Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 17 mars 2021, n° 19/07755

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Caves du Château (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

M. Gilles, Mme Depelley

T. com. Bordeaux, du 15 mars 2019

15 mars 2019

FAITS ET PROCÉDURE

La société Caves du château est spécialisée dans l'exportation de vins et spiritueux, notamment sur les marchés nationaux de l'ex-URSS. En 2015, elle a acquis le fonds de commerce et le portefeuille d'agent commercial de Mme Josiane C..

La société Ch. et A. P. exerce une activité de négociant en vins de Champagne, et commercialise notamment la marque de champagne « Paul Goerg ».

La société Caves du château et la société Ch. et A. P. sont en litige concernant le marché russe.

Dans le même temps, la société Caves du château a commandé à la société Ch. et A P. des bouteilles de champagne Paul Goerg pour les revendre à l'un de ses clients en Ukraine, la société Silpo Food, filiale de la société Fozzy Food. Dans le cadre de la présente instance, la société Caves du Château reproche à la société Ch. et A.P. d'avoir rompu fautivement ses relations commerciales avec elle, concernant essentiellement le marché ukrainien.

Le 4 aôut 2017, la société Caves du château a assigné la société Ch. et A P. devant le tribunal de commerce de Bordeaux sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies, et pour abus du droit.

C'est dans ces conditions que, par jugement du 15 mars 2019, le tribunal de commerce de Bordeaux a :

Rejeté les pièces du demandeur n° 6,7,8,10, 11,12,13 et 28,

Débouté la société Caves du château de l'intégralité de ses demandes,

Condamné la société Caves du château à payer au Trésor Public la somme de 5 000 euros pour procédure abusive,

Condamné la société Caves du château à payer à la société CH et A P. SAS la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamné la société Caves du château aux entiers dépens.

La société Caves du château a interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 10 avril 2019.

Vu les dernières conclusions de la société Caves du château déposées et notifiées le 26 novembre 2020, demandant à la Cour de :

Vu les dispositions de l'article L 442-6-1-5° du code de commerce,

Vu l'article 32-1 du code de procédure civile,

Vu les articles 1240 et 1242 du code civil,

Vu les articles 562, 565 et 901 du code de procédure civile,

Vu l'article 9 du code de procédure civile,

A titre principal,

Vu la pièce N° 31, requête en ultra petita enregistrée auprès du tribunal de commerce de Bordeaux le 4 juin 2020,

Tarder à statuer, et ce dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice,

En tout état de cause,

Réformant le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

Dire que la relation commerciale entre la SAS Caves du château et SAS Ch. et A. P., est une relation établie au sens des dispositions de l'article L 442-6-1-5° du code de code de commerce et qu'elle a fait l'objet d'une rupture brutale de la part de la SAS Ch. et A. P.,

Condamner la SAS Ch. et A. P. à la somme de 241,50 euros au titre de l'indemnité représentative du préavis de rupture,

Dire que la rupture de la relation commerciale est en outre entachée d'abus de droit et a infligé à la SAS Caves du château une perte de chances, tant pour l'Ukraine, que pour la Biélorussie et le Kazakhstan,

Et par voie de conséquence, condamner la Ch. et A. P. à payer à SAS Caves du château, les sommes de 38 400 euros au titre de la perte de chances en Ukraine, et à la somme de 3 000 euros au titre de la perte de chances en Biélorussie et au Kazakhstan ensemble.

Annuler l'amende civile pour procédure abusive infligée par les premiers juges à la SAS Caves du château,

Condamner la SAS Ch. et A. P. à payer à SAS Caves du château la somme de 5 000 euros sur le fondement des dispositions du code de procédure civile.

Condamner la SAS Ch. et A. P. aux dépens, tant de première instance que d'appel.

Sous toutes réserves.

Vu les dernières conclusions de la société Ch. et A. P. déposées et notifiées le 5 novembre 2020, demandant à la cour d'appel de Paris de :

Vu l'article 901 du code de procédure civile,

Vu l'article 910-4 du même code,

Écarter des débats les pièces n°3,8,9,16,17,18 et 19 produites par la SAS Caves du château, déjà écartées sous les n°6,7,8,10,11,12,13 et 28 par le jugement de première instance dont le chef n'a pas été repris dans la déclaration d'appel de la SAS Caves du château, ni les premières écritures de l'appelante,

Vu l'article 9 du code de procédure civile,

Vu l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce,

Confirmer en toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de commerce de Bordeaux en date du 15 mars 2019,

Y ajoutant,

Condamner la SAS Caves du château au paiement au profit de la SAS Ch. et A. P. d'une indemnité de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

La condamner aux entiers dépens.

