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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 4 mars 2021, n° 20/15676

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

SCO (SAS), Aubret (Sasu)

Défendeur :

Autorité de la concurrence, Ministre chargé de l'Economie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Schmidt

Conseillers :

Mme Maitrepierre, Mme Tréard

Avocats :

Me Teytaud, Me Jalabert-Doury, Me Guyonnet

CA Paris n° 20/15676

4 mars 2021

Vu le recours en annulation, subsidiairement en réformation et le mémoire au soutien de ce recours, déposés au greffe les 2 octobre et 4 novembre 2020 par la société SCO contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 20-D-09 du 16 juillet 2020 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des achats et ventes des pièces de porc et de produits de charcuterie, qui lui a été notifiée le 4 septembre 2020 ;

Vu l'intervention volontaire déposée au greffe le 19 octobre 2020 par la société Aubret ;

Vu le mémoire aux fins de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité, déposé au greffe le 4 novembre 2020 par la société SCO ;

Vu les observations de l'Autorité de la concurrence et celles du ministre chargé de l’Economie, déposées au greffe le 13 janvier 2021 ;

Vu les conclusions récapitulatives et en réplique déposées au greffe le 26 janvier 2021 par la société SCO ;

Vu l'avis du ministère public du 15 février 2021 communiqué le même jour aux parties ;

La société Aubret n'a formulé aucune observation sur cette demande ;

Après avoir entendu, à l'audience publique du 18 février 2021, le conseil de la société SCO, les représentants de l'Autorité de la concurrence et du ministre chargé de l’Economie ainsi que le ministère public, les parties ayant été mises en mesure de répliquer.

FAITS ET PROCÉDURE

Les saisines de l'Autorité et l'instruction des procédures

1. Le 21 septembre 2012, la société Établissements Guy Harang a saisi par une lettre enregistrée sous le numéro 12/0080 F, l'Autorité de la concurrence (ci-après « l'Autorité ») d'une plainte relative à des pratiques d'entente dans le secteur de la découpe de porcs dans la région parisienne.

2. Le 2 octobre 2012, la société Campofrio Food Group S.A.U., ses filiales et sociétés affiliées directement ou indirectement détenues, en particulier les sociétés Aoste SNC et Jean Caby SASU (ci-après le « groupe Campofrio »), ont transmis à l'Autorité deux demandes de mise en œuvre du IV de l'article L. 464-2 du code de commerce, concernant des pratiques entre salaisonniers et abatteurs découpeurs dans le secteur de l'approvisionnement en pièces de jambon sans mouilles, ainsi que dans le secteur de la vente des produits de salaisonnerie et charcuterie, commercialisés sous marque de distributeur (ci-après « MDD ») ou sous forme de premiers prix en France.

3. Par une décision n° 13-SO-01 du 30 janvier 2013, enregistrée sous le numéro 13/0006 F, l'Autorité s'est saisie d'office de pratiques mises en œuvre dans le secteur des achats et ventes des pièces de porc et de produits de charcuterie.

4. Le 25 septembre 2013, le groupe Coop, actionnaire de la société Bell SA, elle-même actionnaire majoritaire des sociétés Bell France SAS et Salaison Palette et Cie SAS et de leurs filiales, ont à leur tour déposé une demande de clémence relative à des pratiques dans le secteur de la fourniture sur le marché français de produits de charcuterie, notamment sous MDD, appuyée d'éléments confirmant ou complétant les informations dont disposaient les services d'instruction.

5. Par une décision du 25 avril 2014, le rapporteur général adjoint a joint les saisines n° 12/0080 F et n° 13/0006 F en application de l'article L. 463-3 du code de commerce.

6. Sur la base des différents éléments de la procédure, incluant ceux provenant d'opérations de visite et saisie menées dans les locaux de treize sociétés, le rapporteur général a adressé, le 16 février 2018, à plusieurs sociétés, dont celles appartenant au groupe Les Mousquetaires, une notification de griefs portant sur des pratiques d'entente.

La mesure d'expertise litigieuse

7. À l'occasion de sa demande de clémence, le groupe Campofrio avait fourni à l'Autorité, notamment, un carnet du directeur commercial d'Aoste (ci-après le « Carnet ») présenté comme retranscrivant l'historique des échanges litigieux entre concurrents.

