CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 25 septembre 2015, n° 2014/12883
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Brentag (SA)
Défendeur :
Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Michel-Amsellem
Conseillers :
M. Douvreleur, M. Holleaux
Par requête enregistrée par le greffe de la cour d'appel de Paris le 23 juin 2014, sous le numéro RG 2014 /12 883 intitulée « recours pour excès de pouvoir », la société Brenntag demande l'annulation de deux actes unilatéraux constitués, pour le premier, d'une demande d'information écrite des services d'instruction de l'Autorité de la concurrence du 23 avril 2014 et, pour le second, d'une lettre du 15 mai 2014 des mêmes services.
Le premier acte visé est un courrier électronique adressé par deux rapporteurs, au dirigeant de la société Brenntag et mentionne en copie ses avocats. Il comporte la précision que la demande est formulée dans le cadre de l'instruction de quatre saisines enregistrées sous les numéros 07/0034F, 07/0058F, 07/0076F et 09/0123F, désignées sous le numéro commun 07/0076F et détaille, en quinze points, un certain nombre de documents et de renseignements à fournir aux signataires. Il est aussi demandé la liste, sous la forme de tableaux excel, de transactions réalisées au départ de deux sites de la société avec la précision des coûts variables et fixes, ainsi que pour l'un d'eux le modèle de répartition de ces coûts et ce pour plusieurs années (2009 à 2013 pour le premier, 2002 à 2013 pour le second).
Le second acte, daté du 15 mai 2014, est une lettre signée par les deux rapporteurs et répond aux objections que leur a adressées la société Brenntag le 30 avril précédent sur « la recevabilité de la plainte n° 07/0076F », « les insuffisances de la demande de renseignements », « le caractère disproportionné de la demande caractérisant une ingérence arbitraire des pouvoirs publics » et le « délai excessif de la procédure ».
Dans un dernier développement, les rapporteurs ont rappelé les termes de l'article L. 464-2 V du Code de commerce , selon lequel : « Lorsqu'une entreprise ou un organisme ne défère pas à une convocation ou ne répond pas dans le délai prescrit à une demande de renseignements ou de communication de pièces formulée par un des agents visés au I de l'article L. 450-1 dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par les titres V et VI du livre IV, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, prononcer à son encontre une injonction assortie d'une astreinte, dans la limite prévue au II.
Lorsqu'une entreprise a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l'entreprise en cause et le commissaire du Gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire. Le montant maximum de cette dernière ne peut excéder 1 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre ».
Il était précisé que « Dans ces conditions, nous vous informons qu'à défaut de réponse à la demande de renseignements du 23 avril 2014 dans les délais impartis, et sous réserve d'éventuels aménagements convenus avec les rapporteurs, les dispositions de l'article précité seront mises en œuvre ».
Vu la déclaration de recours déposée au Greffe de la cour par la société Brenntag le 23 juin 2014 ;
Vu les mémoires déposés au greffe de la cour à l'appui de son recours par la société Brenntag les 23 juin 2014, 12 décembre 2014, 24 et 29 juin 2015 ;
Vu les observations déposées au greffe de la Cour par le Ministre de l'Economie le 6 novembre 2014 ;
Vu les observations déposées au greffe de la Cour par l'Autorité de la concurrence le 28 avril 2015 ;
Vu les observations déposées au greffe de la Cour par le Ministère public le 25 juin 2015 et mises à disposition des parties ;
Après avoir entendu à l'audience publique du 30 juin 2015, le conseil de la société Brenntag qui a été mis en mesure de répliquer et a eu la parole en dernier, ainsi que le représentant de l'Autorité de la concurrence, du Ministre de l'économie et le Ministère public ;
SUR CE
À l'occasion de l'examen du « recours pour excès de pouvoir » porté devant la cour d'appel, la société Brenntag a par mémoire séparé, enregistré sous le numéro RG15/06792, demandé que six questions prioritaires de constitutionnalité soient transmises à la Cour de cassation afin que soit examinée la conformité des dispositions des articles L. 464-2 (paragraphe V), L. 450-8 et L. 450-3 du Code de commerce aux droits et libertés que la Constitution garantit, notamment, à plusieurs principes énoncés dans la Déclaration de droits de l'homme de 1789.
