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Décisions

Cass. com., 27 janvier 1998, n° 96-10.694

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Ministre de l'Economie

Défendeur :

Scachap (Sté), ITM France (SA), Colgate Palmolive (SA), Procter & Gamble France (SNC), Henkel France (SA), Scarmor (Sté), Scaouest (Sté), Socamaine (Sté), Scanormande (Sté), Scaso (Sté), Scadif (Sté), Socara (Sté), Scapalsace (Sté), SC Galec (Sté), Lever (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Nicot

Rapporteur :

M. Léonnet

Avocat général :

M. Mourier

Avocats :

SCP Boré et Xavier, SCP Coutard et Mayer, SCP Defrenois et Levis, SCP Delaporte et Briard, Me Le Prado, SCP Nicolay et de Lanouvelle, SCP Piwnica et Molinié, SCP Rouvière et Boutet, Me Thomas-Raquin, SCP Tiffreau

CA Paris, 1re ch. conc., du 12 déc. 1995

12 décembre 1995

LA COUR : - Sur le premier moyen du pourvoi du ministre de l'Economie, pris en ses quatre branches :

Attendu que le ministre de l'Economie fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours incident contre la décision du Conseil de la concurrence tendant à ce que les huit centrales régionales dépendant du "groupe Leclerc" soient sanctionnées, alors, selon le pourvoi, d'une part, que sont prohibées les ententes qui ont pour objet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, notamment lorsqu'elles tendent à faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ; qu'il est constant que l'objet poursuivi par les déréférencements partiels commis vis-à-vis des sociétés Lever et Procter et Gamble, par les centrales régionales d'achat du groupe Leclerc était d'obtenir des producteurs de lessives la remise d'avantages sans contrepartie permettant à ces centrales d'achat de baisser artificiellement les prix de manière à s'aligner sur l'Argus de la distribution diffusé par la société ITM ; qu'en se bornant à relever que "les pratiques de ces centrales n'ont concerné qu'une partie des références de la société Lever et que n'est pas rapportée la preuve de ce que les produits concernés ont été retirés des linéaires des distributeurs membres de ces centrales d'achat", si bien que ces déréférencements n'avaient pas d'effet anticoncurrentiel, sans rechercher si ces pratiques n'avait pas un objet anticoncurrentiel, destiné à faire baisser artificiellement les prix des lessives pour ces distributeurs, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; alors, d'autre part, que sont prohibées, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le

jeu de la concurrence sur un marché, les ententes qui tendent non seulement à empêcher mais aussi à "limiter l'accès au marché" par d'autres entreprises ; que pour dire que les déréférencements partiels commis par les centrales régionales d'achat du groupe Leclerc ne constituaient pas des ententes prohibées, la cour d'appel a relevé, par adoption des motifs du Conseil de la concurrence, qu'il n'est pas établi que les pratiques mises en œuvre par ces centrales avaient pour objet ou pouvaient avoir pour effet de limiter la concurrence entre les fournisseurs en empêchant l'accès de la société Lever ou celui de la société Procter et Gamble au marché de lessives ; qu'en statuant par ces seuls motifs, sans rechercher si le déréférencement brutal des produits des sociétés Lever et Procter et Gamble, par les centrales d'achat, même sans que soient immédiatement retirés les produits concernés des linéaires des distributeurs membres de ces centrales, mais sans qu'aient été trouvées par le fournisseur des solutions alternatives à coût équivalent, et provoquant une perte considérable de marché, n'a pas eu pour effet, sinon d'empêcher au moins de limiter l'accès au marché des lessives pour ces fournisseurs, la cour d'appel a derechef privé sa décision de base légale au regard de l'article 7 de l'Ordonnance du ler décembre 1986 ; alors, en outre, que sont également prohibées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 les ententes qui ont un effet anticoncurrentiel potentiel ; qu'en se bornant à relever que "les pratiques de ces centrales n'ont concerné qu'une partie des références de la société Lever, au demeurant variables d'une centrale à l'autre et que n'est pas rapportée la preuve de ce que les produits concernés ont été retirés des linéaires des distributeurs membres de ces centrales d'achat", exigeant de la sorte la constatation d'un effet anticoncurrentiel réel, par la suppression des linéaires des adhérents des centrales d'achat et le défaut de réassortiment de ces produits, sans rechercher si ces pratiques n'avaient pas d'effet anticoncurrentiel potentiel, la cour d'appel a encore privé sa décision de base légale au regard de l'article 7 de l'Ordonnance du 1er décembre 1986 ; et alors, enfin, que le ministre de l'Economie reprochait au Conseil de la concurrence de ne pas avoir pris en considération l'effet anticoncurrentiel potentiel des pratiques en cause et soutenait que le déréférencement massif et la rupture totale de commandes ont pour conséquence de réduire l'éventail des produits offerts au consommateur, et après épuisement des linéaires sans réassortiment, de faire disparaître totalement certaines marques, ce qui aurait pour effet de porter une atteinte directe à l'intérêt du consommateur dont le choix se trouve restreint ; qu'en ne répondant pas à un tel moyen, la cour d'appel a privé sa décision de motifs, en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu que s'il est vrai que le déréférencement par des centrales d'achat ou des distributeurs de produits portant une marque déterminée, et jusque-là commercialisés par eux, est illicite lorsqu'il résulte d'une entente ayant pour objet ou pour effet potentiel de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, il appartient aux victimes ou aux autorités administratives, ainsi que l'arrêt l'a énoncé, d'apporter la preuve des conséquences anticoncurrentielles de ces pratiques sur le plan économique ; qu'en l'espèce la cour d'appel qui s'est référée aux diverses constatations faites par le Conseil de la concurrence à partir des éléments de preuve qui lui étaient soumis, a relevé que les pratiques n'ont concerné qu'une partie des références de la société Lever, au demeurant variables d'une centrale à l'autre ; qu'il n'est établi ni que ces centrales ou la société Scarmor ont cessé de livrer aux distributeurs qu'elles regroupaient les produits en cause qu'elles avaient déjà commandés, ni que ces distributeurs ont été empêchés de se faire livrer directement par les fournisseurs ; qu'il n'est pas non plus établi que les produits concernés ont été retirés des linéaires des distributeurs, membres de ces centrales d'achat ; qu'en l'état de ces constatations, la cour d'appel, qui a répondu aux conclusions invoquées et qui n'avait pas à effectuer d'autres recherches, n'encourt pas les griefs du moyen ;

