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Décisions

CA Versailles, 14e ch., 18 mars 2021, n° 20/03172

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

CNH Industrial France (SAS)

Défendeur :

Motobrie Provins (SAS), Gonnin Duris (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Guillaume

Conseillers :

Mme Le Bras, Mme Igelman

T. com. Nanterre, du 26 juin 2020

26 juin 2020

EXPOSÉ DU LITIGE :

La SAS CNH Industrial France fabrique des engins agricoles et de manutention qu'elle distribue sous la marque « New Holland ».

Le 17 juillet 2014, elle a vendu un tracteur agricole modèle T7.210 numéro de série ZDBN20350 immatriculé DM-781-RQ de marque New Holland à la SAS Motobrie Provins.

Le 20 décembre 2014, le tracteur a été vendu par la société Motobrie Provins à la société CNH Industrial Capital Europe (organisme de financement du fabricant New Holland), suivant facture n° 32/1412/1000053.

A la suite de cette acquisition, la société CNH Industrial Capital Europe a consenti le 6 janvier 2015 un contrat de crédit-bail à M. Adrien G., locataire, ayant dûment réceptionné le tracteur agricole le 18 décembre 2014.

Le véhicule ayant fait l'objet d'une restitution anticipée par le locataire, la société CNH Industrial Capital Europe l'a vendu le 24 mars 2017 à la société T. Travaux Agricoles.

Après avoir constaté un dysfonctionnement résultant de la présence d'un code électronique d'erreur sur le tableau de bord et d'un voyant AD Blue clignotant, la société T. Travaux Agricoles a fait appel à la société Gonnin Duris, concessionnaire local de la marque New Holland, qui est intervenue pour le réparer à cinq reprises en juin 2017, les 12 et 16 octobre 2017, le 8 novembre 2017 et le 9 janvier 2018.

Par acte d'huissier de justice délivré le 23 mai 2019, la société T. Travaux Agricole a fait assigner en référé devant le tribunal de commerce de Nanterre la société CNH Industrial Capital Europe aux fins de désignation d'un expert judiciaire.

Par acte du 13 août 2019, la société CNH Industrial Capital Europe a fait assigner en intervention forcée la société Motobrie Provins auprès de qui elle a acquis le véhicule afin de lui voir rendre communes et opposables les opérations d'expertises à intervenir.

Par ordonnance rendue le 13 novembre 2019, le juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre a fait droit à la demande d'expertise et désigné M. Pierre R. en qualité d'expert judiciaire.

Par acte d'huissier de justice délivré le 26 novembre 2019, la société Motobrie Provins a fait assigner en référé les sociétés CNH Industrial France, constructeur, et Gonnin Duris, concessionnaire et réparateur, afin de leur voir rendre communes et opposables les opérations d'expertises à intervenir ordonnées le 13 novembre 2019.

Par ordonnance contradictoire rendue le 26 juin 2020, le juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre a :

- dit l'action de la société Motobrie Provins à l'encontre de la société CNH Industrial France non prescrite et recevable,

- débouté la société CNH Industrial France de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- dit que l'ordonnance rendue le13 novembre 2019 référencée 2019 R 00590 est rendue commune et opposable en toutes ses dispositions envers la société CNH Industrial France et la société Gonnin Duris,

- réservé les dépens,

- ordonné l'exécution provisoire,

- liquidé les dépens à recouvrer par le greffe à la somme de 89,98 euros, dont TVA 15 euros.

Par déclaration reçue au greffe le 9 juillet 2020, la société CNH Industrial France a interjeté appel de cette ordonnance en tous ses chefs de disposition, à l'exception de ce qu'elle a ordonné l'exécution provisoire et liquidé les dépens.

