Livv
Décisions

CCE, 5 mars 1975, n° 75/297

COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Décision

Sirdar-Phildar

CCE n° 75/297

5 mars 1975

LA COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES,

vu le traité instituant la Communauté économique européenne, et notamment son article 85,

vu le règlement nº 17 du Conseil du 6 février 1962 (1), et notamment ses articles 1er, 4, 5, 6, 15 paragraphe 6 et 25,

vu l'article 29 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion et aux adaptations des traités, en liaison avec l'annexe I (V. Concurrence) dudit acte (2),

vu la notification faite par la société Sirdar Ltd., le 30 juin 1973, de l'accord conclu le 15 septembre 1964 entre l'ancienne société Harrap Bros. (Sirdar Wools) Ltd. et la société Les Fils de Louis Mulliez SA,

après audition des entreprises concernées, conformément à l'article 19 paragraphe 1 du règlement nº 17 et au règlement nº 99/63 (3),

considérant ce qui suit:

I. Les faits 1. La société Harrap Bros a été fondée en 1880 au Royaume-Uni. Elle a été transformée en 1934 en la société Harrap Bros. (Sirdar Wools) Ltd. et se nomme Sirdar Ltd. depuis le 27 février 1970. Son activité porte principalement sur la fabrication et sur la vente de fils à tricoter et de laine de tapis.

Depuis 1898, cette société ou celle qui l'a précédée utilise la marque Sirdar, qui a été enregistrée pour la première fois le 4 novembre 1898 dans le registre britannique des marques sous le numéro 218 257 dans la classe de marchandises nº 33 (fils à tricoter). Par la suite, plusieurs formes différentes de la marque Sirdar, parfois assorties de dénominations complémentaires, ont encore été enregistrées dans les classes 23 et 33, l'enregistrement dans la classe 25 (vêtements) sous le numéro 883 910 ne datant toutefois que du 6 septembre 1965.

La marque Sirdar est enregistrée dans de nombreux pays au nom de la société Sirdar Ltd. ; elle est enregistrée pour la classe 23 dans tous les États membres de la Communauté, y compris en France depuis peu ; elle est également enregistrée en France pour la classe 25.

Sirdar est une dénomination de fantaisie qui provient de l'hindoustani qui signifie dans cette langue «noble» ou «chef de tribu» et qui a été utilisée pour désigner les officiers supérieurs.

En 1973, le chiffre d'affaires de la société Sirdar Ltd. s'est élevé à 9 490 976 livres sterling, les exportations représentant un peu plus de 6 % de ce total.

2. La société Les Fils de Louis Mulliez SA, (la société qui l'a précédée avait été fondée en France en 1903) fabrique notamment des fils à tricoter. Sous la dénomination de SARL dijonnaise des textiles, qui devait être modifiée en Les Textiles d'art SARL à partir de 1945, elle avait fait enregistrer le 17 (1) (2) (3).

novembre 1943 la marque descriptive Le Fil d'Art dans le registre français des marques, sous le numéro 351 447, notamment pour les fils à tricoter et pour des vêtements. Cette marque a fait l'objet, le 30 octobre 1945, de l'enregistrement international nº 124 180. Entre-temps, la marque, condensée phonétiquement, a été enregistrée en France sous la dénomination Phildar le 28 août 1945 sous le numéro 376 009 et a fait l'objet le 24 juin 1946 de l'enregistrement international nº 127 103.

La société Les Fils de Louis Mulliez SA est le plus grand producteur français de fils à tricoter. En 1973, son chiffre d'affaires s'est élevé à 305 millions de francs français, les fils à tricoter représentant 146 millions. Pour 1974, le chiffre d'affaires est estimé à 404 millions de francs, dont 175 millions pour les fils à tricoter. Sa part de marché en France s'élève à plus de 25 % ; sa production est exportée à raison de 40 % environ.

3. a) Le 7 février 1962, la société Les Fils de Louis Mulliez SA a demandé l'enregistrement au Royaume-Uni de la marque Phildar dans la classe 23 (fils à tricoter) sous le numéro 830 529 et dans la classe 25 (vêtements) sous le numéro 830 530.