Dans le cadre du débat sur la transmission des questions prioritaires de constitutionnalité, les parties s'opposent sur la question de la recevabilité du recours introduit par la société Brenntag contre la demande d'information écrite des rapporteurs du 23 avril 2014 et leur lettre du 15 mai 2014.
L'Autorité de la concurrence et le Ministre de l'économie soutiennent, en effet, que les mesures ordonnées par le rapporteur général-adjoint ou le rapporteur en application des pouvoirs qu'ils tiennent des dispositions de l'article L. 450-3 du Code de commerce ne sont pas susceptibles de faire grief ou de porter préjudice par elles-mêmes à la société Brenntag indépendamment de la procédure suivie devant l'Autorité dans laquelle elles s'inscrivent. Ils en concluent qu'elles ne peuvent en conséquence faire l'objet d'un recours juridictionnel direct. Le Ministère public a abondé dans ce sens.
La société Brenntag conteste cette analyse. Elle expose qu'elle a été contrainte sous la menace d'une injonction, qui, dans son cas, pouvait atteindre 50 000 euros par jour de retard et de sanctions de nature administrative et pénale, de livrer des documents sans pouvoir exercer de recours contre cette obligation, alors que les services d'instruction ont violé plusieurs principes de droit européen, notamment, le principe de protection contre les ingérences arbitraires et disproportionnées de la puissance publique, celui de motivation des demandes de renseignements avec indication de l'objet et du but de l'enquête, et le principe du respect des droits de la défense. Elle fait valoir qu'en conséquence, son recours est nécessairement et immédiatement recevable en application des articles 6, §1 et 3 du Traité sur l'Union européenne dont il s'infère que les États membres sont tenus d'appliquer la Charte des droits fondamentaux et, en particulier, son article 47 instituant une protection juridictionnelle effective, de l'article 19 du même traité faisant obligation aux Etats membres d'assurer une protection juridictionnelle effective, des articles 6 §1 et 13 de la convention européenne des droits de l'homme , mais aussi des articles 16 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, et enfin des principes régissant l'excès de pouvoir.
Il convient, en premier lieu, de relever que la compétence de la cour d'appel de Paris pour connaître des recours en annulation et en réformation formés contre les décisions de l'Autorité de la concurrence est circonscrite par l'article L. 464-8 du Code de commerce qui précise que « les décisions de l'Autorité de la concurrence mentionnées aux articles L. 462-8, L. 464-2, L. 464-3, L. 464-5, L. 464-6, L. 464-6-1 et L. 752-27 sont notifiées aux parties en cause et au ministre chargé de l'économie, qui peuvent, dans le délai d'un mois, introduire un recours en annulation ou en réformation devant la cour d'appel de Paris ».
Aucune disposition ne prévoit que les actes d'enquête auxquels procède le rapporteur de l'Autorité de la concurrence, qui ne sont pas des décisions de l'Autorité de la concurrence, seraient susceptibles d'un recours autonome. En conséquence, la validité de ces actes ne peut être contestée que dans le cadre du recours au fond éventuellement exercé contre une décision de sanction prononcée par l'Autorité de la concurrence.
La société Brenntag conteste cette situation au regard du principe de protection juridictionnelle effective que sont tenus d'appliquer et de faire appliquer les États membres en vertu des articles 6§1 et 3° et 19 §1 du Traité sur l'Union européenne, l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux ainsi que 6§1 et 13 de la Convention européenne des droits de l'Homme et expose que ce principe commande qu'un acte d'enquête, qui comme celui de l'espèce viole plusieurs principes du droit de l'Union, doit pouvoir faire l'objet d'un recours autonome.
Elle invoque, en particulier, l'arrêt Unibet rendu le 13 mars 2007 (aff. C-432/05) par la Cour de justice des communautés européennes qui a dit pour droit que le principe de protection juridictionnelle effective des droits conférés aux justiciables par le droit communautaire doit être interprété en ce sens qu'il ne requiert pas, dans l'ordre juridique d'un État membre, l'existence d'un recours autonome tendant, à titre principal, à examiner la conformité de dispositions nationales avec le droit de l'Union, dès lors que d'autres voies de droit effectives qui ne sont pas moins favorables que celles régissant les actions nationales similaires permettent d'apprécier de manière incidente une telle conformité, ce qu'il appartient au juge national de vérifier. Mais que «'Si au contraire (') [la personne en cause] était contrainte de s'exposer à des procédures administratives ou pénales à son encontre et aux sanctions qui peuvent en découler, comme seule voie de droit pour contester la conformité aux dispositions nationales en cause avec le droit communautaire, cela ne suffirait pas pour lui assurer une telle protection juridictionnelle effective».