Dans ses dernières conclusions déposées le 20 octobre 2020 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société CNH Industrial France demande à la cour, au visa des articles 145 et 160 du code de procédure civile, 10 et 1648 du code civil, L. 110-4 du code de commerce, de :

- infirmer intégralement l'ordonnance rendue par le président du tribunal de commerce de Nanterre le 26 juin 2020 lui ayant rendu communes et opposables l'ordonnance rendue par le tribunal de commerce de Nanterre le 13 novembre 2019 (RG n° 2019R00590) ;

et, statuant à nouveau ;

- juger que les actions pouvant être mises en œuvre au fond à son encontre sont d'ores et déjà prescrites ;

en conséquence,

- juger que la demande de la société Motobrie Provins à son encontre sur le fondement des articles 145 et suivants du code de procédure civile est dépourvue de motif légitime ;

- débouter la société Motobrie Provins de sa demande visant à lui rendre communes et opposables les opérations d'expertise ;

en tout état de cause,

- condamner la société Motobrie Provins à lui verser la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour la présente procédure d'appel et aux entiers dépens, dont distraction au profit de Maître Oriane D., JRF & Associés, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions déposées le 4 septembre 2020 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société Motobrie Provins demande à la cour de :

- la recevoir en ses demandes, les déclarer recevables et bien fondées ;

- confirmer l'ordonnance rendue le 26 juin 2020 ayant rendu commune et opposable à la société CNH Industrial France et à la société Gonnin Duris l'ordonnance rendue le 13 novembre 2019 ;

- condamner la société CNH Industrial France à lui payer la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et réserver les dépens.

Dans ses dernières conclusions déposées le 9 septembre 2020 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société Gonnin Duris demande à la cour de :

- lui donner acte qu'elle s'en remet à justice sur l'appel interjeté par la société CNH Industrial France ;

- statuer ce que de droit sur les dépens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 7 janvier 2021.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Observation liminaire :

Dans le corps de ses conclusions, la société CNH Industrial France demande à la cour « d'apprécier » :

- d'une part, la motivation particulièrement laconique de l'ordonnance contestée eu égard à la technicité juridique de la problématique en cause, ayant donné lieu à une jurisprudence très fournie,

- d'autre part, le fait que le juge qui a signé l'ordonnance et mené les débats lors de l'audience du 9 juin 2020, n'est pas celui devant lequel l'audience du 25 février 2020 s'est tenue.

Outre le fait qu'il ne résulte de ces éléments aucune irrégularité procédurale, il sera en tout état de cause relevé qu'à défaut pour l'appelant de tirer les conséquences juridiques de ses observations et de formuler des prétentions y relatives dans le dispositif de ses conclusions, la cour n'est saisie d'aucune demande les concernant, conformément aux dispositions de l'article 954 du code de procédure civile.

Sur le principal :

L'appelante sollicite l'infirmation de la décision querellée aux motifs que les actions pouvant être exercées au fond à son encontre sont nécessairement tardives, le délai butoir de 5 ans prévu par l'article L. 110-4 du code de commerce ayant expiré le 17 juillet 2019 et n'ayant pas été interrompu par l'expertise amiable du 10 janvier 2019, qui ne lui est au demeurant pas opposable, de sorte qu'aucun motif légitime au sens de l'article 145 du code de procédure civile ne peut être caractérisé à son encontre.

Elle rappelle qu'il appartient au juge des référés d'apprécier souverainement non seulement l'existence d'un motif légitime, la plausibilité d'un procès au fond, mais surtout l'utilité et la pertinence de la mesure sollicitée dans cette perspective.

La société CNH Industrial France expose que s'agissant du délai dans lequel s'exerce l'action en garantie des vices cachés, il existe un double niveau de délai de prescription : un délai de prescription spéciale de 2 ans à compter de la découverte du vice prévu par l'article 1648 du code civil, et un délai de prescription de droit commun de 5 ans à compter de la vente prévue par l'article L. 110-4 du code de commerce.

Elle fait valoir que la combinaison de ces deux délais résulte d'une jurisprudence constante et confirmée par des décisions récente et implique que l'action récursoire du vendeur intermédiaire est elle aussi, peu importe la date de sa propre mise en cause, circonscrite au délai quinquennal butoir prévu à l'article L. 110-4 du code de commerce.