La notification nº 830 530 n'a soulevé aucune objection, ni de la part du titulaire de la marque Phildon, ni de la part du titulaire de la marque Phildora. La société Sirdar Ltd. n'a pas, non plus, soulevé d'objection, étant donné qu'elle ne jouissait d'aucune priorité dans cette classe. Le certificat d'enregistrement a été établi le 1er avril 1963.

Lorsque la marque Sirdar a été enregistrée le 6 septembre 1965 dans le registre français des marques, dans la classe 25 (vêtements), sous le numéro 883 910, sur la base d'une notification de la société Sirdar Ltd., la société Les Fils de Louis Mulliez SA n'a soulevé aucune objection.

b) En revanche, la société Sirdar Ltd. a fait objection à la demande nº 830 529 pour la classe 23 en alléguant que la marque Phildar était susceptible d'être confondue avec la marque Sirdar enregistrée depuis 1898. Dans cette classe également, le titulaire de la marque Phildora n'a au contraire soulevé aucune objection, bien qu'il ait été expressément informé à la demande du bureau britannique d'enregistrement.

4. Bien que la société Les Fils de Louis Mulliez SA ait contesté la possibilité d'une confusion entre les marques Phildar et Sirdar, elle craignait pour l'existence de sa marque française Phildar, sur laquelle la marque française Sirdar de l'actuelle société Sirdar Ltd. avait priorité dans la classe 23, aussi conclut-elle le 15 septembre 1964 avec celle qui était alors la Harrap Bros. (Sirdar Wools) Ltd. l'accord exposé ci-après: a) la société Les Fils de Louis Mulliez SA s'engage à ne pas utiliser sa marque Phildar pour des fils à tricoter vendus dans le Royaume-Uni (point 1 de l'accord) ; la société Harrap Bros. (Sirdar Wools) Ltd. s'engage à ne pas utiliser sa marque Sirdar pour des fils à tricoter vendus en France (point 2 de l'accord);

b) la société Les Fils de Louis Mulliez SA ne fera pas opposition à l'enregistrement ou au renouvellement de l'enregistrement de la marque Sirdar pour des fils à tricoter vendus dans le Royaume-Uni et dans tous les pays du monde à l'exception de la France (point 3 de l'accord) ; de même, la société Harrap Bros. (Sirdar Wools) Ltd. ne fera pas opposition à l'enregistrement ou au renouvellement de l'enregistrement de la marque Phildar pour des fils à tricoter vendus en France et dans les autres pays du monde à l'exception du Royaume-Uni (point 4 de l'accord);

c) la société Les Fils de Louis Mulliez SA s'engage à ne pas utiliser dans le Royaume-Uni, pour la vente de ses fils à tricoter, une marque susceptible d'être confondue avec Sirdar ou comprenant la terminaison «DAR» ou une terminaison similaire (point 5 de l'accord). La société Harrap Bros. (Sirdar Wools) Ltd. prend un engagement correspondant pour protéger la marque Phildar en France (point 6 de l'accord);

d) les parties s'engagent à n'autoriser aucun tiers à utiliser ou faire enregistrer des marques similaires aux marques Sirdar ou Phildar dans quelque pays que ce soit sans l'autorisation écrite de l'autre partie (point 7 de l'accord).

5. Dans tous les États membres de la Communauté, à l'exception du Royaume-Uni, ainsi que dans plusieurs pays tiers, les deux marques Phildar et Sirdar coexistent sans soulever aucune contestation. En France, la société Sirdar Ltd. a fait enregistrer la marque Sirdar, sur la base de son enregistrement international nº 162 191, dans la classe 23 du registre français des marques, sous le numéro 888 844, avec effet au 12 novembre 1973 ; la société Les Fils de Louis Mulliez SA n'y a pas fait opposition. Par contre, le point de savoir si la société Sirdar Ltd. utilise également la marque Sirdar en France pour les fils à tricoter n'a pas encore pu être établi.