Elle indique que dans son arrêt rendu dans l'affaire Delta Pekarny AS C. République tchèque (Req. N° 97/11), le 2 octobre 2014, la Cour européenne des droits de l'homme a précisé au sujet d'une inspection menée par des enquêteurs de l'autorité de concurrence Tchèque qu'en l'absence d'un contrôle effectif, a posteriori, de la nécessité de la mesure d'inspection contestée et d'une réglementation relative à une éventuelle destruction des copies obtenues, il n'existait pas de garanties procédurales « suffisantes pour prévenir le risque d'abus de pouvoir de la part de l'Autorité de la concurrence ». La société requérante ajoute que la Cour de Justice, dans un arrêt du 18 juin 2015 Deutsche Bahn (C-583/13) a précisé que les sociétés destinataires d'une décision d'inspection ne se trouvent pas contraintes d'attendre l'adoption de la décision finale de la Commission relative à la violation suspectée des règles de concurrence pour introduire un recours en annulation devant les juridictions de l'Union. Elle en déduit que le justiciable de l'Autorité de la concurrence doit pouvoir bénéficier d'un recours immédiat contre des actes d'enquête, même 'simples', contraires au droit et qui lui causent préjudice, en ce qu'il a été contraint d'y déférer sous la menace, ou auxquels il n'a pas déféré, sans que l'Autorité ait formellement retiré ces demandes.
Selon elle, les actes qu'elle conteste ont pour vocation l'application du droit de l'Union, puisque les rapporteurs instruisent les saisines sur le fondement du droit national et des articles 101 et 102 du TFUE. Elle soutient que dans la mesure où aucun recours effectif ne permet de contester la validité de ces actes au regard du droit de l'Union, ceux-ci encourent la nullité, faute que soit respectée la garantie de la protection juridictionnelle effective des droits conférés aux justiciables par le droit de l'Union.
Sur le principe de garantie d'une protection juridictionnelle effective
Il résulte des différentes correspondances échangées entre les rapporteurs et la société Brenntag, et notamment de la lettre adressée par les rapporteurs à la société Brenntag le 15 mai 2014 contre laquelle le recours est exercé, que les pratiques examinées sont susceptibles d'être qualifiées au regard des articles 101 et 102 du TFUE. La requérante est donc fondée à invoquer à l'égard de ces lettres, le respect des principes fondamentaux garantis par le droit de l'Union européenne.
Ainsi qu'il a été précédemment relevé aucun texte ne prévoit que les actes d'enquête auxquels procède le rapporteur de l'Autorité de la concurrence dans le cadre de l'article L. 450-3 du Code de commerce, puissent faire l'objet d'un recours immédiat devant la cour d'appel de Paris.
Cependant, il n'en résulte pas en l'espèce une atteinte au principe du recours effectif qui s'impose aux juridictions françaises en vertu de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et 47 de la charte des droits fondamentaux.
En effet, les actes déférés consistent en des demandes de renseignements et de documents formulées par courrier électronique, et non dans des actes d'inspection d'enquêteurs accomplis dans les locaux de l'entreprise.
La première demande, datée du 23 avril 2014, qui fait suite à une audition du dirigeant de la société Brenntag accompagné de ses avocats par les rapporteurs, précise les numéros des saisines concernées et le secteur visé par l'enquête, elle contient une première liste de documents et d'éléments précis à fournir, et indique que ces documents seront à fournir pour le 2 juin suivant à 17 heures, laissant ainsi à la société en cause un délai de plus d'un mois. Le même courrier électronique contient une autre demande d'éléments à produire sous forme de tableaux excel et invite la société Brenntag à préciser avant le 28 avril suivant, soit 5 jours plus tard, le délai qui lui sera nécessaire pour les réaliser en spécifiant que ce délai ne pourra en tout état de cause, pas excéder la date du 1er septembre 2014, ce qui permettait à la requérante de disposer d'un délai de quatre mois. Les rapporteurs indiquaient enfin être à la disposition du dirigeant de la société Brenntag en cas de difficulté dans l'élaboration des éléments de réponses et lui précisaient le numéro de téléphone auquel elles pouvaient être jointes.