Elle ajoute que quand bien-même faudrait-il considérer que l'action récursoire du vendeur intermédiaire avait pour effet de suspendre le délai de prescription prévu à l'article L. 110-4 du code de commerce, encore conviendrait-il que le délai quinquennal ne soit pas d'ores et déjà acquis.

Ainsi au cas présent, elle soutient que la vente initiale ayant été conclue le 17 juillet 2014 entre elle et la société Motobrie Provins, l'action à son encontre est prescrite depuis le 17 juillet 2019.

Or, ayant été assignée en ordonnance commune par la société Motobrie Provins par acte du 26 décembre 2019, doit être selon elle constaté le caractère tardif de cette action.

Elle répond encore à l'argument adverse selon lequel « sa présence aux opérations d'expertise est indispensable à la réalisation de sa mission par l'expert judiciaire afin qu'elle réponde, a minima, à ses interrogations indépendamment de la question de savoir si une action à son encontre est susceptible de prospérer » est inopérant car il est possible d'atteindre un tel résultat en la convoquant en tant que tiers.

La société Motobrie Provins, intimée, sollicite la confirmation de l'ordonnance critiquée.

Elle fait valoir en premier lieu que la participation de la société CNH Industrial France, en tant que constructeur, est indispensable à la réalisation de sa mission par l'expert judiciaire afin qu'elle réponde à ses interrogations techniques, indépendamment de la question de savoir si une action à son encontre est susceptible de prospérer.

Elle prétend également avoir un intérêt légitime à agir contre la société Gonnin Duris puisque celle-ci a acquis, postérieurement à la désignation de M. R. le tracteur auprès de la société T. Travaux Agricoles.

L'intimée soutient en deuxième lieu que les débats sur la question de la prescription devront avoir lieu au fond, qu'en l'état, les parties ne disposent pas de suffisamment d'éléments pour déterminer avec précision la date de la connaissance du vice par la société T. Travaux Agricoles, si tant est que ce vice devait être révélé par les opérations d'expertise, de sorte que la fin de non-recevoir soulevée par l'appelante est prématurée.

Elle allègue également que le principe en vertu duquel l'action en garantie des vices cachés serait enfermée dans le délai de 5 ans de l'article L. 110-4 du code de commerce n'a d'une part, plus vocation à s'appliquer s'agissant d'une vente conclue postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 et que d'autre part, il n'a pas vocation à s'appliquer dans le cadre de l'action récursoire de la société Motobrie Provins à l'encontre de la société CNH Industrial France.

Elle avance que la fixation prétorienne du point de départ de la prescription est désormais caduque depuis la création de l'article 2224 du code civil et que seul l'article 1648 du code civil a vocation à s'appliquer.

En outre, elle considère que n'ayant été mise en cause par la société CNH Industrial France que le 13 août 2019, c'est cette date que se situe le point de départ de son délai d'action contre le constructeur.

Elle ajoute que la société Gonnin Duris étant intervenue en qualité de garagiste réparateur, elle voit sa responsabilité engagée à l'égard de la société T. Travaux Agricoles et que si un vice de conception ou de fabrication devait être retenu par l'expert judiciaire, la société Gonnin Duris disposerait alors d'une action récursoire à son encontre de nature délictuelle qui n'est nullement prescrite.

Par ailleurs, elle indique que la société Gonnin Duris a sollicité à plusieurs reprises la société CNH Industrial France afin qu'elle lui indique la manière de procéder aux réparations de sorte qu'elle pourrait voir sa responsabilité engagée à ce titre.

Sur l'intervention forcée de la société Gonnin Duris, elle soutient que celle-ci a effectué un diagnostic des désordres, a procédé aux nettoyages successifs du réservoir, au remplacement de la pompe et de la sonde A ainsi qu'à une reprogrammation du moteur, de sorte qu'il est nécessaire qu'elle participe aux opérations d'expertise pour pouvoir répondre de son manquement à son obligation de résultat.