6. Étant donné que la société Les Fils de Louis Mulliez SA estime que l'accord du 15 septembre 1964 est nul depuis l'adhésion du Royaume-Uni à la Communauté économique européenne, pour infraction aux articles 85 et 30 à 36 du traité CEE, elle a demandé en 1973, sous le numéro 1 010 736, l'enregistrement de la marque Phildar dans la classe 23 du registre britannique des marques ; la société Sirdar Ltd. y a fait opposition.

En outre, la société Les Fils de Louis Mulliez SA a commencé en 1974 à vendre des fils à tricoter au Royaume-Uni sous la marque Phildar. Ces produits portent l'indication «Made in France - Roubaix - Paris».

La société Sirdar Ltd. a intenté une action contre cette pratique devant la «High Court of Justice» («Chancery Division»). L'acte introductif d'instance (Writ of Summons) se fonde sur trois motifs, à savoir contrefaçon d'une marque déposée par la société Sirdar Ltd., présentation de produits comme provenant de la Sirdar Ltd. alors que ce n'était pas le cas («passing off action») et rupture du contrat du 15 septembre 1964.

II. Appréciation provisoire au regard de l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE

Considérant que, en vertu de l'article 85 paragraphe 1, sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun;

considérant que, au stade actuel de la procédure, une appréciation définitive de l'accord du 15 septembre 1964 n'est pas encore possible ; qu'un examen provisoire permet toutefois de faire les constatations suivantes: 1. la société Les Fils de Louis Mulliez SA et la société Sirdar Ltd. sont des entreprises au sens de l'article 85 du traité CEE;

2. l'accord du 15 septembre 1964 est un accord entre entreprises au sens de cette disposition;

3. cet accord a pour objet de restreindre le jeu de la concurrence dans le marché commun. En effet, selon la volonté exprimée par les parties contractantes, il doit, d'une part, empêcher la société Sirdar Ltd. ou d'autres entreprises, notamment des distributeurs ou des importateurs, de vendre des fils à tricoter de la marque Sirdar en France et, d'autre part, empêcher la société Les Fils de Louis Mulliez SA et d'autres entreprises de vendre des fils à tricoter de la marque Phildar dans le Royaume-Uni. La signification de l'obstacle ainsi érigé contre de telles importations dans le Royaume-Uni, en provenance de France, est mise en évidence par le fait que la société Sirdar Ltd. tente de faire interdire ces importations à la société Les Fils de Louis Mulliez SA par une décision judiciaire et qu'elle invoque à cet effet l'accord du 15 septembre 1964.

4. Cette restriction à la concurrence n'est pas éliminée par le fait que la société Les Fils de Louis Mulliez SA peut, en application de l'accord, importer des fils à tricoter dans le Royaume-Uni sous une marque autre que Phildar ; en effet, l'utilisation d'une autre marque priverait la société Les Fils de Louis Mulliez SA du bénéfice de la publicité qu'elle a faite sous sa marque. De plus, il serait économiquement impossible aux autres entreprises, par exemple aux distributeurs, aux importateurs ou aux maisons de vente par correspondance, d'ôter la bande portant la marque Phildar entourant chacune des pelotes de 50 grammes de fil à tricoter, emballées dans de grands paquets, pour la remplacer par une autre;

5. l'existence d'une restriction à la concurrence n'est pas contredite non plus par l'argument selon lequel les marques Sirdar et Phildar sont similaires et, par conséquent, susceptibles d'être confondues. Même si tel devait être le cas, cela ne justifierait pas une répartition territoriale des marchés entre les intéressées;

6. étant donné que l'accord oppose des barrières aux échanges entre la France et le Royaume-Uni, il est également susceptible d'affecter le commerce entre États membres;

7. il apparaît par conséquent, sur la base d'un examen provisoire, que l'accord du 15 septembre 1964 tombe dans le champ d'application de l'article 85 paragraphe 1 du traité instituant la Communauté économique européenne;

8. la Commission ne se prononce pas sur la question de savoir si l'accord avait pour objet d'apporter d'autres restrictions à la concurrence ; cette observation vaut en particulier pour le point 7 de celui-ci, qui restreint la liberté d'accorder des licences pour l'utilisation des marques. La réponse à cette question sera apportée par la décision définitive qui sera arrêtée dans le présent cas.

