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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 17 mars 2021, n° 19/08615

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Delugin Métal Chaudronnerie 24 (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

M. Gilles, Mme Depelley

T. com. Bordeaux, du 5 avr. 2019

5 avril 2019

FAITS ET PROCÉDURE

 

Vu le jugement rendu le 5 avril 2019 par le tribunal de commerce de Bordeaux qui a débouté la société Delugin Métal Chaudronnerie 24 de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée aux dépens ainsi qu'à payer la somme de 2 000 € à la société Charpente Bois G. JP par application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Vu l'appel relevé par la société Delugin Métal Chaudronnerie 24 (DMC 24) et ses dernières conclusions notifiées le 25 novembre 2020 par lesquelles elle demande à la cour, au visa des articles L 442-6 du code de commerce, D 442-3 du code de commerce et de son annexe 4-2-1, d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, de :

- constater le caractère brutal de la rupture des relations contractuelles par la société Charpente Bois G. JP, notamment en ce qu'aucun préavis ne lui a été adressé après plus de 15 ans de relations commerciales établies,

- condamner la société Charpente Bois G. JP à lui payer :

La somme de 549 767,16 € sauf à parfaire, au titre de la perte de marge subie, assortie de l'intérêt au taux légal à compter de la mise en demeure du 28 décembre 2017 jusqu'à parfait paiement, outre capitalisation des intérêts,

La somme de 90 000 € au titre du préjudice moral, assortie de l'intérêt au taux légal à compter de la décision à intervenir jusqu'à parfait paiement, outre capitalisation des intérêts,

- condamner la société Charpente Bois G. JP aux entiers dépens, en ce compris ceux de première instance, et à lui payer la somme de 15 000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Vu les dernières conclusions notifiées le 15 décembre 2020 par la société Charpente Bois G. JP qui demande à la cour, au visa de l'article L 442-6-1 du code de commerce, de :

- confirmer le jugement en toutes ses dispositions,

- y ajoutant, condamner la société DMC 24 aux dépens et à lui payer la somme de 9 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

SUR CE LA COUR

La société Charpente Bois G. JP (ci-après CBG), qui est spécialisée dans la fabrication et la pose de charpentes et structures bois, a fait appel à la société Delugin Metal Chaudronnerie 24 (ci-après DMC 24) pour la fourniture de pièces métalliques, telles que ferrures et poutres métalliques, pour ses chantiers dans toute la France ; il n'est pas contesté que leurs relations commerciales ont été ininterrompues à partir de 2003.

La société CBG ne s'est engagée sur un volume de commandes et un prix fixe que pour la période de janvier à décembre 2015.

En septembre 2016, M. P. a acquis 100 % des parts de la société DMC 24 à travers sa holding Les Artisans du Périgord.

Dans un courriel du 21 avril 2017, la société DMC 24 a écrit à la société CBG :

« Pouvez-vous SVP faire le nécessaire dès que possible pour régler toutes les factures afin que l'on puisse repartir sur de bonnes bases lors du redémarrage du mois de mai » ; dans un courriel du 10 juillet suivant, elle lui a demandé un rendez-vous afin de lui présenter sa nouvelle proposition tarifaire et ses conditions.

Par lettre recommandée de son conseil, en date du 28 décembre 2017, la société DMC 24 s'est plainte auprès de la société CBG d'une baisse drastique de ses commandes depuis décembre 2016 et de son absence de réponse à sa proposition de réduire ses tarifs de 10 % afin de poursuivre leur partenariat ; invoquant une rupture brutale des relations commerciales, elle a mis en demeure la société CBG de l'indemniser du préjudice subi, évalué à 382 873 €, sauf à parfaire.

La société CBG, par lettre de son conseil du 20 février 2018, a répondu qu'il n'y avait pas de brutalité dans la rupture des relations, lorsque celle-ci était justifiée par une baisse d'activité du donneur d'ordre, par le refus de l'auteur de la rupture de se soumettre à des conditions commerciales nouvelles et injustifiées et par des manquements graves du partenaire à ses obligations.

C'est en cet état que le 9 mai 2018, la société DMC 24 a fait assigner la société CBG devant le tribunal de commerce de Bordeaux pour la voir condamner, sur le fondement de l'article L 442-6-1 5° du code de commerce, à lui payer la somme de 549 767,16 € au titre de la perte de marge subie et la somme de 90 000 € pour préjudice moral ; le tribunal, par le jugement déféré, a débouté la société DMC 24 de toutes ses demandes.

