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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 9, 1 avril 2021, n° 20/08271

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Carrefour Proximité France (SAS)

Défendeur :

Men (SARL), Chuine (ès qual.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Picard

Conseillers :

Mme Rohart Messager, Mme Coricon

Avocats :

Me Bellichach, Me Alves

T. com. Bobigny, juge-com., du 21 oct. 2…

21 octobre 2019

Par jugement du 12 avril 2016 rendu par le tribunal de commerce de Bobigny, la société Men, qui exerçait une activité de supermarché à prépondérance alimentaire, a été placée en liquidation judiciaire et Me Giffard a été désigné en qualité de mandataire liquidateur.

La société Erteco France, aux droits de laquelle est venue la société Carrefour Proximité France, dont l'activité consiste à donner en location-gérance des commerces de détail, a déclaré, le 13 février 2018 :

- une créance privilégiée pour un montant de 41 319, 14 euros au titre de redevances dues en application du contrat de location gérance liant les parties pour le fonds de commerce d'un supermarché sis à Aulnay-sous-Bois,

- une créance chirographaire pour un montant de 55 223, 65 euros au titre de factures impayées de redevances de publicité et de marchandises.

Par lettre recommandée réceptionnée le 15 mars 2018, Me Giffard a contesté la créance déclarée à titre privilégié à hauteur de 41 319, 14 euros.

La société Carrefour Proximité France s'est opposée dans le délai de 30 jours à cette contestation.

Par ordonnance du 21 octobre 2019, le juge commissaire a ordonné le rejet dans son intégralité de la créance déclarée à titre chirographaire, a admis la créance déclarée à titre privilégiée à hauteur de 41 319, 14 euros à titre chirographaire, et a fixé à 8 941, 14 euros la somme due au titre des congés payés (après rectification d'une erreur matérielle dans le montant par ordonnance complémentaire du 13 janvier 2020).

La société Carrefour proximité France a interjeté appel de l'ordonnance le 22 novembre 2019.

Une ordonnance de radiation a été prononcée le 18 juin 2020, en raison de la clôture des opérations de liquidation de la société Men, celle-ci n'étant plus dûment représentée par son mandataire liquidateur.

Me Chuine a été désigné mandataire ad litem de la société Men par ordonnance du président du tribunal de commerce du 17 novembre 2020. Il a été assigné en intervention forcée et la procédure a été réinscrite.

Vu les dernières conclusions notifiées par RPVA le 24 février 2020, de la société Carrefour Proximité France par lesquelles elle demande à la cour de :

- Infirmer l'ordonnance du 21 octobre 2019 ainsi que l'ordonnance portant rectification d'erreur matérielle du 13 janvier 2020 en ce qu'elles ont :

. Jugé que le motif de contestation fondé sur le déséquilibre significatif relevait du pouvoir juridictionnel du juge commissaire,

. Jugé Me Giffard, es qualité, recevable et bien fondé en sa contestation fondée sur le déséquilibre significatif et portée devant le juge commissaire,

. Ordonné le rejet de la créance déclarée à titre chirographaire à hauteur de la somme de 55 223, 65 euros,

. Ordonné que la créance déclarée à hauteur de 41 319,14 euros soit dépourvue de caractère privilégié,

. Fixé la créance de congés payés à hauteur de 8 941,14 euros,

Statuant à nouveau,

A titre principal,

- Dire et juger Me Giffard ès qualités irrecevable en son motif de contestation fondé sur le déséquilibre significatif,

Subsidiairement,

- Dire et juger que le motif de contestation de Me Giffard ès qualités ne relève pas du pouvoir juridictionnel du juge commissaire,

Plus subsidiairement,

- Dire et juger Me Giffard ès qualités mal fondé en son motif de contestation portant sur le déséquilibre significatif,

En conséquence,

- Dire et juger Me Giffard ès qualités et la société Men mal fondés en leur contestation portant sur le caractère privilégié des créances déclarées par Carrefour Proximité France, venant aux droit d'Erteco France, à hauteur de la somme de 41 319, 14 euros ;

- Dire et juger Me Giffard ès qualités et la société Men mal fondés en leur contestation sur le caractère privilégié des créances déclarées par Carrefour Proximité France, venant aux droits d'Erteco France, à hauteur de la somme de 55 223, 65 euros.

- Fixer la créance déclarée par la société Carrefour Proximité France, venant aux droits d'Erteco France au passif de la liquidation judiciaire de la société Men, à titre privilégié, à hauteur des sommes, sauf mémoire, suivantes :

- Redevances location gérance : 12 703, 68 euros

- Congés payés : 28 615, 46 euros,

- Fixer la créance déclarée par la société Carrefour Proximité France, venant aux droits d'Erteco France au passif de la liquidation judiciaire de la société Men, à titre chirographaire, à hauteur de la somme de 55 223, 65 euros,

- Ordonner l'admission des créances de la société carrefour Proximité France, venant aux droits d'Erteco France, au passif de la liquidation judiciaire de la société Men, pour les sommes susvisées,

- Condamner Me Giffard, es qualités, à payer à la société Carrefour Proximité France la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens dont le montant pourra être recouvré par Me Bellichach conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

Me Chuine, mandataire ad litem de la société Men, bien que régulièrement assigné, ne s'est pas constitué. Il a produit une note à l'attention de la cour le 26 janvier 2021 qui retrace la procédure concernant les créances litigieuses.