8. À la requête, notamment, de l'un des groupes mis en cause, Cooperl Arc Atlantique, qui avait préalablement déposé une plainte pénale pour faux, usage de faux et dénonciation calomnieuse le 11 nmai 2018, le rapporteur général de l'Autorité a, par une décision du 14 novembre 2018, désigné un expert en écritures près la cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, dans les conditions des articles L. 463-8 et R. 463-16 du code de commerce, en vue de « déterminer s'il est manifeste, conformément à ce que soutiennent certaines entreprises mises en cause que les notes manuscrites émanant de M. [JLG] et portées dans son carnet ont été fabriquées de toutes pièces, d'une seule traite, contrairement à ce que M. [JLG] a déclaré aux rapporteurs en audition » : « Je n'avais pas tout le temps mon carnet sous la main. Parfois, je prenais des notes sur un post-it ou sur une feuille volante, que je retranscrivais ensuite dans le carnet. Mais, le plus souvent, je notais directement l'information sur mon carnet au moment de l'appel téléphonique » (cote 17494).

9. À la suite d'une réunion et du dépôt d'un pré-rapport, l'expert, après avoir répondu aux dires des parties, a établi son rapport le 16 avril 2019, qui conclut en ces termes : « Si on peut dire que les notes manuscrites (21 feuillets à petits carreaux) émanant de Mr JLG et portées dans son carnet sont des notes (informations) « retranscrites » et non des notes (informations) prises sur le vif, directement au moment de l'appel téléphonique, nous ne disposons parmi les observations recueillies et les constatations mises en évidence, d'aucun élément objectif qui soit « probant » pour déterminer qu'il est manifeste, conformément à ce que soutiennent certaines entreprises mises en cause, que ces mêmes notes manuscrites « retranscrites » ont été fabriquées de toutes pièces, d'une seule traite ».

La décision attaquée

10. Par la décision n° 20-D-09 du 16 juillet 2020 (ci-après la « décision attaquée »), l'Autorité a retenu qu'il y avait lieu de rejeter la demande des parties visant à l'annulation de la procédure d'expertise précitée (paragraphe 350 de la décision attaquée) et qu'il n'y avait pas lieu de remettre en cause l'authenticité matérielle du Carnet (paragraphe 369 de la décision précitée). Elle a considéré que celui-ci devait être considéré comme un élément de preuve ne pouvant être écarté du faisceau d'indices permettant de démontrer l'existence des pratiques anticoncurrentielles alléguées (paragraphe 386 de la même décision).

11. Sur le fond, elle a sanctionné plusieurs sociétés actives dans le secteur des achats et ventes des pièces de porcs et de produits de charcuterie, pour avoir mis en œuvre trois pratiques d'entente, contraires aux articles L. 420-1 du code de commerce et 101, paragraphe 1 du Traité de fonctionnement de l'Union européenne (ci-après le « TFUE »)

- en s'accordant et se concertant, au travers d'échanges bilatéraux, pour défendre une position commune sur les variations de prix d'achat hebdomadaire du jambon sans mouille dans leurs négociations avec les abatteurs (grief n° 1) ;

- en s'accordant et se concertant pour la commercialisation de produits crus de charcuterie sous marques de distributeurs ou premier prix, d'une part, pour coordonner leurs demandes d'augmentation de prix auprès des enseignes de la grande distribution, d'autre part, pour organiser leurs réponses, notamment en prix, aux appels d'offres des enseignes de la grande distribution (grief n° 2) ;

- en s'accordant et se concertant pour la commercialisation de produits de charcuterie cuits sous marques de distributeurs ou premier prix pour organiser leurs réponses, notamment en prix, aux appels d'offres des enseignes de la grande distribution (grief n° 3).

12. La Société Charcutière de l'Odet, usuellement désignée sous le sigle « SCO », plus connue sous sa marque « Monique Ranou », est une unité de production de salaisonneries, actuellement détenue par le Groupement des Mousquetaires. Sa responsabilité a été retenue au titre du troisième grief. Il lui a été infligé, solidairement avec la Société Civile des Mousquetaires et Les Mousquetaires, une sanction de 15 425 000 euros.