SUR CE, LA COUR

- Sur le sursis à statuer

L'appelant a considéré que le tribunal de commerce, en écartant d'office des débats certaines de ses pièces, avait statué ultra petita ; il l'a saisi d'une requête en rectification de ce chef.

Toutefois, contrairement à ce que soutient la société Caves du château, il n'apparaît pas de bonne administration de la justice de « tarder à statuer » dans l'attente du sort d'une requête en rectification de jugement pour avoir statué au-delà de la demande, alors que les pièces produites par l'appelant démontrent que cette requête a été déposée au greffe du tribunal de commerce de Bordeaux le 4 juin 2020 et que, dès le 17 juin 2020, le greffier a répondu qu'à compter de l'inscription de l'appel au rôle de la présente Cour, le jugement lui avait été déféré.

- Sur la recevabilité des pièces

Il est constant que le dispositif du jugement entrepris écarte les pièces litigieuses produites en première instance par la société Caves du château sous les numéros 6, 7, 8, 10, 11, 12, 13 et 28, au motif qu'elles sont en langue étrangère (anglaise ou russe) et qu'elles n'avaient pas été traduites.

La société Ch. et A. P. intimée demande à la Cour d'écarter les pièces adverses 3,8,9,16,17,18 et 19, déjà écartées sous les numéros 6,7,8,10,11,12, 13 et 28 par le jugement entrepris, aux termes d'un chef de décision non repris dans la déclaration d'appel de la société Caves du château, faisant également valoir que les premières écritures de l'appelante n'ont pas davantage repris cette prétention. Elle estime que les articles 901 et 910-4 du code de procédure civile imposent que ces pièces demeurent écartées des débats. La société intimée soutient encore que les prétendues erreurs de fait ou de droit et autre contrariété de motifs dont serait entaché le jugement entrepris étaient en toute hypothèse connus de l'appelante dès la rédaction de ses premières écritures, et qu'ainsi en application du principe de concentration des moyens, l'appelante devait donc les évoquer dans les conclusions qu'elle était tenue de signifier dans les 3 mois de la déclaration d'appel.

La société Caves du château estime au contraire que les pièces 3,8,9,16,17,18 et 19, (anciennement pièces 6,7,8,10,11,12, 13 et 28) ne doivent pas être écartées des débats et qu'elles sont désormais traduites par un traducteur assermenté. La société soutient qu'elle a formé appel contre le jugement de première instance, critiqué dans tout son dispositif. Elle soutient que le tribunal de commerce ne lui avait pas enjoint de produire les traductions des pièces et qu'il a, à tort, rejeté directement, et proprio motu, les pièces dont il s'agit, en sautant indument une étape. La société Caves du château allègue qu'aux termes des articles 562 et 901 du code de procédure civile, la dévolution doit être regardée comme régulière. La société appelante allègue que ces diverses pièces, même sans traduction, sont de nature à éclairer la Cour sur l'importance et le sérieux du travail de l'appelante ainsi que sa notoriété sur le marché ukrainien et confirment, par la présomption de pérennité qu'elles renferment, le caractère établi de la relation commerciale.

Sur ce, la Cour rappelle que désormais, depuis le décret n°2017-891 du 6 mai 2017 qui a notamment modifié les articles 562 et 901 du code de procédure civile, seul l'acte d'appel opère la dévolution des chefs critiqués du jugement (cass.civ.2°, 30 janvier 2020, n°18-22528), tandis que l'appel « ne défère à la cour que la connaissance des chefs du jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent ».

Or, en l'espèce, la déclaration d'appel qui, en application de l'article 901, doit indiquer « les chefs du jugement expressément critiqués auxquels l'appel est limité, sauf si l'appel tend à là l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible », mentionne tous les chefs du jugement entrepris, à l'exception toutefois de celui par lequel les premiers juges ont écarté les pièces litigieuses.

Par ailleurs, il n'est pas valablement soutenu que la dévolution pourrait s'étendre au chef omis du jugement entrepris, par l'effet de l'indivisibilité du litige figurant à l'article 901, dès lors que la portée de cette extension par implicite de la dévolution, qui est exceptionnelle, ne peut s'admettre plus largement que ne le prévoit l'article 562 qui la limite, précisément, au chef de jugement qui dépend d'un chef expressément critiqué.

En effet, si la question des droits à indemnisation sur lesquels portent expressément les chefs de jugement critiqués dépendent, selon les moyens de l'appelante, des pièces écartées par les premiers juges, il n'est ni allégué ni établi, en sens contraire, que la question de la recevabilité des preuves dépendrait du bienfondé des demandes en indemnisation.