Sur la rupture des relations :

Pour conclure à la confirmation du jugement, la société CBG soutient, en premier lieu, qu'il n'y a pas eu brutalité dans la rupture des relations commerciales établies ; elle invoque en ce sens la précarité de ces relations en raison des circonstances suivantes :

- la baisse conjoncturelle de son chiffre d'affaires et la baisse corrélative de ses besoins en pièces métalliques,

- la diminution progressive du volume des commandes entre 2014 et 2016, ce dont la société DMC 24 ne s'est jamais émue auprès d'elle,

- le fait que cette diminution correspondait à la volonté de la société DMC 24 de diversifier sa clientèle,

- les atermoiements de la société DMC 24 dans la détermination de la date de la rupture.

L'intimée en déduit, non seulement que la rupture n'a pas été brutale, mais encore qu'il n'y a pas lieu de lui imputer cette rupture dans la mesure où la société DMC 24 a accepté la baisse progressive des commandes en toute connaissance de cause.

En second lieu, la société CBG fait valoir qu'elle n'a envisagé de mettre un terme aux relations commerciales avec son fournisseur que consécutivement au cumul de graves inexécutions contractuelles ; elle reproche à la société DMC 24 :

- des malfaçons récurrentes : en mars 2015 sur le chantier Lidl à Saint Brice Courcelles, sur le chantier Lidl de Marly en novembre 2015, sur les chantiers Lidl d'Orange, de Vichy et de Condom en octobre 2016, sur le chantier de la piscine de Clichy ( date non précisée) et sur le chantier GTM de Guignes en décembre 2016, malfaçons qui ont entaché sa confiance dans son fournisseur et lui ont occasionné un préjudice financier tenant à la constatation des désordres, la recherche de solutions de reprise et la gestion commerciale avec ses plus gros clients,

- des refus de commandes au cours de l'année 2016 - alors que dans le passé la société DCM 24 avait toujours répondu à ses commandes dans des délais très courts - à savoir : en juillet 2016, refus d'une commande pour le Bricomarché de Nozay et refus d'une partie de la commande pour le chantier de construction de bâtiments commerciaux à Cap Vern, en décembre 2016, refus d'une petite commande pour un chantier de clinique vétérinaire et refus d'une autre petite commande pour le Centre petite enfance Auterive et Malzieux,

- un refus de livraison fin juin 2017 au motif que des factures échues restaient impayées pour 15 116,28 €, alors que c'est en raison des malfaçons et demandes d'avoirs de sa part que les délais de paiement se sont rallongés en 2016 et 2017,

- la volonté de M. P., nouveau gérant de la société DMC 24, d'imposer de nouvelles conditions inacceptables exprimées lors d'une réunion tenue en juillet 2017, portant sur un engagement de commandes de 5 tonnes de ferrure par mois, la standardisation des profils pour poteaux, la prise en charge de certains frais de transport par CBG et l'envoi systématique des plans de ferrure établis par le bureau d'études de CBG sous format DWG, ce qui aurait pu entraîner leur éventuelle diffusion.

L'intimée déduit de l'ensemble des manquements de la société DMC 24 et des nouvelles conditions commerciales que celle-ci voulait lui imposer qu'elle n'avait pas d'autre choix que d'anticiper une rupture annoncée en mettant fin à la relation contractuelle.

Mais il ressort des pièces versées aux débats, notamment de l'attestation de l'expert-comptable de la société DMC 24 que le chiffre d'affaires réalisé par cette dernière avec la société CBG a été de 646 924 € en 2014, 464 284 en 2015 et 302 479 € en 2016, pour chuter à 30 444 € en 2017.

Si la société CBG justifie avoir subi une baisse de son chiffre d'affaires de 12,5 % en 2015 par rapport à l'année précédente, puis de 10 % en 2016 et si ses besoins en pièces métalliques ont diminué, elle a néanmoins continué à passer des commandes à la société DMC 24 générant des chiffres d'affaires certes en baisse mais non négligeables pour les années 2015 et 2016 ; elle a ainsi entretenu sa co-contractante pendant cette période dans la croyance d'une poursuite de la relation commerciale.