Sur le deuxième moyen pris en ses deux branches :

Attendu que le ministre de l'Economie fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours incident formé contre la décision du Conseil de la concurrence, tendant à voir juger que le versement d'une rémunération occulte par les producteurs à la société Galec constitue une discrimination anticoncurrentielle entre les distributeurs en faveur de l'un d'eux, alors, selon le pourvoi, d'une part, que le versement d'une rémunération confidentielle versée sans contrepartie réelle par un fournisseur au distributeur s'analysant en une ristourne supplémentaire consentie à ce distributeur, constitue une pratique discriminatoire entre distributeurs résultant de la convention de distribution conclue entre eux, en ce qu'elle tend nécessairement à favoriser le distributeur auquel elle est versée et à obliger les autres distributeurs à s'aligner sur les prix de leur concurrent sans pouvoir couvrir leurs coûts d'achat ; que la cour d'appel a constaté que la rémunération confidentielle versée à la société Galec constituait une ristourne supplémentaire destinée par son caractère occulte à placer les fournisseurs du groupement Leclerc dans une position plus favorable pour résister aux prétentions tarifaires des distributeurs concurrents ; que la cour d'appel a ainsi admis que les distributeurs concurrents se trouvaient dans une situation désavantageuse par rapport au distributeur auquel est consentie ladite ristourne occulte ; qu'en exigeant cependant, pour établir la discrimination invoquée entre distributeurs, que le ministre de l'Economie établisse que les conditions faites aux autres distributeurs sont différentes de celles convenues avec la société Galec, la cour d'appel n'a pas déduit les conséquences légales de ses propres constatations et a violé l'article 7 de l'ordonnance du ler décembre 1986 ; alors, d'autre part, qu'à l'appui de son recours incident, le ministre de l'Economie soutenait que la preuve du caractère essentiellement discriminatoire de la remise est apportée par le fait, établi, dans le dossier que c'est à la demande expresse de la société Galec que la remise a revêtu un caractère confidentiel ; qu'en ne répondant pas à un tel moyen, la cour d'appel a privé sa décision de motifs, en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu que la cour d'appel, qui s'est fondée "sur les pièces du dossier" analysées par le Conseil de la concurrence, a retenu que la rémunération occulte accordée par les "lessiviers" à la société Galec, centrale nationale d'achat des sociétés portant l'enseigne Leclerc, était en fait une ristourne accordée sans contrepartie à cette coopérative enregistrée au compte fournisseur "correspondant à une réduction de prix" ; qu'elle a également relevé, à partir des constatations du Conseil, que le montant global de cette ristourne était réparti confidentiellement entre les divers distributeurs des centres Leclerc, seuls les chefs d'entreprise de ces centres étant avertis de son existence ; que cette stipulation était de nature d'une part, à empêcher les adhérents de la société Galec de déduire cette ristourne de leurs prix d'achat et de la répercuter sur leurs prix de vente et, d'autre part, de créer une opacité artificielle sur certaines des conditions accordées aux centres Leclerc de nature à permettre aux producteurs de mieux résister aux demandes de concessions tarifaires présentées par les autres distributeurs concurrents de ces centres ; qu'il ressortait de ces énonciations et constatations que la clause de confidentialité figurant dans les accords conclus avec la société Galec et les "lessiviers", avait non seulement un effet anticoncurrentiel à l'égard des producteurs mais également à l'égard des distributeurs concurrents qui se trouvaient dans une situation désavantageuse par rapport aux distributeurs auxquels la ristourne occulte était consentie ; qu'ainsi, et abstraction faite d'une motivation surabondante, la cour d'appel qui a répondu aux conclusions prétendument éludées, n'a pas méconnu les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du ler décembre 1986 ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le troisième moyen, pris en ses deux branches :