La présente instance

13. Au soutien du recours qu'elle a exercé contre la décision attaquée, la société SCO a déposé le 4 novembre 2020 un mémoire spécial par lequel elle demande à la Cour de transmettre à la Cour de cassation, en vue de son renvoi devant le Conseil constitutionnel, la question prioritaire de constitutionnalité (ci-après la « QPC ») ainsi rédigée : « Les dispositions de l'article L. 463-8 du code de commerce sont-elles contraires aux droits et libertés que la Constitution garantit, tout particulièrement aux droits de la défense au droit à un procès équitable et à des recours juridictionnels effectifs garantis notamment par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? ».

14. Elle demande à la Cour de surseoir à statuer au fond jusqu'à l'adoption des décisions de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel.

15. L'Autorité, le ministre chargé de l’Economie et le ministère public invitent la Cour à rejeter ces demandes.

MOTIVATION

16. À titre liminaire, il convient de rappeler les termes de la disposition visée par cette QPC, ainsi que ceux qui en explicitent l'application.

17. L'article L. 463-8 du code de commerce, introduit par la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques, prévoit que : « Le rapporteur général peut décider de faire appel à des experts en cas de demande formulée à tout moment de l'instruction par le rapporteur ou une partie. Cette décision n'est susceptible d'aucun recours.

La mission et le délai imparti à l'expert sont précisés dans la décision qui le désigne. Le déroulement des opérations d'expertise se fait de façon contradictoire.

Le financement de l'expertise est à la charge de la partie qui la demande ou à celle du conseil [de l'Autorité] dans le cas où elle est ordonnée à la demande du rapporteur. Toutefois, le conseil [l'Autorité] peut, dans sa décision sur le fond, faire peser la charge définitive sur la ou les parties sanctionnées dans des proportions qu'il détermine ».

18. L'article R. 463-16 du code de commerce qui en précise l'application, prévoit que :

« Lorsqu'en application de l'article L. 463-8 le rapporteur général décide de faire appel à un ou des experts, sa décision définit l'objet de l'expertise, fixe le délai de sa réalisation et évalue les honoraires prévisibles correspondants.

Lorsque l'expertise est demandée par une partie et acceptée par le rapporteur général, ce dernier lui demande de consigner le montant d'une provision égale aux honoraires prévus de l'expert. Si plusieurs parties doivent procéder à une telle consignation, le rapporteur général indique dans quelle proportion chacune doit consigner.

Le rapporteur général peut décider d'accorder aux experts qui le demandent une avance forfaitaire, qui ne peut excéder 25 % des honoraires prévus.

Le ou les experts informent le rapporteur chargé de l'instruction de l'affaire de l'avancement des opérations d'expertise. Le ou les experts doivent prendre en considération les observations des parties, qui peuvent être adressées par écrit ou être recueillies oralement, et doivent les joindre à leur rapport si elles sont écrites et si la partie concernée le demande. Ils doivent faire mention, dans leur rapport, de la suite qu'ils leur ont donnée.

Le rapport d'expertise est remis au rapporteur chargé de l'instruction de l'affaire. Ce dernier le joint en annexe à sa notification de griefs, à son rapport ou à sa proposition de non-lieu ou, s'il est remis après l'envoi de son propre rapport, l'adresse aux parties et au commissaire du Gouvernement afin qu'ils puissent faire part de leurs observations éventuelles. Ces observations sont faites dans la réponse à la notification de griefs, au rapport du rapporteur ou à la proposition de non-lieu, ou bien en séance.

Même si plusieurs experts ont été désignés, un seul rapport est rédigé, qui fait apparaître les points d'accord et les points de divergence éventuels.

A la remise du rapport d'expertise, le rapporteur général arrête définitivement le montant des honoraires d'expertise et fait procéder à leur paiement ».

19. Il doit ensuite être rappelé qu'aux termes de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, la QPC est transmise à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies :

1°) La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2°) Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3°) La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

20. La Cour observe que, contrairement à ce que soutient la société SCO, il ne ressort pas de la décision attaquée, notamment au regard du paragraphe 701, que l'Autorité a retenu sa participation à l'infraction sur la seule base du Carnet remis par le premier demandeur de clémence. En revanche, certains paragraphes révèlent que le contenu de ce Carnet a été comparé à d'autres éléments recueillis au cours de l'instruction (§ 699) en vue de corroborer l'existence d'échanges anticoncurrentiels, dans le cadre d'un faisceau d'indices.

