CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 17 février 2021, n° 19/04102
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Naval Group (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
M. Gilles, Mme Depelley
Vu le jugement rendu le 16 janvier 2019 par le tribunal de commerce de Marseille qui s'est déclaré compétent et a :
- dit que la société Naval group, anciennement dénommée DCNS sa, a rompu partiellement la relation commerciale établie,
- en conséquence, condamné la société Naval group, anciennement dénommée DCNS sa, à payer à la selarl S. et fils la somme de 78 144 euros, à titre de dommages-intérêts ainsi que la somme de 3 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté M. Mathieu S. de sa demande de dommages-intérêts,
- condamné la société Naval group, anciennement dénommée DCNS sa aux dépens,
- ordonné l'exécution provisoire pour le tout ;
Vu l'appel relevé par la société Naval group et ses dernières conclusions notifiées le 15 novembre 2019 par lesquelles elle demande à la cour, au visa des articles 48 et 74 du code de procédure civile, 1103 et 1240 du code civil ainsi que des articles L. 442-6-I 5° et D. 442-3 du code de commerce, de déclarer son appel recevable, réformer le jugement en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, de :
1) in limine litis :
- constater la validité et l'opposabilité de la clause attributive de juridiction stipulée à l'article 29 du marché n° 6006024 conclu avec la société S. et fils le 9 novembre 2012,
- déclarer son exception d'incompétence recevable et bien fondée,
2) à titre principal, sur la rupture des relations commerciales la liant à la société S. et fils :
- constater le caractère précaire de ces relations commerciales,
- constater l'absence de rupture brutale des relations commerciales,
- en conséquence, réformer le jugement en ce qu'il l'a condamnée à payer la somme de 78 144 €, à titre de dommages-intérêts, à la société S. et fils,
3) à titre subsidiaire, sur la détermination du préjudice lié à la rupture brutale :
- constater le caractère infondé des demandes indemnitaires formées par la société S. et fils,
- en conséquence, réformer le jugement en ce qu'il l'a condamnée à payer la somme de 78 144 €, à titre de dommages-intérêts, à la société S. et fils,
4) en tout état de cause :
- débouter la société S. et fils ainsi que M. S. de l'ensemble de leurs demandes formées au titre de l'appel incident,
- condamner la société S. et fils aux dépens et à lui payer la somme de 10 000 €, « sauf à parfaire », par application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 16 août 2019 par la société S. et fils ainsi que par M. S. qui demandent à la cour, au visa des articles 42, 43 et 549 du code de procédure civile et des articles L. 442-6-I 5° et L. 442-1 II du code de commerce, de :
1) in limine litis :
- déclarer irrecevable l'exception d'incompétence en ce qu'elle ne comporte pas la juridiction devant laquelle le litige doit être porté conformément à l'article 75 du code de procédure civile,
- confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté l'exception d'incompétence territoriale,
- en tout état de cause, faire application de l'article 90 du code de procédure civile,
2) sur le fond :
- débouter la société Naval group de l'ensemble de ses demandes,
- confirmer le jugement en ce qu'il a jugé que la société S. et fils avait subi une rupture brutale des relations commerciales établies directement causée par la société Naval group et qu'elle avait droit à de légitimes dommages-intérêts,
- déclarer recevable l'appel incident de la société S. et fils et condamner la société Naval group à lui payer la somme de 150 000 €, à titre de dommages-intérêts, correspondant à la marge brute et au gain manqué pendant la période de préavis qui aurait dû être observée,
- déclarer recevable l'appel incident de M. S. et condamner la société Naval group à lui payer la somme de 15 000 €, à titre de dommages-intérêts, en indemnisation de son préjudice moral,
- condamner la société Naval group aux dépens et à payer aux intimés la somme de 10 000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile ;
SUR CE, LA COUR
Le 4 janvier 2004, la DCNS, devenue depuis la société Naval group, a conclu avec Mario S. un accord cadre portant sur la réalisation par cette dernière de tous petits travaux de dépannage de serrurerie et ferronnerie d'une valeur inférieure ou égale à 2 000 euros HT à exécuter dans son établissement de Saint Tropez ; le 21 novembre 2005, cet accord a fait l'objet d'un avenant de transfert au profit de la société S. et fils.
Le 15 juillet 2008, la société DCNS a établi un cahier des charges pour confier ses achats, incluant des prestations de service, à une centrale d'achats Fare trade, laquelle avait pour mission de rechercher des fournisseurs, de négocier les prix et de contracter avec le fournisseur retenu; il n'est pas contesté que c'est dans ce contexte qu'entre juillet 2008 et novembre 2012, la société S. et fils a réalisé divers travaux de dépannage de serrurerie après une mise en concurrence organisée par la centrale d'achats.
