CA Grenoble, 1re ch. civ., 30 mars 2021, n° 19/00681
GRENOBLE
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
SDR Rhône-Alpes (SARL)
Défendeur :
Eovi Handicap (Sté), Aesio Santé Sud Rhône-Alpes (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Combes
Conseillers :
Mme Blatry, Mme Lamoine
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
L'ADAPEI de l'Ain, au travers d'un ESAT situé à Belley (01) a développé un savoir-faire dans le domaine de la fabrication, par des personnes handicapées, de divers produits de papeterie, entretien hygiène et brosserie, commercialisés auprès d'une clientèle d'entreprises et de collectivités depuis 1987.
Face au succès de cette entreprise, elle a déposé plusieurs marques dont « Champ d'Or » et « Champ d'Or Faisons vivre nos différences », et créé un réseau de franchise et de distribution en 1996, avec le concours de la SARL Société de Distribution et de Représentation Rhône-Alpes « SDR » chargée de distribuer et représenter les produits des marques déposées.
Dans ce contexte, ont été signés plusieurs conventions tripartites entre cette ADAPEI en qualité de franchiseur, des ESAT ou CAT comme franchisés, et la SARL SDR comme représentant et distributeur.
Le 30 avril 2004, un contrat tripartite a ainsi été signé avec l'Atelier Protégé Drôme Pack, ESAT de Saint Donat (26) aux droits duquel est venue la société mutuelle EOVI Handicap, contrat par lequel la SARL SDR était chargée de représenter les produits des deux marques sur le territoire objet de la franchise à savoir les départements 26, 07, 43 et une partie du 42.
Après une mise en demeure du 1er septembre 2014, la société EOVI Handicap a, par courrier recommandé du 23 janvier 2015, notifié à la SARL SDR la résiliation immédiate du contrat pour manquements graves à ses obligations contractuelles, lui reprochant alors un manque de dynamisme et l'absence de moyens suffisants affectés à la distribution de ses produits.
Par acte du 17 mars 2015, la SARL SDR a assigné la société EOVI Handicap et l'ADAPEI de l'Ain devant le tribunal de grande instance de Valence pour voir condamner la société EOVI Handicap à lui payer une somme principale de 241 000 € au titre d'indemnité de rupture de contrat d'agent commercial, correspondant à deux années de commission.
La société EOVI Handicap a répliqué en invoquant un manquement grave de la SARL SDR à ses obligations par la commercialisation de produits concurrents des siens.
Après un premier jugement du 8 juin 2017 qui a ordonné une réouverture des débats, le tribunal a, par jugement du 18 décembre 2018 :
débouté la SARL SDR de ses demandes, fins et prétentions,
débouté la société EOVI Handicap de sa demande reconventionnelle en dommages intérêts,
condamné la SARL SDR aux dépens et à payer à EOVI Handicap la somme de 2 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile,
rejeté la demande de l'ADAPEI de l'Ain sur le même fondement,
dit n'y avoir lieu à exécution provisoire.
Par déclaration au Greffe en date du 8 février 2019, la SARL SDR Rhône-Alpes a interjeté appel de ce jugement en intimant seulement la société EOVI.
Par acte du 17 février 2020, Maître Christophe R. a été appelé en cause en qualité de mandataire judiciaire dans la procédure de redressement judiciaire concernant la société SDR ouverte le 23 juillet 2019.