21. En définitive, et quelque soit la force probante conférée à ce document, qui sera examinée dans le cadre du recours au fond, toutes les parties s'accordent sur le fait que les deux premières conditions prévues par l'article 23-2 de l'ordonnance précitée sont remplies :

- l'article L. 463-8 du code de commerce étant la base légale sur le fondement de laquelle l'Autorité a mis en œuvre une mesure d'expertise de ce Carnet, lequel fonde, au moins pour partie, les poursuites ;

- la loi n° 2001-420 précitée, dont ce texte est issu, n'ayant pas été contestée devant le Conseil constitutionnel et l'article L. 463-8 du code de commerce n'ayant lui-même pas fait l'objet d'un contrôle ex post.

22. Il convient en conséquence de déterminer si la troisième condition, tenant au caractère sérieux de la question, est également satisfaite, les parties s'opposant sur ce point.

I. SUR LE CARACTÈRE SÉRIEUX DE LA QUESTION

A. Sur l'atteinte aux droits de la défense (absence de soumission du champ de la mission et du choix de l'expert au débat contradictoire)

23. La société SCO souligne que les conclusions du rapport d'expertise ont été décisives pour asseoir sa condamnation et fait valoir que l'article L. 463-8 du code de commerce ne prévoit pas toutes les garanties nécessaires à l'exercice des droits de la défense, en l'absence d'un débat contradictoire préalable lors du choix de l'expert puis du champ de sa mission par le rapporteur général, portant atteinte à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Elle relève l'importance du choix de la catégorie d'expert agréé qui influe sur les modalités d'exécution de sa mission et observe, dans la présente affaire, qu'un expert de la liste « investigations scientifiques et techniques » (G-02-04) aurait pu être suggéré, l'experte désignée par les services d'instruction figurant sur la liste « arts, culture, communications, media et sport ». Elle estime également que la définition ab initio d'une mission manifestement orientée biaise d'emblée les débats et l'absence de contradictoire à ce stade fait échec à l'intervention des parties pour en rectifier les termes utiles.

24. Elle ajoute que le droit à un procès équitable n'est assuré qu'en présence d'une procédure respectant le principe du contradictoire, lequel suppose le respect du principe de l'égalité des armes et celui de loyauté qui requiert que les services d'instruction tiennent compte des éléments à décharge tout autant que de ceux à charge, de manière impartiale.

25. Elle estime qu'en autorisant le rapporteur général à ordonner des expertises pour le propre compte des services d'instruction, sous sa seule autorité, alors que ces expertises seront opposées ensuite aux parties à la procédure, sans devoir obtenir une autorisation d'un juge impartial ou soumettre au contradictoire la définition de la mission de l'expertise et le choix de l'expert, l'article L. 463-8 précité n'est manifestement pas compatible avec le droit à un procès équitable.

26. Elle ajoute que les juridictions civiles sont tenues au respect du principe du contradictoire à l'occasion des expertises qu'elles ordonnent et relève que, contrairement à ce qu'affirment l'Autorité et le ministre chargé de l’Economie dans leurs observations, le fait que le déroulement de la procédure soit soumis au contradictoire ne permet pas de remédier utilement à l'absence de contradictoire au stade de la désignation de l'expert et de sa mission.

27. En réplique aux écritures de ses contradicteurs, elle fait valoir que la circonstance que les services d'instruction (comme le Collège) de l'Autorité ne sont pas liés par les conclusions de l'expertise n'est pas de nature à atténuer la gravité et l'irréversibilité de toute atteinte portée aux droits de la défense, puisqu'elle permet au contraire de ne retenir des conclusions de l'expert que celles qui vont au soutien de la thèse infractionnelle en utilisant l'expertise pour écarter toute autre constatation ou contestation des entreprises et ne pas avoir à y répondre. Elle ajoute que la possibilité dont les parties disposeraient de solliciter auprès du rapporteur général une nouvelle expertise est illusoire et relève que la question de l'authenticité d'une preuve se situe nécessairement en amont de l'évaluation de sa crédibilité.