Cet acte d'enquête, tant en ce qui concerne sa formulation que son contenu, ne saurait dès lors faire l'objet d'une analogie avec les actes d'inspection concernés par l'arrêt Delta Pekarny rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 2 octobre 2014, qui consistaient en des actes intrusifs d'inspection, ou par l'arrêt Deutsche Bahn rendu par la Cour de Justice de l'Union le 18 juin 2015, qui concernait le même type d'actes ainsi que la validité d'une décision d'inspection de la Commission européenne, lesquelles sont régies par des dispositions particulières qui ne sont pas similaires à celles du droit français. La cour relève à ce sujet que les demandes précises, ainsi que les délais accordés à la société, laissaient à l'entreprise la possibilité d'analyser la portée des réponses qu'elle allait faire, ainsi que celle de refuser de fournir les documents qu'elle estimait de nature à porter atteinte à ses droits de la défense, notamment au principe de garantie contre les actes auto-incriminants. Elle pouvait, en outre, s'expliquer sur ce point afin de se prémunir contre un éventuel reproche d'obstruction à l'enquête.
En outre, la lettre du 15 mai 2014, second acte attaqué par la requérante, apporte des précisions pour répondre à une note adressée par la société Brenntag en réponse à la demande du 23 avril précédent. Ces précisions concernent la recevabilité des saisines instruites, la précision de l'objet de l'enquête, le caractère 'disproportionné de la demande de renseignements caractérisant une ingérence arbitraire des pouvoirs publics', les délais de procédure et leur impartialité, qui permet à la cour de constater, d'une part, que les rapporteurs ont répondu aux questions posées par la société visée par l'enquête, notamment en ce qui concernent les saisines instruites, mais aussi l'objet de l'enquête et sa finalité.
Il s'ensuit que ces actes, dont la régularité au regard des principes fondamentaux ainsi que des prescriptions légales sera examinée dans le cadre du débat sur le fond et seraient, dans le cas où ils seraient entachés d'irrégularité, écartés du dossier de même que tous les éléments qui y seraient attachés, ne sont pas en tant que tels de nature à causer une atteinte irréversible aux droits de la société Brenntag qui justifierait qu'elle puisse exercer un recours immédiat et direct en excès de pouvoir.
Par ailleurs, s'agissant de l'éventuelle non-conformité au principe de protection juridictionnelle effective de l'absence de recours prévu par les textes, la Cour de justice dans l'arrêt rendu le 13 mars 2007 , dans l'affaire Unibet (C-432/05) invoqué par la société Brenntag a précisé que « (...) Le principe de protection juridictionnelle effective ne requiert pas, en tant que tel, l'existence d'un recours autonome tendant à titre principal, à contester la conformité de dispositions nationales avec des normes communautaires, pour autant que le respect des principes d'équivalence et d'effectivité est assuré dans le cadre du système des recours internes » (Paragraphe 47) et que dans le cas où le justiciable a la possibilité d'obtenir un examen de la conformité de la loi en cause avec le droit communautaire dans le cadre d'une demande de réparation devant les juridictions de droit commun, une telle demande en réparation constitue une voie de droit permettant au justiciable d'assurer la protection effective des droits qui lui sont conférés par le droit de l'Union (paragraphes 56 et 58).
En l'espèce, la société Brenntag dispose de la possibilité d'engager une procédure en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'atteinte portée à ses droits qu'elle soutient. Elle pourrait dans le cadre de ce recours contester la non-conformité de la disposition en cause au droit de l'Union qu'elle oppose, indépendamment de l'appréciation au fond portée sur les conditions relatives au dommage et au lien de causalité dans le cadre de la demande de réparation.
En conséquence, le recours formé par la société Brenntag contre la demande d'information écrite des services d'instruction de l'Autorité de la concurrence du 23 avril 2014 et, pour le second, d'une lettre du 15 mai 2014 des mêmes services, est irrecevable.
PAR CES MOTIFS
DECLARE irrecevable les recours en excès de pouvoir introduits par la société Brenntag à l'encontre du courrier électronique du 23 avril 2014 et de la lettre du 15mai 2014 adressés par les rapporteures des services d'instruction de l'Autorité de la concurrence ;
CONDAMNE la société Brenntag aux dépens du présent recours.