Il s'ensuit que la Cour n'est pas saisie de l'appel du chef de jugement ayant écarté les pièces 3,8,9,16,17,18 et 19 de la société Caves du château, produites en appel sous les numéros 6,7,8,10,11,12, 13 et 28.

- Sur l'existence de relations commerciales établies

A l'appui de l'existence de relations commerciales établies, la société Caves du château produit les pièces suivantes :

- un contrat de cession de fonds de commerce et de portefeuille d'agent commercial consenti par Mme M. épouse C. à la société Caves du château dont le gérant est son mari ;

- un extrait Kbis de l'intimée ;

- la lettre du 22 juin 2017 par laquelle l'intimée explique à la société Caves du château que la remise par M. C., lors d'une réunion du 14 juin 2017 et avant toute discussion sur le marché ukrainien, d'un projet d'assignation réclamant à celle-ci des sommes jugées indues fait obstacle à la conclusion de relations d'affaires sur l'Ukraine ou tout autre marché ;

- une lettre de réponse du 3 juillet 2017, menaçant d'une action en rupture brutale des relations commerciales, abus de droit et concurrence déloyale, par laquelle la société Caves du château fait valoir que le litige relatif à un contrat d'agence relatif au marché avec la Russie dont elle a décidé de saisir la juridiction compétente est indépendant de l'activité matériellement et juridiquement distincte par laquelle elle a introduit, en tant que négociant et exportateur, le champage Paul Goerg sur le marché ukrainien, deux commandes ayant déjà été honorées et une troisième demeurant bloquée par la faute du directeur commercial de l'intimée ;

- une facture de champagne adressée à l'appelante, d'un montant de 5 244 euros, soit 480 bouteilles, datée du 12 juin 2015 ;

- une facture de champagne adressée à l'appelante, d'un montant de 13 110 euros de champagne, soit 1 200 bouteilles, datée du 12 juin 2015 ;

- une facture de 8 268,50 euros adressée à l'appelante pour des transport de vins non spécifiés, des honoraires et frais de commissionnaires en douane à destination de la société Fozzy Food à Wyshneve (Ukraine) ;

- un courriel du 13 octobre 2016 du directeur commercial des champagnes Paul Goerg à Mme C., demandant si elle pense qu'une nouvelle commande de « Fozzy » serait passée d'ici la fin de l'année ;

- un récapitulatif de factures ni certifié ni signé intitulé ventes à Le Silpo 2016 à 2019, pièce que rien ne rattache avec certitude au présent litige ;

- des conclusions de l'appelante contre l'intimée devant la Cour d'appel de Reims, étrangères au présent litige ;

- une facture de 541 euros établie à l'adresse de l'appelante par une société de logistique pour un transport de 8 cartons à destination de l'Ukraine, dans le cadre de la participation de l'appelante à la manifestation Tastin'France ;

- une facture de 1 680 euros adressée par Business France à l'appelante pour les besoins de cette participation ;

- une facture de CCI Limousin adressée à l'appelante, d'un montant de 1 354,04 euros, pour la participation à une mission de prospection en Ukraine en 2016 ;

- des échanges de courriels entre M. ou Mme C. et le directeur commercial des champagnes Paul Goerg en 2015, 2016, relatifs aux commandes déjà mentionnées par leur facture, à l'organisation de dégustations, de l'accueil en France du client Fozzy Group lors de l'Euro 2016, aux tarifs ;

- un échange de courriel fin mai début juin 2017 faisant état d'une difficulté élevée par le fournisseur au sujet des prix qu'il avait proposés ;

- la traduction en français d'un accord d'approvisionnement entre l'appelante et une société Silpofood, de droit ukrainien, signé le 19 décembre 2016, contrat qui ne porte pas spécifiquement sur les produits vendus par SAS Ch. & A;P. ;

- la traduction en français d'une facture du 22 juillet 2015 adressée par l'appelante à la société Fozzy food pour 146 bouteilles de champagne dont 480 de la marque Paul Goerg ;

- la traduction en français d'une facture du 10 mars 2016 adressée par l'appelante à la société Fozzy food pour 1 200 bouteilles de champagne Paul Goerg Brut Réserve au prix unitaire de 11,50 euros ;

- la traduction en français d'un échange de courriels d'octobre 2015 entre la société Fozzy food et Mme C. au sujet d'une formation de sommeliers ;

- la traduction en français d'un échange de courriels de novembre 2015 entre la société Fozzy food et Mme C. au sujet d'une visite et d'une interview dans un magazine Drinks ;

- la traduction du russe en français d'une interview de Mme C. présentée dans le magazine « Drinks » ;

- la traduction en français de la présentation des champages Paul Goerg ;

- un mémoire ampliatif devant la Cour de cassation concernant un pourvoi opposant devant cette juridiction les parties au présent appel.