28. L'Autorité fait tout d'abord valoir que l'étendue des droits invoqués et leurs modalités d'exercice s'adaptent aux différentes phases de la procédure et invoque la jurisprudence du Conseil d'État, ainsi que les décisions du Conseil constitutionnel en ce sens, dont elle déduit que le principe du respect des droits de la défense ne peut être utilement invoqué à l'encontre des contrôles et enquêtes préalables à la procédure de sanction (CE, 28 décembre 2009 n° 301654, M.A c. AMF, Conseil constitutionnel, décision n° 84-184 DC du 29 décembre 1984 considérant 35).

29. Elle relève ensuite que les droits de la défense sont parfaitement garantis par la procédure prévue devant elle, tant de manière générale au regard des exigences posées par l'article L. 463-1 du code de commerce, qu'en matière d'expertise, les parties étant associées dès le début de la mesure - dont elles peuvent demander la mise en œuvre - et pendant tout son déroulement, au cours duquel elles peuvent faire valoir leurs observations. Elle cite les différentes illustrations de la mise en œuvre concrète de ces garanties dans la présente affaire (communication des pièces, réunion, pré-rapport, dires et réponses ...). Elle se prévaut également de la pratique décisionnelle qu'elle applique, conférant aux droits de la défense une portée particulièrement protectrice.

30. Elle invoque enfin le caractère souverain de l'appréciation portée sur la nécessité et l'opportunité du recours à une mesure d'instruction, en renvoyant sur ce point à la jurisprudence ancienne et constante de la Cour de cassation (notamment Civ3, 18 février 1976, n° 74-15.087 et Civ 2,15 décembre 2005, n°03-20.525) et la liberté laissée au juge tant dans le choix de l'expert que du contenu de sa mission. Elle relève à cet égard que ses choix ne sont pas définitifs et qu'il peut toujours accroître ou restreindre l'étendue des mesures prescrites et observe que les décisions d'inconstitutionnalité prises en la matière par le Conseil constitutionnel ne concernaient que des dispositions limitant l'accès à un rapport d'expertise à certaines parties (décision n°2018-765 QPC du 15 février 2019 point 8), ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

31. Le ministre chargé de l’Economie soutient également que l'absence de contradictoire relevé dans le choix ou la délimitation de la mission ne suffit pas à caractériser une violation des droits de la défense compte tenu du régime prévu à l'article R. 463-16 du code de commerce.

32. Le ministère public partage ces analyses et renvoie aux paragraphes 341 à 346 de la décision attaquée qui établissent, selon lui, l'absence de violation du principe du contradictoire dans la présente procédure.

Sur ce, la Cour,

33. Le respect des droits de la défense a été consacré au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République (décision du Conseil constitutionnel n° 76-70 DC du 2 décembre 1976, en matière pénale, décision du Conseil constitutionnel n° 77-83 DC du 20 juillet 1977 en matière de sanction administrative). Ce principe s'applique, de manière constante, « à toute sanction ayant le caractère d'une punition, même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle » (décision n° 2015-489 QPC du 14 octobre 2015, considérant 6).

34. Il est également constant que ce principe a pour corollaire le respect du contradictoire, dont se prévaut la société SCO.

35. En l'espèce, l'article L. 463-1 du code de commerce pose un cadre général prévoyant que « I'instruction et la procédure devant l'Autorité de la concurrence sont contradictoires sous réserve des dispositions prévues à l'article L. 463-4 » de ce même code, relatives à la protection du secret des affaires.

36. L'article L. 463-8 du code de commerce, qui ne déroge pas à ce principe, prévoit ainsi que « [l]e déroulement des opérations d'expertise se fait de façon contradictoire ».

37. L'article R. 463-16 du même code, qui en définit les conditions d'application, précise également que « Le ou les experts informent le rapporteur chargé de l'instruction de l'affaire de l'avancement des opérations (...) doivent prendre en considération les observations des parties, qui peuvent être adressées par écrit ou être recueillies oralement, et doivent les joindre à leur rapport si elles sont écrites et si la partie concernée le demande. Ils doivent faire mention, dans leur rapport, de la suite qu'ils leur ont donnée. Le rapport d'expertise est remis au rapporteur chargé de l'instruction de l'affaire. Ce dernier le joint en annexe à sa notification de griefs, à son rapport ou à sa proposition de non-lieu ou, s 'il est remis après l'envoi de son propre rapport, l'adresse aux parties et au commissaire du Gouvernement afin qu'ils puissent faire part de leurs observations éventuelles. Ces observations sont faites dans la réponse à la notification de griefs, au rapport du rapporteur ou à la proposition de non-lieu, ou bien en séance. ».