Par conclusions récapitulatives notifiées le 19 février 2020, prises conjointement avec Maître Christophe R. ès qualités, la SARL SDR demande :
la réformation du jugement déféré,
la condamnation de la société EOVI Handicap à lui payer la somme de 241 000 € à titre d'indemnité de cessation de fin de contrat d'agent commercial,
vu l'article 909 du code de procédure civile, déclarer irrecevable et en toute hypothèse non fondée ni justifiée la « demande reconventionnelle » de la société EOVI Handicap,
condamner la société EOVI Handicap à lui payer la somme de 5 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle fait valoir :
qu'aucune faute grave n'est démontrée à son encontre, au sens de l'article L. 134-13 du code de commerce, de nature à la priver de l'indemnité compensatrice de fin de contrat prévue par l'article L. 134-12 du même code,
qu'ainsi les baisses de résultats allégués ne sont pas démontrées, les chiffre d'affaires s'étant au contraire, entre 2010 et 2014, maintenus à un niveau proche de 300 000 € considéré comme acceptable entre les parties,
que la vente de produits concurrents par ses salariés n'est pas davantage établie, le tribunal de grande instance de Bourg-en-Bresse ayant jugé le 18 janvier 2018, dans un litige l'opposant à l'ADAPEI de l'Ain, que les produits de la marque « La Passerelle » étaient commercialisés par une société SODICOR,
que la demande reconventionnelle en dommages-intérêts est irrecevable faute d'appel incident formée dans le délai de l'article 909 du code de procédure civile, la société EOVI Handicap ayant, dans ses premières conclusions devant la cour notifiées le 25 juillet 2019, demandé la confirmation du jugement entrepris dans ses entières dispositions,
subsidiairement que cette demande est injustifiée, aucune preuve d'un préjudice n'étant établi, les chiffre d'affaires générés s'étant maintenus dans une fourchette acceptable jusqu'en 2014, et les résultats comptables négatifs obtenus en 2013 résultant d'autres facteurs qui ne lui sont pas imputables.
La société EOVI Handicap, par conclusions récapitulatives notifiées le 27 janvier 2020, demande :
la confirmation du jugement déféré en ce qu'il a débouté la SARL SDR de ses demandes, mais sa réformation en ce qu'il a rejeté sa demande de dommages-intérêts, et la fixation de sa créance au passif de la SARL SDR, suite à sa déclaration de créance, à la somme de 241 000 € à titre de dommages-intérêts correspondant à son préjudice financier et au manque à gagner sur son chiffre d'affaires des trois dernières années imputable aux différents manquements contractuels de la société SDR.
Elle demande encore condamnation de Maître Christophe R. ès qualités de mandataire de la société SDR à lui payer la somme de 5 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle fait valoir :
qu'elle a justement reproché à la SARL SDR un manque de dynamisme et une sous-représentation des commerciaux affectés à la distribution des produites sur son secteur, lesquels n'étaient plus que deux depuis plusieurs mois en 2014 alors que la mise en place de trois commerciaux avait été convenue contractuellement au moment de la signature du contrat de franchise en 2004,
que, surtout, elle a eu à déplorer de sa part une concurrence déloyale avec les produits de « la Passerelle » induisant une rupture de confiance rendant impossible le maintien du lien contractuel,
qu'elle établit la réalité de ce comportement déloyal par la production aux débats du compte rendu de réunion des franchisés du 14 avril 2015 au cours de laquelle l'un d'eux a reconnu développer une activité concurrente commercialisée par SDR, ainsi que d'un procès-verbal de constat d'huissier du 25 juin 2015,
que ces circonstances lui ont causé une baisse constante et accrue de son chiffre d'affaires,
à titre subsidiaire, que la SARL SDR ne démontre l'existence d'aucun préjudice dès lors que cette dernière avait elle-même poursuivi la résiliation du contrat d'agent commercial auprès de l'ADAPEI de l'Ain, et qu'elle avait, dans l'intervalle et à la demande de l'ADAPEI, poursuivi sa mission durant 6 mois avec un autre ESAT franchisé qui avait repris sa propre production.
L'instruction a été clôturée par une ordonnance rendue le 26 janvier 2021.
Par conclusions notifiées le 2 février 2021, la société mutuelle AESIO Santé Sud Rhône-Alpes est intervenue volontairement à l'instance comme venant aux droits et obligations de la société EOVI Handicap après une fusion absorption et un changement de dénomination décidés au cours d'assemblées générales du 28 mai 2020. Elle a réitéré au fond les conclusions déjà prises par la société EOVI Handicap.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la recevabilité de l'intervention volontaire
En application de l'article 783 du code de procédure civile, l'intervention volontaire de la société AESIO, qui ne tend qu'à régulariser le changement intervenu dans la personne morale titulaire des droits en reprenant strictement les demandes antérieures, est recevable nonobstant la clôture déjà prononcée et sans qu'il soit besoin de révoquer celle-ci.
