CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 10 février 2021, n° 19/00951
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Carrières de Voutré (SA)
Défendeur :
Matériaux Pitois (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
M. Gilles, Mme Depelley
Avocats :
Me Baechlin, Me Coste, Me Bruguier Crespy, Me Le Goff, Me Schermann
FAITS ET PROCEDURE
La société des Carrières de Voutré exploite un gisement de roche se situant entre la Mayenne et la Sarthe. La roche extraite est transformée en gravillons pour des usages multiples (routes, béton, etc.).
La société Matériaux Pitois fabrique des produits en béton destinés notamment au bâtiment (blocs), à la voirie (bordures) et à l’assainissement (tuyaux, regards), à partir de deux sites, à Champagne (72) et Lamnay (72).
La société des Carrières de Voutré a fourni la société Matériaux Pitois depuis 1995, soit depuis 23 ans, essentiellement en gravillons.
A partir du dernier trimestre 2015, la société des Carrières de Voutré a constaté que la société Matériaux Pitois ne commandait plus aucun produit pour ses sites de Champagne et Lamnay. Tous matériaux confondus, les commandes sont passées de 10 308 tonnes au 1er trimestre 2015 à 2 117 tonnes au 1er trimestre 2016.
Par acte du 8 novembre 2017, la société des Carrières de Voutré a assigné la société Matériaux Pitois devant le tribunal de commerce de Rennes sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Par un jugement du 29 novembre 2018, le Tribunal de commerce de Rennes a :
- condamné la société Matériaux Pitois à payer à la société des Carrières de Voutré la somme de 10 952 euros à titre de dommages et intérêts sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, outre les intérêts au taux légal à compter du 8 novembre 2017,
- condamné la société Matériaux Pitois à payer à la société des Carrières de Voutré la somme de 5 000 euros par application des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile,
- débouté la société des Carrières de Voutré du surplus de ses demandes,
- condamné la société Matériaux Pitois aux entiers dépens,
Le 14 janvier 2019, la société des Carrières de Voutré a relevé appel de ce jugement.
Vu les dernières conclusions, déposées et notifiées le 12 novembre 2020 par la société des Carrières de Voutré, par lesquelles il est demandé à la Cour, au visa de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, de :
- débouter la société Matériaux Pitois de son appel incident visant à obtenir l’infirmation du jugement rendu le 29 novembre 2018 par le tribunal de commerce de Rennes en ce qu’il a jugé que la société Matériaux Pitois avait enfreint les dispositions de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce ;
- confirmer le jugement rendu le 29 novembre 2018 par le tribunal de commerce de Rennes en ce qu’il a jugé que la société Matériaux Pitois a rompu brutalement partiellement les relations commerciales entretenues depuis 1995 avec la société Carrières de Voutré, soit depuis plus de 20 ans, enfreignant ainsi les dispositions de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce ;
- et le réformer en ce qu’il a limité le montant de la condamnation prononcée à l’encontre de la société Matériaux Pitois à la somme de 10 952 euros outre les intérêts au taux légal à compter du 8 novembre 2017 et a débouté la société Carrières de Voutré du surplus de ses demandes.
Pour le surplus et statuant à nouveau,
Dire et juger que la société Matériaux Pitois a rompu brutalement partiellement les relations commerciales entretenues depuis 1995 avec la société Carrières de Voutré, soit depuis plus de 20 ans, enfreignant ainsi les dispositions de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce,
Condamner la société Matériaux Pitois à payer à la société Carrières de Voutré la somme de 425 150€ au titre du préjudice subi du fait de la rupture brutale partielle des relations commerciales établies avec intérêts au taux légal à compter de l’assignation,
Condamner la société Matériaux Pitois à payer à la société Carrières de Voutré la somme de 25 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, dont distraction au profit de la SCP Jeanne Baechlin en application de l’article 699 du code de procédure civile,
Condamner la société Matériaux Pitois aux dépens, dont distraction au profit de la SCP Jeanne Baechlin en application de l’article 699 du code de procédure civile.
Vu les dernières conclusions, déposées et notifiées le 9 décembre 2020 par la société Matériaux Pitois, par lesquelles il est demandé à la Cour de :
- Infirmer la décision entreprise,
- Débouter la Société Carrières de Voutré de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- La condamner à verser à la Société Matériaux Pitois la somme de 10 000 € au titre de l’article 700 CPC ;
- La condamner aux dépens de première instance et d’appel.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l’article 455 du code de procédure civile.
