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Décisions

Cass. com., 10 février 2021, n° 19-14.928

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

PARTIES

Demandeur :

Enedis (SA)

Défendeur :

Fibre Excellence Tarascon (Sasu), Bioenerg (SAS), Brenac (ès qual.), Rey (ès qual.), Baron (ès qual.), Abitbol (ès qual.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Darbois

Rapporteur :

Mme Poillot-Peruzzetto

Avocat général :

M. Debacq

Avocats :

SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, SCP Boullez

Paris, Pôle 5 ch. 11, du 8 févr. 2019

8 février 2019

Jonction  

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° U 19-14.928 et U 19-17.343 sont joints.  

Reprise d'instance  

2. Il est donné acte de la reprise d'instance par la société Egide, prise en la personne de M. Brenac, et la société Rey et associés, prise en la personne de M. Rey, en qualité de mandataires judiciaires de la société Fibre excellence Tarascon, et par la société CBF et associés, prise en la personne de M. Baron, et la société Abitbol & Rousselet, prise en la personne de M. Abitbol, en qualité d'administrateurs judiciaires de cette société, mise en redressement judiciaire par un jugement du tribunal de commerce de Toulouse du 8 octobre 2020.

Faits et procédure  

3. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 8 février 2019) et les productions, la société Tembec-Tarascon, devenue la société Fibre excellence Tarascon (la société FET), exploite un site industriel qui comportait initialement deux installations de production électrique dénommées « TA1 et « TA2 », pour le raccordement desquelles elle avait conclu avec la société Electricité Réseau Distribution France (la société ERDF), gestionnaire du réseau public de distribution d'électricité, un contrat d'accès au réseau, entré en vigueur le 1er janvier 2006.

4. Par un arrêté du ministre délégué à l'Industrie du 11 janvier 2005, elle a été autorisée à exploiter une nouvelle installation de production électrique dite « TA3 ». L'installation supplémentaire étant de nature à modifier la quantité d'électricité injectée sur le réseau de la société ERDF au point d'injection dit « Cellulose » où étaient déjà connectées TA1 et TA2, elle a communiqué à la société ERDF un dossier en vue de l'instruction d'une proposition technique et financière (PTF) pour l'adjonction de TA3 à son réseau. Le 15 décembre 2008, la société ERDF a délivré une PTF permettant l'adjonction de TA3 sur le réseau interne de la société FET et le comptage de son énergie.

5. Informée ultérieurement par la société FET que l'autorisation d'exploiter l'installation TA3 avait été, par un arrêté ministériel du 13 mai 2008, transférée à la société Bioenerg, la société ERDF a refusé de fournir une prestation de comptage à cette dernière au motif qu'elle n'était pas directement raccordée au réseau public de distribution puisqu'elle faisait transiter sa production d'électricité par les installations et le poste de raccordement de la société FET.

6. A partir du 20 mai 2009, la centrale TA3 a été mise en service et l'électricité produite par elle a été injectée sur le réseau public d'électricité.

7. Les sociétés FET et Bioenerg ont saisi le Comité de règlement des différends et sanctions (Cordis) de la Commission de régulation de l'énergie qui, par décision du 2 octobre 2009, a dit, notamment, que la société ERDF a l'obligation d'effectuer le comptage en décompte et adressera à cet effet à la société Bioenerg une convention pour la mise en place d'une prestation de comptage en décompte permettant l'exécution de son contrat d'obligation d'achat, et qu'elle adressera à la société FET une convention ayant le même objet. Le recours formé par la société ERDF contre cette décision a été rejeté par un arrêt irrévocable.

8. Le 19 novembre 2009, les sociétés ERDF et Bioenerg ont conclu un contrat de service de comptage en décompte à effet au 1er décembre 2009.

9. Reprochant à la société ERDF, devenue Enedis, d'avoir, du 20 mai au 1er décembre 2009, refusé le comptage en décompte pour l'installation TA3, les sociétés Bioenerg et FET l'ont assignée en faisant valoir que ce refus constituait un abus de position dominante sur le marché du comptage en décompte, en ce qu'il procédait de conditions de vente discriminatoires et imposait une vente liée, ainsi qu'un abus de la dépendance économique de la société Bioenerg.