Attendu que le ministre de l'Economie fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté le recours incident qu'il avait formé contre la décision du Conseil de la concurrence concernant le montant de la sanction infligée à la société ITM France, alors, selon le pourvoi, d'une part, que l'article 13 alinéa 4 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dispose que "le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5% du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos" ; que le montant de la sanction doit être calculé par référence au chiffre d'affaires total de l'entreprise sanctionnée ; que s'il est admis par exception que lorsqu'une entreprise dispose de directions régionales ou d'agences, le chiffre d'affaires à prendre en considération peut être celui de telle direction régionale ou telle agence directement impliquée dans les pratiques anticoncurrentielles, cela suppose que l'entreprise concernée ait établi que l'organisation en cause dispose d'une autonomie économique permettant de les assimiler à une entreprise ; qu'en relevant, pour refuser de prendre en considération le chiffre d'affaires global du groupement Intermarché, que "la preuve de l'entente entre des commerçants à statut indépendant ne saurait suffire à établir l'absence de leur autonomie économique", la cour d'appel a mis à la charge du ministre de l'Economie la preuve de l'absence de l'autonomie économique de l'organisation en cause ; renversant ainsi la charge de la preuve de l'autonomie commerciale de l'organisation dont le chiffre d'affaires sert d'assiette au calcul de la sanction pécuniaire infligée ;

qu'elle a de la sorte violé l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

et alors, d'autre part, qu'à l'appui de son recours incident, le ministre de l'Economie faisait valoir que "le Conseil de la concurrence avait notifié des griefs au groupement Intermarché alors qu'il a pris en compte pour le calcul de la sanction la seule entité ITM France", et que la sanction aurait donc dû être calculée en prenant en compte les chiffres d'affaires de toutes les SCA spécialisées, filiales à 100 % d'ITM qui forment ensemble le groupement Intermarché" ; qu'en ne répondant pas à ce moyen tiré de la notification des griefs au groupement Intermarché, la cour d'appel a privé sa décision de motifs, en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu qu'il résulte des constatations du Conseil de la concurrence, à partir desquelles la cour d'appel a statué, que le "groupement Intermarché" est un groupement de commerçants indépendants liés par un contrat de franchisage avec un franchiseur, la société anonyme ITM entreprises, "société holding" du groupement Intermarché dont la politique commerciale est définie par la société ITM France ; que, c'est dès lors à bon droit que la cour d'appel a retenu, pour déterminer l'assiette du montant maximum de la sanction encourue, le chiffre d'affaires de la seule société ITM France, à l'exclusion de celui concernant les différentes sociétés liées à la société ITM entreprises par un contrat de franchise, en énonçant, sans encourir les griefs du moyen, que la preuve de l'entente qui avait existé entre les commerçants à statut indépendant ne saurait suffire à "établir l'absence de leur autonomie économique" ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur l'irrecevabilité du pourvoi incident des société Scapalsace et Socamaine soulevée d'office après avertissement donné aux parties :

Vu les articles 125 et 609 du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu que les sociétés Scapalsace et Socamaine ont formé un pourvoi incident contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 13 décembre 1995 qui n'avait prononcé aucune condamnation à leur encontre et les avait mises hors de cause ; d'où il suit qu'elles ne sont pas recevables à se pourvoir ;

PAR CES MOTIFS :

DECLARE IRRECEVABLE le pourvoi incident des sociétés Scapalsace et Socamaine ;

REJETTE le pourvoi principal.