Sur la demande en paiement d'une indemnité de rupture
Sur ce point, le tribunal a justement rappelé les dispositions des articles L. 134-12 et L. 134-13 du code de commerce aux termes desquels l'agent commercial, en cas de cessation de ses relations avec le mandant à l'initiative de ce dernier, a droit à une indemnité compensatrice du préjudice subi sauf si la cessation du contrat est provoquée par sa faute grave, ainsi que l'article L. 134-16 qui édicte que toute clause contraire à ces articles est réputée non écrite.
Il appartient donc à la société AESIO, pour s'opposer au principe de l'indemnisation de la SARL SDR suite à la rupture du contrat, de démontrer l'existence d'une faute grave de cette dernière à l'origine de la rupture, cette faute pouvant avoir été révélée postérieurement à la rupture du moment qu'elle lui préexistait.
En l'espèce, dans sa lettre de mise en demeure du 1er septembre 2014, la société EOVI reprochait à sa mandataire notamment de ne pas positionner de commerciaux en nombre suffisant pour assurer correctement la commercialisation de ses produits sur l'ensemble du territoire concerné par le contrat de représentation, en rappelant qu'elle s'était engagée, aux termes des articles 5.2 et 5.5 du contrat, à apporter toute sa diligence afin d'optimiser le développement de réseaux de franchise.
Elle précisait, ainsi, qu'à la date de cette lettre seuls deux commerciaux dont un à temps partiel étaient affectés au territoire concerné, et qu'un troisième commercial en arrêt de travail n'avait pas été remplacé.
La SARL SDR a répondu à ce courrier le 12 novembre 2014 sans contester les chiffres ainsi annoncés et en affirmant que les moyens mobilisés étaient suffisants.
Si elle y expose des griefs concernant notamment l'obsolescence de la gamme des produits, il sera souligné que ceux-ci concernent le franchiseur et non pas la société EOVI franchisée sa mandante dans le contrat d'agent commercial.
Mais aussi et surtout, la société AESIO fait état de ce que cette désaffection de la société SDR dans sa mission de représentation s'est accompagnée d'actes de concurrence directe manifestant une déloyauté dans l'exercice de la mission de représentation faisant obstacle à la poursuite du lien contractuel.
Sur ce point, il ressort des pièces du dossier les éléments suivants :
lors d'une assemblée générale des franchisés en date du 12 décembre 2015 dont compte-rendu au dossier, l'une des personnes présentes, dirigeant un ESAT en Moselle, reconnaissait développer une activité directement concurrente des produits CHAMP D'OR, sous la marque « La Passerelle », « commercialisée par la société SDR et ses commerciaux existants sur l'ensemble des territoires exploités en exclusivité par les franchisés Champ d'Or »,
les motifs du jugement déféré visent un procès-verbal de constat du 22 septembre 2015 alors produit aux débats par l'ADAPEI de l'Ain, et dont les termes cités dans le jugement ne sont pas contestés par les parties ; il en résultait que six salariés de la société SDR avaient signé des avenants à leur contrat de travail en vue d'assurer la commercialisation des produits « La Passerelle »,
les motifs du jugement du tribunal de grande instance de Bourg-en-Bresse du 18 janvier 2018 produit par l'appelante, non discutés par les parties quant à la matérialité des faits qui y sont reportés, mentionnent qu'il ressort notamment d'attestations de clients que la commercialisation des produits « la Passerelle » est assurée par des salariés d'une société SODICOR gérée par M. G. qui gère aussi la société SDR, domiciliée à la même adresse que cette dernière, et que des affiches « la Passerelle » ont été trouvées dans les locaux de la société SDR,
un procès-verbal de constat d'huissier du 25 juin 2015 effectué sur le site de vente Internet « l'Atelier de la Passerelle » révèle que les produits commercialisés sous cette enseigne (produits d'entretien et de papeterie fabriqués en ateliers protégés) sont directement concurrents de ceux vendus sous la marque « Champ d'Or », et que l'adresse d' « agence commerciale » figurant à droite de l'écran, est strictement identique à celle figurant sur les documents commerciaux de la société SDR en ce compris le numéro de boîte postale.