La société Gonnin Duris indique s'en remettre à justice.

Sur ce,

Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.

L'application des dispositions de l'article 145 du code de procédure civile suppose que soit constaté qu'il existe un procès « en germe » possible, sur la base d'un fondement juridique suffisamment déterminé et dont la solution peut dépendre de la mesure d'instruction sollicitée à condition que cette mesure ne porte pas une atteinte illégitime aux droits d'autrui.

Il doit tout d'abord être relevé qu'il n'entre pas dans les pouvoirs du juge des référés, juge de l'évidence, de constater l'acquisition d'une prescription, un tel moyen ne pouvant devant ce juge qu'être examiné sur le point de savoir s'il constitue un obstacle suffisamment sérieux de nature à exclure la possibilité d'un procès en germe et donc, l'existence d'un motif légitime.

Il est constant qu'en application des dispositions combinées des articles L. 110-4 du code de commerce et 1648 du code civil, lorsqu'une partie au contrat de vente est un commerçant, le délai de l'action en garantie des vices cachés ne peut être utilement invoqué qu'à l'intérieur du délai de la prescription quinquennale dont le point de départ se situe, en principe, à la date de conclusion du contrat par l'acheteur.

S'agissant de l'action envisagée du vendeur intermédiaire, la société Motobrie Provins, à l'égard de son vendeur originaire, la société CNH Industrial France, le point de départ du délai de prescription est fixé à la date du contrat conclu entre les vendeurs successifs, soit en l'espèce au 17 juillet 2014 et ce, peu important la date de découverte du vice par le vendeur intermédiaire.

Partant, la prescription de l'action de la société Motobrie Provins à l'encontre de la société CNH Industrial France était manifestement acquise depuis le 17 juillet 2019, tandis que la société Motobrie Provins soutient avoir découvert le vice caché, si tant est qu'il puisse être démontré, lors de sa mise en cause au mois d'août 2019, soit à une date à laquelle elle ne pouvait en tout état de cause plus agir contre son vendeur du fait de l'acquisition du délai de prescription de droit commun dans leur rapport, délai dans lequel est enfermé le délai de prescription propre à l'action rédhibitoire.

Par ailleurs, en vertu du principe selon lequel « nul de plaide par procureur », l'affirmation de la société Motobrie Provins selon laquelle la société Gonnin Duris pourrait se retourner contre l'appelante, est indifférente à l'appréciation du motif légitime de la société Motobrie Provins à agir contre la société CNH Industrial France.

En conséquence, force est de constater que la société Motobrie Provins échoue à rapporter la preuve de la possibilité d'un procès en germe à l'encontre de la société CNH Industrial France.

L'ordonnance critiquée qui a déclaré l'ordonnance du 13 novembre 2019 commune et opposable envers la société CNH Industrial France sera en conséquence infirmée.

Les autres dispositions de l'ordonnance, notamment en ce qu'elle a statué à l'égard de la société Gonnin Duris, n'étant pas critiquées, il n'y a pas lieu de statuer à leur égard.

Sur les demandes accessoires :

Partie perdante, la société Motobrie Provins ne saurait prétendre à l'allocation de frais irrépétibles. Elle devra en outre supporter les dépens d'appel qui seront recouvrés avec distraction au bénéfice des avocats qui en ont fait la demande.

Il est en outre inéquitable de laisser à la société CNH Industrial France la charge des frais irrépétibles exposés en cause d'appel. La société Motobrie Provins sera en conséquence condamnée à lui verser une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

La cour statuant par arrêt contradictoire,

Infirme l'ordonnance du 26 juin 2020 en ses dispositions critiquées,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Met hors de cause la société CNH Industrial France du champ de l'expertise judiciaire ordonnée par ordonnance du 13 novembre 2019,

Dit que la société Motobrie Provins supportera les dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,

Condamne la société Motobrie Provins à payer à la société CNH Industrial France la somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.