SUR CE, LA COUR
La société des Carrières de Voutré sollicite la confirmation du jugement en ce qu’il a jugé établi que la société Matériaux Pitois avait brutalement rompu les relations commerciales entretenues depuis 1995. Elle répond que les motivations invoquées par l’intimée pour justifier la rupture brutale des relations par la réduction drastique des commandes sont inopérantes en ce que la baisse progressive du chiffre d’affaires de celle-ci n’est aucunement de nature à expliquer la chute significative et soudaine de commandes constatée au dernier quadrimestre 2015 et qu’en outre ces deux baisses ne sont aucunement corrélées. Elle ajoute que l’argument de problèmes de qualité du granulat 2/6 n’est pas démontré et n’a pas été évoqué avant la rupture des relations commerciales, ainsi que l’argument du prix élevé.
L’appelante fait valoir qu’elle ne fonde ses demandes que sur la rupture brutale en approvisionnement de granulats 2/6 et que c’est à tort que le tribunal a limité la durée du préavis à 6 mois alors que, compte tenu de la spécificité du produit faisant l’objet de la relation et de la durée des relations, le préavis ne saurait être inférieur à 24 mois. Elle critique également la méthode d’évaluation faite du préjudice par le Tribunal. Elle explique que d’une part le granulat 2/6 n’est en aucun cas un déchet, de sorte qu’aucun abattement ne doit être appliqué sur l’indemnisation et que d’autre part compte tenu du fait que le granulat 2/6 est produit concomitamment aux autres types de granulat, une baisse de commandes de granulats 2/6 ne peut permettre de réduire des coûts variables, de sorte que la perte est égale au chiffre d’affaires. Ensuite, elle calcule sa perte limitée au granulat 2/6 en comparant le niveau de commande entre deux années significatives 2014 et 2016, soit une chute de 28 603 tonnes multiplié par deux pour 24 mois de préavis, soit 55 000 tonnes multiplié par un prix net après remise à 7,73 euros la tonne, soit un préjudice évalué à 425 150 euros.
La société Matériaux Pitois soutient que la diminution de commandes, comme celle au cas d’espèce, n’est pas susceptible de constituer une rupture brutale des relations commerciales en ce qu’elle résulte de trois facteurs qui ne peuvent être reprochés à la société Matériaux Pitois : une baisse importante de son chiffre d’affaires (plus de 50 % entre 2012 et 2016), la qualité insatisfaisante du granulat proposé par la société des Carrières de Voutré et enfin le prix des gravillons, lesquels sont 20 % plus chers que chez les concurrents.
Subsidiairement sur le préjudice, la société intimée fait valoir qu’il n’existe aucune règle selon laquelle un mois de préavis devrait être alloué par année de relations commerciales. Elle reproche à la société appelante, contrairement à la jurisprudence, de se référer au prix de vente net pour évaluer son préjudice alors qu’il faudrait se fonder sur la marge brute escomptée pendant la période d’insuffisance du préavis. Elle précise que la production du granulat 2/6 fait nécessairement apparaître des coûts variables propres.
Sur ce
Les parties ne contestent pas le caractère établi des relations commerciales depuis 1995 dans la fourniture en gravillons 2/6, mais s’opposent sur l’imputabilité de la rupture partielle et de sa brutalité.
La société des Carrières de Voutré fait valoir que concernant le gravillon 2/6, alors que la société Matériaux Pitois commandait au cours des trois années antérieures à 2015 une moyenne de 44 153 tonnes par an, celle a commandé :
- en 2015, 30 608 tonnes, soit une baisse de plus de 30 % constatée essentiellement au cours du dernier quadrimestre 2015,
- en 2016, 11 182 tonnes, soit une baisse d’environ 64 % par rapport à 2015 et une baisse de 75 % par rapport à la moyenne annuelle des commandes avant 2015
Cette baisse des commandes n’est pas contestée par la société Matériaux Pitois qui soutient qu’elle est liée à une baisse importante de son chiffre d’affaires (plus de 50 % entre 2012 et 2016), la qualité insatisfaisante du granulat proposé par la société des Carrières de Voutré et enfin le prix des gravillons, lesquels sont 20 % plus chers que chez les concurrents.
Comme l’a justement relevé le tribunal, la comparaison entre le chiffre d’affaires de la société Matériaux Pitois et ses commandes montre que leur évolution est à peu près cohérente jusqu’en 2015 et qu’elle diverge en 2016, la baisse des commandes étant plus rapide que la baisse du chiffre d’affaires. La baisse significative du volume en 2016 de commande en gravillon 2/6 qui n’est pas proportionnelle à la baisse du chiffre d’affaires de la société Matériaux Pitois entre 2015 et 2016, constitue une rupture partielle des relations commerciales imputable à cette dernière.
