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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 10 février 2021, n° 18/26609

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Transports Randon Sylvain (SAS)

Défendeur :

Le Gratons Castillonnais (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

M. Gilles, Mme Depelley

Avocats :

Me Guizard, Me Brenner, Me Domain, Me Prudhomme

T. com. Marseille, du 26 sept. 2018

26 septembre 2018

FAITS ET PROCEDURE

La société Le Gratons Castillonnais, créée en 1993, exerce une activité de préparation industrielle de produits à base de viande.

La société Transports Randon Sylvain exploite une activité de transport routier de fret de proximité depuis 1994.

A partir du 3 juillet 1996 la société Le Gratons Castillonnais a confié à la société Transports Randon Sylvain l'ensemble de ses besoins en transport, sans qu'aucun contrat définissant cette relation ne soit établi.

Par courrier du 14 novembre 2016, la société Transports Randon Sylvain a annoncé une hausse de ses tarifs de transport de 2 % au 1er janvier 2017.

A la suite d'une réunion entre les parties le 11 janvier 2017, la société Transport Randon Sylvain constate une baisse de 87 % de son chiffre d'affaires avec la société Le Gratons Castillonnais.

Suivant courrier du 6 mars 2017, la société Transports Randon Sylvain a contesté la rupture de la relation commerciale et a sollicité des explications.

Le 20 avril 2017, la société Transports Randon Sylvain a assigné la société Le Gratons Castillonnais devant le tribunal de commerce de Marseille, invoquant une rupture brutale de la relation commerciale établie et demandant la réparation de son préjudice.

Par jugement du 26 septembre 2018, le tribunal de commerce de Marseille, a :

- dit et jugé que la responsabilité de la rupture partielle est imputable aux deux parties,

- débouté la société Transports Randon Sylvain SARL de toutes ses demandes, fins et conclusions,

- condamné la société Transports Randon Sylvain SARL à payer à la société Le Gratons Castillonnais SARL la somme de 4 000 € au titre des frais irrépétibles occasionnés par la présente procédure,

- conformément aux dispositions de l'article 696 du Code de procédure civile, laissé à la charge de la société Transports Randon Sylvain SARL les dépens toutes taxes comprises de la présente instance tels qu'énoncés par l'article 695 du Code de procédure civile, étant précisé que les droits, taxes et émoluments perçus par le secrétariat greffe de la présente juridiction seront liquidés à la somme de 78,04 euros (soixante-dix-huit euros et quatre centimes TTC) ;

- conformément aux dispositions de l'article 515 du Code de procédure civile, ordonné pour le tout l'exécution provisoire ;

- rejeté pour le surplus toutes autres demandes, fins et conclusions contraires aux dispositions du présent jugement.

Le 21 novembre 2018, la société Transports Randon Sylvain a interjeté appel du jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 5 août 2019, la société Transports Randon Sylvain demande à la Cour, au visa de l'article L. 442-6 du code de commerce de :

Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Marseille du 26 septembre 2018 en toutes ses dispositions ;

Constater qu'en janvier 2017 la société Le Gratons Castillonnais a rompu brutalement les relations commerciales établie avec la société Transports Randon Sylvain,

Dire que la société Le Gratons Castillonnais aurait dû respecter un préavis de 9 mois,

Condamner la société Le Gratons Castillonnais à réparer par l'attribution de dommages et intérêts à la concluante le préavis qu'elle n'a pas respecté, ainsi :

A titre principal,

- Condamner la société Le Gratons Castillonnais à payer à la société Transports Randon Sylvain la somme de 92 293,38 €,

A titre subsidiaire,

- Condamner la société Le Gratons Castillonnais à payer à la société Transports Randon Sylvain la somme de 78 231,49 €,

En toutes hypothèses,

- Condamner la société Le Gratons Castillonnais aux entiers dépens d'appel et de première instance ;

- Condamner la société Le Gratons Castillonnais à payer à la société Transports Randon Sylvain la somme de 10 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 16 juin 2020, la société Le Gratons Castillonnais demande à la Cour, au visa de l'article L. 442-6 du Code de Commerce dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 24 avril 2009, de :

Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

Dire et juger que la société Transports Randon Sylvain ne rapporte pas la preuve d'une rupture fautive de la relation contractuelle imputable à la société Le Gratons Castillonnais,

Dire et juger que la société Transports Randon Sylvain ne rapporte pas la preuve d'un préjudice directement causé par la baisse d'activité jusqu'alors fournie par la société Le Gratons Castillonnais,

Par conséquent,

- Débouter la société Transports Randon Sylvain de l'intégralité de ses demandes ;

- Condamner la société Transports Randon Sylvain au paiement de la somme de 4 000 € en application de l'article 700 du Code de Procédure Civile ;

- Condamner la société Transports Randon Sylvain aux entiers dépens.

La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

SUR CE, LA COUR

Sur la rupture brutale de la relation commerciale établie

La société Transports Randon Sylvain soutient que la rupture des relations commerciales est imputable à la société Le Gratons Castillonnais qui sans préavis, a réorganisé son transport de marchandises, conduisant à la décharger de 87 % des volumes de commandes qui lui étaient précédemment attribuées. Elle fait valoir que le préavis aurait dû être de 9 mois, eu égard aux relations entre les parties, lesquelles sont caractérisées par une ancienneté de plus de 20 ans, un volume d'affaires significatif, les investissements effectués, l'exclusivité et la dépendance économique. Elle réclame la perte de marge brute dont elle aurait dû réaliser pendant ces 9 mois.

Elle précise qu'elle n'a pas commis de faute en annonçant la revalorisation de 2 % de ses tarifs, qui ne présentait ni un caractère non négociable ni ne constituait une modification substantielle des conditions de la relation commerciale. Cette revalorisation ne peut s'analyser comme une rupture des relations à ses torts. Elle précise que la situation n'est aucunement constitutive d'un cas de force majeur dans la mesure où la difficulté économique ne saurait être considérée comme un événement extérieur à l'intimée, pas même imprévisible ou irrésistible

La société Le Gratons Castillonnais réplique qu'elle n'a pas rompu totalement les relations commerciales mais a réorganisé le transport de ses marchandises à la suite de la modification unilatérale des conditions d'exécution du contrat, dans le cadre d'une situation financière critique due à des charges excessives. Elle soutient que l'appelante n'ignorait pas les difficultés structurelles et conjoncturelles qu'elle subissait et qui l'ont conduit à réorganiser son activité, de sorte que la baisse des commandes, si elle est significative, n'est pas pour autant brutale. Elle ajoute que l'appelante ne justifie pas d'un préjudice quant à la baisse de son chiffre d'affaires ou une désorganisation de son activité.

Sur ce :

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

Les parties ne contestent pas avoir noué une relation commerciale établie depuis plus de 20 ans, mais s'opposent sur l'imputabilité de la rupture.

La Cour observe qu'après l'information donnée par la société Transports Randon Sylvain le 14 novembre 2016 d'une augmentation de 2 % de ses tarifs à compter du 1er janvier 2017, la société Le Gratons Castillonnais a significativement baissé sa demande de prestation de transport auprès de son partenaire.

La société Transport Randon Sylvain justifie, sans être utilement contestée par la société Le Gratons Castillonnais, qu'elle n'avait pas augmenté ses tarifs depuis 2014 (pièce n° 7) et que cette augmentation est proportionnelle à la variation de l'indice de prix du transport de marchandises de proximité publié par l'Insee sur la même période (pièce n° 12). Par ailleurs, la société Le Gratons Castillonnais n'apporte aucun élément précis venant étayer son allégation suivant laquelle cette augmentation de tarifs n'était pas négociable.

Il n'est donc pas établi que l'augmentation de ses tarifs par la société Transports Randon Sylvain constituait une modification substantielle de l'économie de la relation commerciale.

En revanche, il n'est pas contesté que depuis janvier 2017 la société Transports Randon Sylvain a subi une baisse de 87 % de son chiffre d'affaires avec la société Le Gratons Castillonnais.