Sur ce, la Cour estime que ce n'est pas parce que la société Caves du château offrait à la société Ch. & A.P., par son savoir-faire incontestable et par son investissement préparatoire, au demeurant modeste, des perspectives très sérieuses d'implantation des champagnes Paul Goerg dans le marché ukrainien que, pour autant, en l'absence de tout contrat-cadre conclu entre les parties, le faible nombre de commandes observé - seulement trois en trois années, dont les deux dernières seulement sont significatives - autoriserait à retenir en l'espèce l'existence d'une relation commerciale établie indépendante propre à ce marché, tel que soutenu par l'appelante.

En réalité, cette seule virtualité de flux d'affaires significatif et pérenne est insuffisante pour caractériser une relation commerciale établie.

Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a débouté la société Caves du château de sa demande en dommages-intérêts formée sur un tel fondement.

- S'agissant des conditions dans lesquelles la dernière commande n'a pas été honorée

La Cour observe qu'elle n'est saisie d'aucune action contractuelle relativement aux conditions dans lesquelles la société Ch. & A.P. a, selon l'appelante, bloqué indûment la dernière commande dès avant l'annonce de la rupture des relations commerciales.

La Cour n'a donc pas à rechercher si à l'occasion de cette commande particulière le fournisseur a manqué à ses obligations contractuelles, celle au titre de la bonne foi en particulier.

- Sur la demande en dommages-intérêts pour perte de chance

L'appelante sollicite une somme de 38 400 euros correspondant à la perte de chance en Ukraine et 3 000 euros au titre de la perte de chance pour abus de droit en Biélo Russie et aux Kazakhstan.

Cette demande est fondée sur la responsabilité délictuelle.

A cet égard, la Cour estime, d'une part, que dès lors que les parties, qui n'avaient conclu aucun contrat-cadre prévoyant l'intervention de la société Caves du Château, étaient déjà en litige judiciaire au sujet du marché russe à l'initiative de l'appelante, il n'y a pas de faute délictuelle ni d'abus de droit imputable au fournisseur pour n'avoir voulu poursuivre ni l'approvisionnement pour le marché Ukrainien, ni a fortiori en direction des autres marchés nationaux des pays de l'ex-URSS.

Les demandes de la société Caves du château au titre de l'abus du droit ne sont donc pas fondées et seront rejetées, le jugement entrepris étant confirmé sur ce point.

- Sur les autres demandes et les frais

Si le tribunal de commerce a infligé une amende civile à la SAS Caves du château, aux motifs que celle-ci, dirigée et représentée par M. C. époux de Mme C., avait cru bon d'assigner la défenderesse devant le tribunal de commerce de Reims, avait multiplié les procédures en assignant devant le tribunal de commerce de Bordeaux en instrumentalisation la juridiction, il résulte toutefois des débats que si l'appelante a commis une erreur dans l'appréciation de ses droits concernant le présent litige, cette erreur n'a pas dégénéré en abus, sans qu'il y ait lieu de considérer une instance étrangère dont rien n'indique d'ailleurs qu'elle ait été en elle-même abusive.

Le jugement entrepris sera donc réformé de ce chef.

Pour le surplus, le jugement sera confirmé.

Dès lors que chaque partie succombe partiellement en ses demandes, il sera dit qu'elles conserveront la charge des dépens exposés en appel.

En équité, il n'y a pas lieu à indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile en appel.

PAR CES MOTIFS

Dit n'y avoir lieu à sursis à statuer,

Dit que l'appel ne porte pas sur le chef du jugement entrepris ayant écarté les pièces 3,8,9,16,17,18 et 19 de la société Caves du château, produites en appel sous les numéros 6,7,8,10,11,12, 13 et 28, lesquelles demeurent écartées des débats,

Et statuant dans les limites de l'appel,

Infirme le jugement entrepris, mais seulement en ce qu'il a infligé une amende civile à la société Caves du château,

Statuant à nouveau sur ce point,

Dit n'y avoir lieu à amende civile et décharge la société Caves du château de toute obligation à ce titre,

Pour le surplus,

Confirme le jugement entrepris,

Dit que chaque partie conservera la charge de ses dépens d'appel,

Dit n'y avoir lieu à indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Rejette toute autre demande.