38. Les droits de la défense sont ainsi garantis tout au long de la mesure.

39. L'article L. 463-8 du code de commerce prévoit par ailleurs que « Le rapporteur général peut décider de faire appel à des experts en cas de demande formulée à tout moment de l'instruction par le rapporteur ou une partie ».

40. Il est donc vain de contester le fait que le choix de l'expert et l'objet de l'expertise sont déterminés par le rapporteur général, et non à l'issue d'une phase contradictoire impliquant les parties, dans la mesure où :

- les parties sont associées au déroulement de la mesure à chaque étape et mises en mesure d'en discuter tous les points ;

- la décision de recourir à un expert, qui reste une simple faculté laissée à l'appréciation du rapporteur général, n'a pas pour effet de priver le rapporteur des pouvoirs d'instruction et d'enquête qui lui sont confiés par l’article L. 450-1 du code de commerce ;

- les conclusions du rapport d'expertise ne lient pas l'Autorité et la Cour qui demeurent libres de s'en écarter si la méthodologie suivie ne leur parait pas adéquate pour remplir leur office ou satisfaisante pour lever l'incertitude qui a justifié d'y recourir.

41. En outre, si la mission est définie par le rapporteur général, les dispositions contestées ne s'opposent pas à ce qu'une partie puisse en obtenir la modification - les termes de la mission initiale ne lient pas le rapporteur général, pas plus qu'ils ne font obstacle à ce qu'une expertise complémentaire puisse être mise en œuvre à la demande d'une partie - et celle-ci peut faire valoir tous les arguments venant contredire les conclusions de l'expert ou en souligner les faiblesses. Ce texte ne prive donc pas les parties de se voir offrir la possibilité raisonnable de présenter leur cause dans des conditions qui ne les placent pas dans une situation défavorable par rapport « à leur adversaire ».

42. Pour l'ensemble de ces motifs, et compte tenu de la nature de ce type d'investigation, qui n'a aucun caractère définitif et n'est pas irréversible, il n'est pas davantage justifié de l'atteinte à un droit protégé résultant d'une telle mesure, qui justifierait de devoir obtenir l'autorisation d'un juge avant de pouvoir la mettre en œuvre.

43. Le premier moyen invoqué par la société SCO n'établit pas le caractère sérieux justifiant le renvoi de la QPC.

B. Sur l'atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif, absence de motivation et absence de voie de recours

44. La société SCO soutient que les décisions prises par le rapporteur général sur cette base sont susceptibles de faire grief par elles-mêmes aux entreprises concernées, ce qui suppose également une motivation des décisions de rejet et une voie de recours effective.

45. Elle précise qu'elle sollicite une nouvelle expertise dans le cadre de son recours contre la décision attaquée, mais relève, dans l'hypothèse où cette mesure serait ordonnée par la Cour, qu'elle ne pourra être réalisée que sur la base d'un support qui sera possiblement altéré par l'effet du temps et des manipulations dont il a été l'objet - remis il y a plus de six ans à l'Autorité, le carnet a été restitué au groupe Campofrio entre 2013 et 2017, avant de faire l'objet des opérations d'expertise - ce qui lui est préjudiciable.

46. Elle rappelle que, devant les juridictions civiles, la décision ordonnant l'expertise peut être frappée d'appel indépendamment du jugement sur le fond sur autorisation du premier président de la cour d'appel s'il est justifié d'un motif grave et légitime et qu'en l'absence d'autre précision les règles du code de procédure civile peuvent tout à fait s'appliquer. Elle en déduit qu'il n'est pas inopérant d'invoquer l'absence de recours judiciaire effectif, compte tenu de ce que les décisions d'une autorité administrative indépendante sont susceptibles de faire grief.