En réalité les factures produites par la société DMC 24 montrent que la chute des commandes s'est concrétisée en 2017, année pour laquelle la facturation n'a plus été que de 30 444 € pour les six premiers mois, soit une moyenne mensuelle de 5 074 € contre 25 206 € au cours de l'année 2016 ; plus aucune commande n'a été passée à compter du mois d'août 2017.

Rien ne démontre que la société DMC 24 a accepté la chute drastique des commandes en 2017, suivie de leur cessation définitive.

Au regard de son chiffre d'affaires de 2017, soit 13 433 257 €, très légèrement supérieur à celui de 12 978 436 € réalisé en 2016, la société CBG ne peut valablement se retrancher derrière la baisse conjoncturelle de son activité, ni invoquer la précarité des relations.

Sur les malfaçons invoquées par l'intimée, l'appelante réplique à juste raison :

- que les défauts ne concernent que quelques chantiers sur une période de deux ans,

- qu'elle a consenti des avoirs d'un montant de 802,07 € pour le chantier de Saint Brice Courcelles, de 200 € pour le chantier de Marly, de 3 216 € pour les chantiers Orange, Vichy et Condom, de 8 156 € pour le chantier de Clichy et de 269,75 € pour le chantier de Guignes.

La Cour constate que la société CBG a accepté ces avoirs et, à la suite de ces problèmes mineurs, n'a jamais mis en demeure la société DMC 24 de respecter ses obligations contractuelles mais a poursuivi ses relations avec elle.

Sur les refus de commandes, il apparaît que ces commandes ont été faites fin juillet et le 19 décembre 2016, soit juste avant les périodes de fermeture de l'établissement de la société DMC 24, ce qui autorisait celle-ci à ne pas les accepter faute de pouvoir les honorer dans le délai exigé.

Les délais de paiement de la société CBG étaient en moyenne de 87 jours en 2016 et de 121 jours en 2017 ; dès lors le fait que la société DMC 24 retienne temporairement une livraison en juin 2017 alors que des factures lui restaient dues à hauteur de 15 116,28 € ne peut être retenu comme fautif à son encontre.

La société CBG ne verse aux débats aucune preuve de la teneur de la réunion qui se serait déroulée en juillet 2017 et au cours de laquelle la société DMC 24 aurait voulu lui imposer de nouvelles conditions commerciales ; s'il est possible qu'en contrepartie d'une baisse de ses tarifs de 10 % la société DMC 24 ait souhaité obtenir une modification des conditions de commande, il demeure que le désaccord entre les parties est postérieur à la rupture partielle des relations déjà intervenue à l'initiative de la société CBG au cours du premier semestre 2017 ; en toute hypothèse, la société DMC 24 n'étant pas en mesure d'imposer de nouvelles conditions à son donneur d'ordre, la société CBG pouvait mettre fin à la relation commerciale sous réserve de respecter un préavis suffisant, ce qu'elle n'a pas fait.

En conséquence, la société CBG ne démontre pas que la société DMC 24 a commis des fautes d'une gravité suffisante pour justifier une résiliation sans préavis.

La rupture des relations étant intervenue sans le préavis écrit exigé par l'article L 442-6-1 5° du code de commerce, la responsabilité de la société CBG est engagée.

Sur les demandes de dommages-intérêts :

a) Sur la demande au titre de la perte de marge brute :

La société DMC 24 prétend qu'un préavis de 20 mois aurait dû lui être accordé, compte tenu notamment de sa situation de dépendance économique et de l'état dans lequel elle se trouvait au moment de la rupture partielle des relations, puis de leur rupture totale ; elle expose qu'elle avait réalisé avec la société CBG 69,82 % de son chiffre d'affaires en 2014, 54,98 % en 2015 ; se basant sur la moyenne de ses chiffres d'affaires des années 2014, 2015 et 2016, soit 471 229 €, et sur une marge brute de 70 %, elle demande la somme de 549 767,16 € .