Suivant marché n° 6006424 du 9 novembre 2012, la DCNS a confié à la société S. et fils l'exécution de travaux de ferronnerie et de serrurerie sur son site pour une durée d'un an renouvelable par tacite reconduction sans pouvoir excéder une durée de 3 ans.
Par lettre du 20 octobre 2015, la société S. et fils s'est inquiétée auprès de la DCNS de la baisse significative de ses commandes et l'a assurée de sa volonté de poursuivre leurs relations.
La DCNS lui a répondu, par lettre du 30 octobre 2015, que la baisse du nombre des prestations commandées résultait de la conjoncture économique, à savoir la baisse des budgets qui étaient alloués, tout en lui proposant, "compte tenu du relationnel historique les liant", de reconduire le contrat cadre en vigueur pour une période d'un an, soit de novembre 2015 à novembre 2016; les parties ont signé un avenant le 25 novembre 2015, prorogeant le contrat du 9 novembre 2012 jusqu'au 9 novembre 2016.
Le 31 mars 2016, la DCNS a transmis à la société S. un projet de cession du contrat du 9 novembre 2012 à une société dénommée Défense environnement services.
La société S. et fils n'a pas donné suite à cette proposition ; le 3 juillet 2017, elle et M. Mathieu S. ont fait assigner la société Naval group, anciennement DNCS, devant le tribunal de commerce de Marseille afin d'obtenir des dommages-intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies.
Sur l'exception d'incompétence territoriale :
La société Naval group soutient que le tribunal de commerce de Marseille était incompétent en exposant :
- que dans le marché n° 6006424, il existe une clause attributive de compétence au profit du tribunal de commerce de Paris,
- que cette clause est valable et opposable par application de l'article 48 du code de procédure civile,
- que le tribunal de commerce de Paris étant l'une des huit juridictions auxquelles le législateur a attribué compétence pour statuer sur les litiges relevant de l'article L. 442-6-I 5° du code de commerce, la clause attributive de compétence doit recevoir application.
Les intimés soulèvent l'irrecevabilité de l'exception d'incompétence par application de l'article 75 du code de procédure civile, faute par l'appelante d'avoir indiqué dans le dispositif de ses écritures devant quelle juridiction l'affaire devait être portée ; se référant par ailleurs aux dispositions de l'article 90 du code de procédure civile, ils font valoir que la cour d'appel de Paris est exclusivement compétente pour statuer.
Il convient de retenir qu'en visant la clause attributive de compétence dans le dispositif de ses écritures, l'appelante a revendiqué la compétence du tribunal de commerce de Paris qui y était stipulée.
A supposer même que le tribunal de commerce de Paris soit compétent, la cour d'appel de Paris, qui est juridiction d'appel de ce tribunal, doit statuer sur le fond du litige par application de l'article 90 alinéa 2 du code de procédure civile.
Sur la rupture des relations commerciales :
En premier lieu l'appelante conteste le caractère établi des relations commerciales ; elle en veut pour preuve :
- que les prestations se limitaient à de petits travaux et dépannages de serrurerie et ferronnerie portant sur des portes, fenêtres, barres, tôles et plaques de protection, rambardes et systèmes de protection défectueux, sans aucun engagement sur un volume de commandement minimum,
- que le caractère instable et aléatoire de ces prestations se traduisaient par une très forte fluctuation du chiffre d'affaires réalisé par la société S. et fils avec elle, soit 106 233 euros en 2008, 55 026 euros en 2009, 30.532 euros en 2010 et 130.652 euros en 2011,
- qu'en raison de la mise en concurrence par le biais de la centrale d'achats Fare trade, la société F. et fils ne peut justifier d'une croyance légitime en la poursuite des relations commerciales.
Mais il apparaît qu'outre les chiffres d'affaires cités par la société Naval group la société S. et fils a réalisé avec celle-ci un chiffre d'affaires de 131 845 euros en 2012, 213 945 euros en 2013 et 147 763 euros en 2014; même si une mise en concurrence a existé avec d'autres entreprises, il demeure que La société S. a été régulièrement sélectionnée et que depuis 2008 elle a réalisé chaque année des prestations, donnant lieu à des chiffres d'affaires non négligeables ce qui traduit un courant d'affaires établi; la persistance de ce courant d'affaires dans le temps, la lettre du 30 octobre 2016 et l'avenant signé ensuite l'autorisaient légitimement à croire que les relations se poursuivraient dans l'avenir.
