute citation ; par ailleurs, il doit être relevé que le fait que deux auteures soient présentées comme des grandes rivales ne constitue pas une appréciation dévalorisante de l'une d'entre elles ; là encore, la société ACTES SUD n'apparaît pas fondée à invoquer le caractère déloyal de cette publicité.
Le parasitisme se définit comme le fait pour un opérateur économique de se placer dans le sillage d'une entreprise en profitant indûment des investissements consentis ou de sa notoriété ; la société ACTES SUD, suivie en cela par les premiers juges, estime qu'en citant la série Millenium ou l'auteure Camille L., les éditions ALBIN MICHEL ont essayé de profiter de ses efforts pour promouvoir cette œuvre et cette écrivaine ; l'existence de ces efforts, et la notoriété tant de la série Millenium que de l'auteure Camille L. sont établis par les pièces du dossier ; la notoriété d'un auteur ne confère cependant pas à son éditeur un droit exclusif d'usage de son nom et ne peut avoir pour conséquence d'interdire toute comparaison entre cet auteur et un autre, fut-il édité par une société concurrente ; à bon droit, la société éditions ALBIN MICHEL revendique le droit d'utiliser des critiques littéraires pour comparer, et même mettre en avant les oeuvres par elle promues avec celles éditées par la société ACTES SUD ; cette publicité basée sur des comparaisons par des critiques littéraires ne peut être considéré comme une tentative de se placer dans le sillage de l'éditeur, ni comme un acte de détournement de clientèle.
Enfin, le risque de confusion, qui au demeurant ne constitue pas un élément pertinent en matière de parasitisme comme l'ont relevé à bon droit les premiers juges, n'est en l'état pas avéré ; les produits comparés sont en effet des oeuvres de l'esprit, et donc des créations qui manifestent la personnalité de leur auteur ; il ne peut être soutenu que la comparaison de ces oeuvres induit nécessairement une confusion dans l'esprit d'un lecteur, qui ne peut considérer les produits proposés comme interchangeables.
Au vu de ces éléments, il convient d'infirmer le jugement ayant retenu à l'encontre de la société ALBIN MICHEL des actes de concurrence déloyale et l'ayant de ce fait condamné à verser une provision d'un montant de 20 000 €, outre une somme de 3 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Sur les demandes accessoires
La société ACTES SUD étant déboutée de ses prétentions, elle devra verser une somme de 5 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile au profit de la société ALBIN MICHEL.
PAR CES MOTIFS, LA COUR :
- INFIRME le jugement du tribunal de commerce de MARSEILLE dans l'intégralité de ses dispositions,
Statuant à nouveau,
- DÉBOUTE la société ACTES SUD de l'intégralité de ses demandes.
- CONDAMNE la société ACTES SUD à verser à la société ALBIN MICHEL la somme de 5 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
- MET l'intégralité des dépens à la charge de la société ACTES SUD, dont distraction au profit des avocats à la cause.