Sur le premier moyen du pourvoi n° U 19-14.928, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

10. La société Enedis fait grief à l'arrêt de la condamner à indemniser la société FET et la société Bioenerg, alors

« 1°) que depuis la décision de la Cour de cassation du 12 juin 2012, l'installation de production exploitée par le producteur d'électricité et appartenant à un client hébergeur peut être indirectement raccordée au réseau public à la condition que soit souscrit les conventions de raccordement et d'exploitation rendues obligatoires par l'article 2 du décret n° 2008-386 du 23 avril 2008 ; qu'en déclarant que, dès la naissance du litige, le raccordement indirect de l'installation TA3 était autorisé et qu'il ne faisait l'objet d'aucun obstacle sans vérifier, ainsi qu'elle y était invitée, si la décision de la Cour régulatrice avait permis de déterminer que, même dans l'hypothèse d'un raccordement indirect, le producteur avait l'obligation de souscrire aux conventions de raccordement et d'exploitation, de sorte que le gestionnaire du réseau était, avant cette date, dans l'impossibilité de proposer le raccordement indirect de l'installation tel que souhaité par les intéressés, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce, 1382 et 1383 du code civil, dans leur rédaction applicable avant l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, ensemble 1er, 2 et 9 du décret n° 2008-386 du 23 avril 2008 ;

2°) que depuis la décision de la Cour de cassation du 12 juin 2012, l'installation exploitée par le producteur d'électricité et appartenant à un client hébergeur peut être indirectement raccordée au réseau public à la condition que le producteur souscrive aux normes de sécurité prescrites par l'article 2 du décret n° 2008-386 du 23 avril 2008 ; qu'en déclarant que, dès la naissance du litige, le raccordement indirect de l'installation TA3 était autorisé et qu'il ne faisait l'objet d'aucun obstacle sans vérifier, ainsi qu'elle y était invitée, si la décision de la Cour régulatrice avait permis de déterminer qui, du client hébergeur ou du producteur hébergé, supportait la charge des normes de sécurité de sorte que, avant cette date, le gestionnaire du réseau était l'impossibilité de proposer le raccordement indirect de l'installation tel que souhaité par les intéressés, la cour d'appel n'a conféré à sa décision aucune base légale au regard des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce, 1382 et 1383 du code civil dans leur rédaction applicable avant l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, ensemble les articles 1er, 2 et 9 du décret n° 2008-386 du 23 avril 2008. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 420-2 du code de commerce, 1382 et 1383, devenus 1240 et 1241, du code civil et les articles 1er, 2 et 9 du décret n° 2008-386 du 23 avril 2008 :

11. Aux termes du premier de ces textes, est prohibée l'exploitation abusive par une entreprise d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci et, dès lors qu'elle est susceptible d'affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l'exploitation abusive par une entreprise de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur.

12. En vertu des deuxièmes, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer et chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.

13. Il résulte des troisièmes que, dans une opération de raccordement d'une nouvelle installation de production d'énergie électrique à un réseau public d'électricité en vue de la livraison d'électricité à ce réseau, une convention de raccordement et une convention d'exploitation doivent être conclues entre le producteur et le gestionnaire, la première définissant le point de livraison, les caractéristiques et les performances de l'installation de production et un descriptif de la solution technique retenue pour ce raccordement, la seconde identifiant les personnes en charge de l'exploitation et les interlocuteurs désignés par le gestionnaire et définissant les relations d'exploitation qu'ils entretiennent.

14. Pour condamner la société Enedis à payer à la société Bioenerg la somme de 379 871,21 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 27 mars 2014 et à la société FET la somme de 1 244 108 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 27 mars 2014, l'arrêt retient qu'en présence d'un texte clair, expressément rappelé par l'arrêt de la Cour de cassation du 12 juin 2012 (n° 11-17.344), la société ERDF n'est pas valablement fondée à prétendre qu'au jour de la naissance du litige, le raccordement indirect d'installations de production d'électricité n'était pas autorisé.

15. En se déterminant ainsi, sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, pour apprécier le caractère abusif du comportement de la société Enedis, si ce n'était pas seulement à partir de la décision de la Cour de cassation que cette société était en mesure d'imposer au producteur, pour assurer la prestation de comptage qui lui incombait, même dans l'hypothèse d'un raccordement indirect, l'obligation de souscrire aux conventions de raccordement et d'exploitation, et de déterminer qui, du client hébergeur, la société FET, ou du producteur hébergé, la société Bioenerg, devait supporter la charge des normes de sécurité, et, par suite, de proposer aux intéressées les conditions du raccordement indirect conformes aux règles ainsi définies, la société Enedis aurait-elle, comme elle en avait l'obligation, exécuté l'injonction du Cordis à compter du 1er décembre 2009, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs de ce pourvoi et sur le pourvoi n° U 19-17.343, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne la société Enedis à payer à la société Bioenerg la somme de 379 871,21 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 27 mars 2014 et à la société Fibre excellence Tarascon la somme de 1 244 108 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 27 mars 2014, et en ce qu'il statue sur l'application de l'article 700 du code de procédure civile et sur les dépens, l'arrêt rendu le 8 février 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.