En deuxième lieu, l'appelante prétend que la rupture est intervenue à l'initiative de la société S. ; elle expose en ce sens :
- que la seule baisse des commandes en 2015 ne constitue pas une rupture partielle des relations commerciales, une telle baisse ayant déjà été constatée deux fois sans susciter la moindre réaction de la société S. et fils,
- que par courriel du 31 mars 2016, six mois avant l'expiration du contrat, elle a proposé à la société S. et fils, dans l'hypothèse où elle souhaiterait poursuivre la relation commerciale, de transférer le contrat à sa filiale, la société DES, constituée pour rationaliser ses services généraux et lui a envoyé un projet de protocole,
- que la société S. et fils n'a pas répondu, a choisi de ne pas donner suite aux discussions et feint par la suite d'être victime d'une rupture brutale, manquant à l'exigence de bonne foi dans la relation.
Mais les intimés font justement valoir que le protocole prévoyait qu'à l'expiration du contrat, le cessionnaire DES pourrait proposer au cédé un contrat obéissant à des conditions différentes et qu'il serait seul responsable de la bonne exécution du contrat ; il ne peut donc être reproché à la société S. et fils de ne pas l'avoir accepté ; aucune mauvaise foi dans la relation ne peut lui être imputée.
En troisième lieu, l'appelante prétend que les circonstances économiques justifiaient la baisse de volume du chiffre d'affaires réalisé par la société S. et fils ; elle invoque les graves difficultés financières qu'elle rencontrait.
Mais la société Naval group, comme le répliquent les intimés, ne démontre en aucune façon les difficultés financières qui l'auraient contrainte à réduire ses commandes auprès de la société S., voir y mettre fin.
Le chiffre d'affaires réalisé par la société S. n'a plus été que de 45 000 euros en 2015, alors qu'il s'élevait en moyenne à 154 648 euros au cours des années 2011 à 2014, puis a chuté à 4 800 euros en 2016 ; la rupture brutale des relations commerciales établies est ainsi intervenue, la société Naval group n'ayant pas adressé à la société S. et fils le préavis écrit exigé par l'article L. 442-6-I 5° du code de commerce.
Sur les préjudices :
- Pour demander la somme de 150 000 €, à titre de dommages-intérêts, la société S. et fils soutient qu'un préavis de 2 ans aurait dû lui être accordé compte tenu de l'ancienneté de la relation contractuelle qu'elle fait remonter à 1995, de la moyenne des chiffres d'affaires réalisés de 2013 à 2015 et des difficultés rencontrées lors de la rupture; sur la base d'une marge brute de production de 70,40 % pour les années 2011 à 2014, elle calcule un préjudice de 108 872 euros ; elle fait valoir encore avoir subi un préjudice économique compte tenu du contexte et des circonstances de la rupture en citant les investissements réalisés pour faire face aux commandes, les contraintes qui lui ont été signifiées, le fichage à la Banque de France, les licenciements économiques de ses salariés
La société Naval group met en doute les documents établis par l'expert-comptable de la société S. et fils sur les chiffres d'affaires et la marge brute pour voir rejeter la demande d'indemnisation ; elle ne s'explique cependant pas sur les incohérences qui affecteraient selon elle ces attestations.
Eu égard à la durée des relations commerciales dont la preuve est rapportée depuis 2004, à la nature des prestations et au temps nécessaire pour permettre à la société S. et fils de trouver d'autres partenaires, le préavis aurait dû être d'un an.
Il doit être rappelé que seule la brutalité de la rupture et non la rupture peut donner lieu à indemnisation sur le fondement de l'article L. 442-6-I 5° du code de commerce.
La société S. et fils ne justifie d'aucun investissement particulier pour faire face aux commandes de la société Naval group.
Au regard de l'ensemble de ces éléments, le tribunal a justement évalué l'entier préjudice sur la base d'un chiffre d'affaires moyen réalisé au cours des années 2011 à 2014, en appliquant le taux de marge brut moyen de 70,40 % énoncé par l'expert-comptable dans son attestation du 13 juin 2018, déduction faite de la marge réalisée sur le chiffre d'affaires réalisé en 2015, ce qui aboutit à la somme de 78 144 euros.
M. S., afin d'étayer sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral, verse aux débats un arrêt de travail du 18 janvier 2016 d'une durée d'un mois pour burn out ; ce seul document ne suffit pas à établir un lien de causalité entre la rupture brutale des relations commerciales et le préjudice allégué ; sa demande sera donc rejetée.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile :
La société Naval group qui succombe en son appel doit supporter les dépens.
Vu les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme de 7 000 euros aux intimés et de débouter l'appelante de sa demande de ce chef.
PAR CES MOTIFS
LA COUR,
Sur l'exception d'incompétence territoriale, dit que la cour doit statuer sur le fond du litige par application de l'article 90 alinéa 2 du code de procédure civile,
Confirme le jugement en toutes ses autres dispositions,
Y ajoutant, condamne la société Naval group à payer la somme globale de 7 000 euros à la société S. et fils et à M. S. par application de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboute la société Naval group de toutes ses demandes,
Condamne la société Naval group aux dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.