La société Matériaux Pitois évoque la qualité insatisfaisante du granulat proposé par la société des Carrières de Voutré, mais ne justifie pas que la difficulté soit survenue et évoquée avec le partenaire avant la baisse significative des commandes entre fin 2015 et 2016, ni n’invoque de manquement grave pouvant justifier une rupture sans préavis. Il n’est pas non plus évoqué de hausse excessive des prix entre 2015 et 2016 par la société Matériaux Pitois.
Comme l’a justement retenu le tribunal, la société Matériaux Pitois est libre de rompre la relation commerciale en raison de son insatisfaction de la qualité du produit ou de son prix trop élevé et de sa recherche de réduction de coût, mais cela ne la dispense pas de prévenir par écrit son fournisseur de la cessation des commandes avec un préavis suffisant en application de l’article L. 442-6 I 5° dans sa version applicable au litige.
Il ressort de l'article précité que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.
Il est constant que la relation commerciale était très ancienne et présentait un certain volume. Néanmoins, la société des Carrières de Voutré ne justifie pas de la part de son chiffre d’affaires réalisé sur le gravillon 2/6 avec la société intimée sur son chiffre d’affaires total. En outre, la société des Carrières de Voutré allègue que le produit est très spécifique et qu’il est difficile à replacer, mais n’apporte aucun élément tangible sur ce point, sachant qu’il ressort de ses explications qu’il ne s’agit que d’un co-produit dès lors que la fabrication du gravillon 6/10 génère du gravillon 2/6.
Au regard de ces éléments, le tribunal a de manière pertinente retenu un préavis nécessaire mais suffisant de 6 mois.
Le préjudice consécutif à la brutalité de la rupture est constitué du gain manqué pendant la période d'insuffisance du préavis. Ce préjudice s’entend généralement de la perte de marge sur coûts variables durant les mois de préavis manquants calculée à partir du chiffre d’affaires des trois années précédant la rupture.
Le tribunal a relevé que la société des Carrières Pitois ne verse aux débats aucun élément sur le chiffre d’affaires, compte d’exploitation, achats, marge brute sur les exercices litigieux. Ces éléments ne sont pas davantage produits à hauteur d’appel, la société des Carrières de Voutré se limitant à produire comme en première instance une attestation de son expert-comptable sur l’évolution des ventes à la tonne entre 2014 et 2016 en 2/6 et du prix en2015 et affirmant que la baisse des ventes de coupures 2/6 ne permet pas à la société des Carrières de Voutré d’économiser des coûts variables.
La société Matériaux Pitois se borne à soutenir que le prix net de 7,73 euros n’est en rien démontré sans véritablement le contester.
La Cour, pour le calcul du préjudice retiendra comme le tribunal un coefficient de marge brut de 70 % du chiffre d’affaires en l’absence d’élément précis contraire. Il sera retenu un tonnage annuel moyen de gravillon 2/6 sur les exercices 2014 et 2015 de 35 196,50 t dont à déduire le tonnage 2016 de 11 182t, soit 24014,5 t x 7,73 € x 70 %, soit une perte de marge brute annuelle de 129 942,45 euros rapportée à 64 971,23 euros sur la période de préavis insuffisante.
La société Matériaux Pitois sera condamnée à verser à la société des Carrières Pitois la somme de 64 971,23 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale partielle des relations commerciales avec intérêt au taux légal à compter de la présente décision. Le jugement sera dès lors infirmé sur ce point.
Sur les dépens et l’application de l’article 700 du code de procédure civile en appel
La société Matériaux Pitois, partie perdante, sera condamnée aux dépens d’appel,
En application de l’article 700 du code de procédure civile, la société Matériaux Pitois sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société des Carrières de Voutré la somme de 6 000 euros.
PAR CES MOTIFS
Infirme le jugement en ce qu’il a condamné la société Matériaux Pitois à payer à la société des Carrières de Voutré la somme de 10 952 euros à titre de dommages - intérêts sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, outre les intérêts au taux légal à compter du 8 novembre 2017,
Statuant de nouveau du chef infirmé et y ajoutant,
Condamne la société Matériaux Pitois à payer à la société des Carrières de Voutré la somme de 64 971,23 euros à titre de dommages -intérêts sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, outre les intérêts au taux légal à compter de la présente décision,
Condamne la société Matériaux Pitois aux dépens d’appel qui seront recouvrés en application de l’article 699 du code de procédure civile,
Condamne la société Matériaux Pitois à payer à la société des Carrières de Voutré la somme de 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
Rejette toute autre demande.