III. Appréciation provisoire au regard de l'article 85 paragraphe 3 du traité CEE

Considérant que, en vertu de l'article 85 paragraphe 3, les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables à un accord qui contribue à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs,

b) donner à ces entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d'éliminer la concurrence;

1. considérant que l'accord, ayant pour objet d'empêcher l'importation des fils à tricoter des marques Sirdar et Phildar respectivement en France et dans le Royaume-Uni, ne contribue pas à améliorer la distribution des produits mais constitue en fait un obstacle à cette distribution;

2. considérant que l'accord lèse les utilisateurs, français d'une part (privés des fils à tricoter provenant du Royaume-Uni) et britanniques d'autre part (privés des fils à tricoter provenant de France);

3. considérant qu'il apparaît, après examen provisoire, que l'accord ne remplit pas les conditions énoncées à l'article 85 paragraphe 3 du traité instituant la Communauté économique européenne.

IV. Application de l'article 25 du règlement nº 17

Considérant que l'accord avait déjà pour objet en 1964 de restreindre la concurrence à l'intérieur du marché commun ; qu'il devait, en effet, empêcher les importations en France de fils à tricoter de la marque Sirdar ; que cela vaut aussi bien pour les importations directes en France en provenance du Royaume-Uni que pour les importations en France en provenance d'autres États membres de la Communauté ; que l'accord aurait par conséquence dû être notifié à la Commission dès 1964 au titre de l'article 4 paragraphe 1 du règlement nº 17;

considérant que l'accord n'est donc pas couvert par l'article 25 du règlement nº 17 tel qu'il résulte de l'article 29 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion et aux adaptations des traités, en liaison avec l'annexe I (V. Concurrence) dudit acte, étant donné que ledit accord est entré dans le champ d'application de l'article 85, non pas du fait de l'adhésion, mais bien dès avant cette adhésion.

V. Application de l'article 15 paragraphe 6 du règlement nº 17

considérant que, du fait que la société Sirdar Ltd. tente de faire exécuter l'accord du 15 septembre 1964 par voie judiciaire, une communication de la Commission au sens de l'article 15 paragraphe 6 s'impose ; que cette communication lève l'immunité en matière d'amendes que confère la notification en vertu de l'article 15 paragraphe 5 et qu'elle élimine toute possibilité de faire exécuter l'accord en invoquant une prétendue validité provisoire,

A ARRÊTÉ LA PRÉSENTE DÉCISION:

Article premier

La Commission estime, après examen provisoire, que, en ce qui concerne les dispositions suivantes de l'accord du 15 septembre 1964 conclu entre les entreprises citées à l'article 2, les conditions d'application de l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE sont remplies et qu'une application de l'article 85 paragraphe 3 n'est pas justifiée: 1. l'interdiction faite à la société Les Fils de Louis Mulliez SA de vendre des fils à tricoter sous la marque «Phildar» ou sous une marque similaire, dans le Royaume-Uni (points 1 et 5);

2. l'interdiction faite à la société Sirdar Ltd. de vendre des fils à tricoter en France sous la marque «Sirdar» ou sous une marque similaire (points 2 et 6).

Article 2

La présente décision est destinée aux entreprises suivantes: 1. Sirdar Limited, Bective Mills, Alverthorpe, GB - Wakefield, Yorkshire United Kingdom,

et

2. Les Fils de Louis Mulliez SA 112, rue du Collège F - 59061 Roubaix France.

(1)JO nº 13 du 21.2.1962, p. 204/62. 
(2)JO nº L 73, édition spéciale, du 27.3.1972, p. 14, 20 et 92. 
(3)JO nº 127 du 20.8.1963, p. 2268/63.