Il en résulte suffisamment que la société SDR a, au mépris de ses obligations contractuelles, contribué à développer une activité directement concurrente de celle objet de son contrat de représentation avec la société EOVI, la circonstance que les commerciaux chargés de la distribution des produits concurrents soient salariés d'une personne morale distincte étant indifférente dès lors que la société SDR, qui a le même dirigeant que la société SODICOR, a nécessairement, fût-ce par abstention mais en connaissance de cause, contribué à l'organisation de cette activité concurrente, notamment en ne réagissant pas à la signature par ses salariés d'avenants à leurs contrats de travail leur permettant d'exercer une activité concurrente, et en partageant ses locaux avec la personne morale concurrente, l'allégation selon laquelle les deux sociétés n'auraient en commun que leur siège dans la même zone commerciale étant démentie par l'identité de numéro de boîte postale et la circonstance que des affiches « la Passerelle » ont été trouvées dans les locaux occupés par SDR.
C'est à bon droit que le tribunal a considéré que ce manquement constituait une faute grave rendant impossible, par son caractère déloyal et la perte de confiance en résultant, le maintien du lien contractuel, et rejeté par conséquent la demande de la SARL SDR en paiement d'une indemnité de rupture.
Sur la demande reconventionnelle
sur la recevabilité
C'est en vain que la SARL SDR prétend cette demande irrecevable en cause d'appel au motif que la société EOVI aurait conclu à la confirmation du jugement qui a notamment rejeté cette demande.
En effet, si dans le dispositif de ses premières conclusions en appel notifiées le 25 juillet 2019, la société EOVI concluait à la confirmation du jugement, elle demandait aussi la condamnation de la SARL SDR à lui payer la somme de 241 000 € à titre de dommages-intérêts alors que cette demande avait été rejetée par le tribunal. Cette formulation, certes maladroite, constitue néanmoins un appel incident sur ce point formé dans le délai de l'article 909 du code de procédure civile, par conséquent recevable.
sur le fond
La société AESIO réclame le paiement d'une somme de 241 000 € au titre d'un préjudice financier et d'un manque à gagner sur son chiffre d'affaires des trois années précédant la rupture, qu'elle impute aux manquements de la SARL SDR.
C'est à bon droit que le tribunal a rejeté cette demande faute de démonstration d'une perte réelle consécutive aux manquements de la SARL SDR.
En effet, au vu des documents comptables fournis par la société AESIO, en particulier le tableau récapitulatif établi par son expert-comptable reprenant les chiffres d'affaires et résultats entre l'année 2004 de conclusion du contrat et l'année 2013 :
aucune dégradation notable du chiffre d'affaires n'est établie pour les trois dernières années dont les chiffres sont fournis (2011 à 2013), étant souligné que les chiffres de l'année 2014 ne sont pas produits,
ainsi, si le chiffre d'affaires de l'année 2013 n'était que de 273 035 € pour un résultat négatif de 17 960 €, le chiffre d'affaires de l'année 2012 avait atteint 307 576 € pour un résultat positif de 26 680 € soit un chiffre d'affaires et un résultat supérieurs à ceux atteints au cours des années 2006 à 2011,
les résultats de l'entreprise depuis la conclusion du contrat de réparations ont été fluctuants sans que cela soit relié directement à une faute de l'agent commercial puisque, par exemple, le chiffre d'affaires avait baissé de 6 % en 2006, puis de 13 % en 2007, pour remonter ensuite de 15,8 % en 2008, et le résultat positif obtenu en 2007 était supérieur à celui de l'année 2004,
ainsi que l'a justement souligné le tribunal, il n'est pas établi que le développement récent d'une activité concurrente ait eu un impact réel sur le chiffre d'affaires et les résultats de l'entreprise.
Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a rejeté cette demande.
Sur les demandes accessoires
La SARL SDR, qui succombe en son appel, devra supporter les dépens conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile. Pour les mêmes motifs, il n'y a pas lieu de faire application de l'article 700 du code de procédure civile en sa faveur.
La demande de la société AESIO fondée sur l'article 700 du code de procédure civile, mal dirigée contre Maître Christophe R. ès qualités, sera rejetée.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,
Déclare recevable l'intervention volontaire de la société AESIO.
Rejette le moyen d'irrecevabilité de la demande reconventionnelle de la société AESIO.
Confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré.
Rejette toutes les autres demandes.
Condamne la SARL SDR Rhône-Alpes aux dépens d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.