L'importance de cette baisse de prestations de transport confiées à la société appelante doit s'analyser en une rupture partielle de la relation commerciale imputable à la société Le Gratons Castillonnais.

La société Le Gratons Castillonnais ne justifie pas d'une baisse significative de son activité en raison d'une conjoncture économique et d'un marché qui lui serait très défavorable, mais plutôt de ses propres difficultés organisationnelles avec le départ de son gérant début 2017, pour expliquer cette chute de 87 % de son flux d'affaires avec la société appelante. Si la société Le Gratons Castillonnais était libre de rompre la relation commerciale, notamment en se tournant vers une autre société de transport pour diminuer ses charges externes, elle ne pouvait le faire sans préavis en application de l'article L. 442-6, I 5° précité. Le jugement sera infirmé sur ce point.

Il ressort de l'article précité que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.

Il est constant que la relation commerciale était établie depuis 20 ans. La société Transports Randon Sylvain justifie que le volume d'affaires avec la société intimée représentait 6 % de son chiffre d'affaires total.

La société Randon Sylvain prétend avoir investi en 2012 en considération du volume d'affaires traité avec l'intimée par l'agrandissement de ses locaux d'entreposage et stockage, mais sans justifier que cet investissement était spécifique à la relation commerciale en cause et demandé par le partenaire. La société Randon Sylvain prétend également que compte tenu de la spécificité de la relation avec la société Le Gratons Castillonnais et la faible activité économique de la région, elle a rencontré des difficultés pour trouver d'autres partenaires. Cependant, elle ne produit aux débats aucun élément tangible à l'appui de ces allégations.

En l'état des éléments produits, la Cour estime que le préavis nécessaire mais suffisant devait être de 5 mois.

Pour le calcul du préjudice,

La société Transports Randon Sylvain exerce une activité de prestation de transport.

Le préjudice consécutif à la brutalité de la rupture est constitué du gain manqué pendant la période d'insuffisance du préavis et s'évalue en considération de la marge brute escomptée durant cette période, en tenant compte de la moyenne mensuelle de marge des derniers exercices comptables.

La société Transport Randon Sylvain justifie (pièces 8,9 et10) du calcul de la perte de marge brute moyenne mensuelle (sur 2014 à 2016) en soustrayant à la perte de marge réalisée en raison de la baisse significative du taux de remplissage des tournées de livraison, l'économie réalisée par la diminution des frais de ramassage. Il en ressort une perte de marge brute moyenne mensuelle de 10 254,82 euros, soit une perte sur la période d'insuffisance de préavis de 51 274,10 euros.

En conséquence, la société Le Gratons Castillonnais sera condamnée à verser à la société Transports Randon Sylvain la somme de 51 274,10 euros à titre de dommages intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale. Le jugement sera infirmé sur ce point.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile

La société Le Gratons Castillonnais, partie perdante, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel et déboutée de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. Le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné la société Transport Randon Sylvain aux dépens et à payer à la société Le Gratons Castillonnais la somme de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles.

La société Le Gratons Castillonnais sera condamnée à verser à la société Transports Randon Sylvain la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Dispositif

PAR CES MOTIFS

Infirme le jugement en ce qu'il a :

- dit et jugé que la responsabilité de la rupture partielle est imputable aux deux parties,

- débouté la société Transports Randon Sylvain de toutes ses demandes, fins et conclusions,

- condamné la société Transports Randon Sylvain à payer à la société Le Gratons Castillonnais SARL la somme de 4 000 € au titre des frais irrépétibles occasionnés par la présente procédure,

- laissé à la charge de la société Transports Randon Sylvain SARL les dépens,

Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,

Condamne la société Le Gratons Castillonnais à verser à la société Transport Randon Sylvain la somme de 51 274,10 euros à titre de dommages intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale,

Condamne la société Le Gratons Castillonnais aux dépens de première instance et d'appel,

Déboute la société Le Gratons Castillonnais de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et la condamne à verser à ce titre à la société Transports Randon Sylvain la somme de 8 000 euros,

Rejette toute autre demande.