La société CBC conclut au rejet de la demande en faisant valoir :

- que le préjudice réparable est celui lié à la brutalité de la rupture et non celui lié à la rupture,

- que la société DMC 24 qui n'avait produit aucune pièce comptable ou financière en première instance, ne communique que des extraits simplifiés de comptes de résultat, qu'elle présente toujours un résultat bénéficiaire, qu'elle a cherché du chiffre d'affaires complémentaire pour maintenir sa rentabilité et a investi dans des machines comme déclaré par son gérant le 11 janvier 2018,

- que l'expert-comptable de la société DMC 24 n'a donné qu'un avis sur son préjudice,

- que le chiffre d'affaires réalisé par la société DMC 24 avec elle n'était plus que de 37,22 % en 2016 et que l'année 2014, pour lequel ce chiffre d'élevait à 69,82 %, correspond à une année exceptionnelle,

- que la perte de marge invoquée n'est aucunement démontrée,

- que le préavis de 20 mois sollicité est totalement injustifié.

Il apparaît que la société DMC 24, qui a pour activité la fabrication de pièces métalliques dans les domaines de la chaudronnerie, serrurerie, métallerie et ferronnerie, avait toute possibilité de diversifier sa clientèle ; en conséquence elle est mal fondée à invoquer un état de dépendance économique ; eu égard à la durée de la relation commerciale (14 ans) et à la nature de l'activité de la société DMC 24 le préavis aurait dû être de 8 mois, délai suffisant pour lui permettre de ré-organiser son activité.

La société CBG relève à juste raison que le chiffre d'affaires de 646 924 € réalisé en 2014 était exceptionnel ; en effet il n'était que de 419 214 € en 2012, 389 960 € en 2013 et 464 284 € en 2015, puis 302 479 € en 2016 ; il convient donc de prendre en considération les chiffres d'affaires réalisés en 2015 et 2016, ce qui aboutit à une moyenne annuelle de 383 381 €, soit 31 948 € par mois.

La marge brute de 70 % alléguée par la société DMC 24, non justifiée, ne peut être retenue ; le préjudice doit en effet être évalué en tenant compte des coûts variables qui n'ont pas été engagés en raison de la perte de chiffre d'affaires, ce sur quoi la société CBG ne fournit aucun renseignement.

Au regard des éléments d'appréciation sus analysés, l'entier préjudice résultant de la brutalité de la rupture sera fixé à 150 000 €, somme qui produira intérêts au taux légal à compter du 5 avril 2019, date du jugement ; la capitalisation des intérêts doit être ordonnée dans les conditions prévues à l'article 1154 du code civil.

b) Sur la demande pour préjudice moral :

La société DMC 24 reproche à la société CBG d'avoir agi de mauvaise foi et souligne que l'absence de préavis pour un partenaire en situation de reprise d'entreprise accentue d'autant l'intention de nuire ; elle précise :

- que son préjudice moral est indéniable compte tenu de l'inquiétude causée par la perte de 60 % de son chiffre d'affaires alors qu'elle supportait un prêt d'acquisiton récent,

- que ses salariés ont été très inquiets de la situation,

- que M. P. a d'abord réduit sa rémunération de gérant de mars à septembre 2017, puis l'a supprimée pendant 24 mois afin d'alléger les charges de l'entreprise et qu'il n'a pas perçu de dividende de sa holding Les Artisans du Périgord,

- que la brutalité de la rupture lui a causé un préjudice psychologique incontestable.

Mais la société CBG réplique justement que les préjudices personnels des salariés et du gérant de la société DMC 24 ne peuvent être pris en considération pour apprécier le préjudice propre de la personne morale.

La société DMC 24 ne démontre pas une intention de nuire de la société CBG, ni une mauvaise foi de la part de celle-ci qui serait à l'origine du préjudice moral allégué et non démontré ; en conséquence, elle sera déboutée de sa demande au titre du préjudice moral.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile :

 

La société CBG, qui succombe, doit supporter les dépens de première instance et d'appel.

Vu les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme de 10 000 € à l'appelante et de rejeter la demande de l'intimée de ce chef.

PAR CES MOTIFS

Infirme le jugement en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau :

Condamne la société Charpente Bois G. JP à payer à la société Delugin Métal Chaudronnerie 24 :

- la somme de 150 000 €, à titre de dommages-intérêts, pour rupture brutale des relations commerciales établies, avec intérêts au taux légal à compter du 5 avril 2019 et capitalisation des intérêts dans les conditions prévues par l'article 1154 du code civil,

- la somme de 10 000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile,

Déboute les parties de toutes leurs autres demandes,

Condamne la société Charpente Bois G. JP aux entiers dépens de première instance et d'appel.