47. L'Autorité fait tout d'abord valoir que la désignation d'un expert est une mesure préparatoire, contre laquelle aucun recours n'est à prévoir dès lors qu'elle ne porte pas, en elle-même, atteinte au droit invoqué. Elle relève ensuite qu'un recours est ouvert contre les décisions rendues sur la base d'un rapport d'expertise, à l'occasion duquel la légalité de la mesure pourra être contestée. Elle ajoute que la décision de désignation d'expert ne présente aucun caractère de gravité ou d'irréversibilité justifiant l'ouverture d'une voie de recours autonome. Elle rappelle ainsi qu'elle n'est pas liée par les conclusions de l'expert et demeure libre de porter sa propre appréciation sur les travaux en cause, et que le rapporteur n'est pas privé des pouvoirs d'enquête et d'instruction qu'il tient de l'article L. 450-1 du code de commerce, outre la possibilité pour toute partie de solliciter une nouvelle mesure.

48. À titre surabondant, l'Autorité observe que la spécificité de ses procédures a justifié un régime propre et que les règles issues du code de procédure civile, qui peuvent être applicables devant des juridictions civiles, telles que celles de l'article 272 du code de procédure civile, ne peuvent être utilement invoquées en l'espèce.

49. Le ministre chargé de l’Economie, se prévalant notamment de la décision n° 2016-552 du 8 juillet 2006 - qui a retenu que les mesures d'investigations prises sur le fondement de l'article L. 450-3 du code de commerce n'étaient pas, en elles-mêmes susceptible de faire grief et pouvaient faire l'objet d'une contestation par voie d'exception - en déduit que les dispositions contestées ne méconnaissent pas le droit invoqué, pour les mêmes motifs. Il rappelle également une précédente décision, par laquelle la Cour a déjà eu l'occasion d'écarter la critique relative à l'absence de consultation préalable des parties avant modification de l'objet d'une expertise (CA Paris, 23 février 2012, n° 2010-20555, page 38).

50. Le ministère public développe les mêmes observations.

Sur ce, la Cour,

51. Aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Le Conseil constitutionnel reconnaît, sur ce fondement, le droit à un recours juridictionnel effectif estimant « qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction » (en ce sens, notamment, les décisions n° 2013-311 QPC du 17 mai 2013 et décision n° 2016-552 QPC du 8 juillet 2016).

52. La désignation d'un expert sur le fondement de la disposition critiquée - comme son refus - est un acte d'instruction, qui n'est pas, en lui-même, de nature à porter une atteinte injustifiée à des droits ou à des libertés fondamentales, d'abord, en ce qu'elle ne fait pas obstacle à la présentation d'une nouvelle demande, ensuite, parce que le rapporteur et l'Autorité ne sont pas liés par les termes du rapport d'expertise. La partie intéressée reste au demeurant libre de produire ses propres consultations ou expertises en réplique, dès lors qu'elles sont régulièrement versées à la procédure. Elle peut également produire toute pièce ou attestation appuyant ses dires. Il est donc vain de soutenir que le droit à un recours juridictionnel effectif est méconnu en l'absence de voie de recours immédiate contre un acte qui ne fait pas grief indépendamment de la procédure dans laquelle il s'inscrit.

53. L'absence d'obligation de motivation de la décision du rapporteur général - qu'il ordonne la mesure ou la modification de la mission confiée à un expert ou qu'il refuse d'accéder à de telles demandes - n'est pas davantage de nature à caractériser une atteinte aux droits des entreprises en cause, pour les mêmes motifs.

54. Les décisions prises par l'Autorité à la suite, notamment, d'une expertise mise en œuvre en application de l'article L. 463-8 du code de commerce, peuvent quant à elles faire l'objet d'un recours, de sorte que les dispositions contestées ne portent pas atteinte au droit des personnes intéressées de faire contrôler, par les juridictions compétentes, la régularité des mesures mises en œuvre.

55. Sous couvert d'atteintes portées aux droits de la défense et aux exigences d'un recours effectif par les dispositions précitées, la société SCO entend contester en réalité la valeur probante attachée à un faisceau d'indices incluant un document ayant donné lieu à expertise, laquelle peut être contestée à tous les stades de la procédure et par tous moyens.

56. Le caractère sérieux justifiant le renvoi de la QPC n'étant pas établi, il n'y a pas lieu d'accueillir la demande de la société SCO.

PAR CES MOTIFS

DIT n'y avoir lieu à transmettre la question prioritaire de constitutionnalité posée par la société Charcutière de l'Odet.