Sur la demande d'infirmation de l'ordonnance en ce qu'elle a fait droit au motif de contestation tiré de l'existence d'un déséquilibre significatif

Le juge commissaire a retenu que le contrat signé entre les deux sociétés revêtait tous les éléments d'un contrat d'adhésion dont les clauses essentielles n'ont pu être librement négociées par la société Men.

- Sur l'irrecevabilité du motif de contestation

La société fait valoir que le déséquilibre significatif est sanctionné par l'article L. 442-1 du code de commerce, pour lequel l'article D. 442-3 prévoit la compétence exclusive du tribunal de commerce de Paris lorsque le commerçant est situé dans le ressort des cours d'appel de Bourges, Paris, Orléans, Saint Denis de la Réunion et Versailles, et que cette règle de compétence revêt un caractère d'ordre public. Ainsi, elle estime que Me Giffard est irrecevable à avoir présenté un motif de contestation tenant au déséquilibre du contrat devant le juge commissaire du tribunal de commerce de Bobigny.

- Subsidiairement, sur l'absence de pouvoir juridictionnel du juge commissaire

La société fait valoir que le juge commissaire ne disposait d'aucun pouvoir juridictionnel afin de trancher le motif de contestation tiré du déséquilibre significatif du contrat, qui constitue une contestation sérieuse.

- Encore plus subsidiairement, sur le mal fondé du motif de contestation

La société soutient que Me Giffard ne produit aucun élément de preuve susceptible d'accréditer sa thèse et de démontrer une quelconque faute de sa part. Elle ajoute que le contrat de location gérance a été signé le 3 avril 2010 et que la société Men l'a exécuté sans aucune contestation, pendant plusieurs années.

Elle affirme que la résiliation unilatérale du contrat par ses soins n'est pas fautive, et qu'elle est intervenue conformément aux stipulations contractuelles, que la société Men n'apporte pas de preuve que cette résiliation a contribué à une grande partie du passif de la liquidation judiciaire et qu'elle ne justifie pas du lien de causalité entre le prétendu déséquilibre significatif qu'elle allègue avec le passif constaté dans le cadre des opérations de liquidation judiciaire.

L'article L. 624-2 du code de commerce dispose qu'au vu des propositions du mandataire judiciaire, le juge commissaire décide de l'admission ou du rejet des créances ou constate soit qu'une instance est en cours, soit que la contestation ne relève pas de sa compétence car elle s'analyse en une contestation sérieuse. Une contestation sérieuse survient lorsque l'un des moyens de défense opposé aux prétentions du demandeur n'apparaît pas immédiatement vain et laisse subsister un doute sur le sens de la décision qui pourrait éventuellement intervenir par la suite sur ce point si les parties entendaient saisir les juges du fond.

L'appréciation du caractère abusif de certaines clauses du contrat conclu entre les sociétés Men et Erteco France et, partant, le déséquilibre significatif qu'elles pourraient engendrer, constitue une contestation sérieuse ne relevant pas des pouvoirs juridictionnels du juge commissaire mais de la compétence exclusive du tribunal de commerce de Paris.

Il y a donc lieu d'infirmer l'ordonnance du juge commissaire qui a constaté un déséquilibre significatif.

Sur la demande d'infirmation de l'ordonnance en qu'elle a refusé d'admettre le caractère privilégié des créances déclarées sur le fondement du contrat de location gérance, pour la somme de 41 319,14 euros

Cette créance se décompose en :

- 12 703, 68 euros de redevances de location gérance,

- 28 615, 46 euros de congés payés.

D'une part, la société Carrefour Proximité France soutient que le caractère privilégié de sa créance procède de l'application des articles 2332 1° et 1251 1° du code civil : suite au non règlement des redevances par la société Men, la société Carrefour Proximité France s'est retrouvée dans l'obligation de remplir en lieu et place de cette dernière ses obligations inhérentes au contrat de bail commercial, et qu'elle est donc subrogée dans les droits du bailleur.

D'autre part, le caractère privilégié de sa créance provient également de l'application des articles L. 1224-1 et L. 1224-2 du code du travail relatifs au transfert automatique des contrats de travail en cours au jour de la modification de la situation juridique de l'entreprise et au fait que le nouvel employeur peut demander à l'ancien le remboursement des congés payés acquittés dus avant le transfert du contrat de travail. Or, indique-t-elle, elle s'est acquittée de la dette de la société Men à l'égard des salariés de cette dernière.

Il ressort des pièces produites et des articles susvisés que la société Erteco, aux droits de laquelle vient la société Carrefour Proximité France, s'est retrouvée subrogée dans les droits de la société Men, en réglant d'une part les loyers dus au titre de l'occupation du local commercial auprès du propriétaire, d'autre part les congés payés dus aux salariés de la société Men lorsque celle-ci a cessé d'exploiter le fonds de commerce, conformément aux engagements qu'elle avait pris dans le contrat de location gérance (page 11).

Par suite, il y a lieu de reconnaître le caractère privilégié des sommes déclarées à ces deux titres.

Sur la demande d'infirmation de l'ordonnance en ce qu'elle a cantonné la créance de congés payés à la somme de 8 941, 14 euros

La société Carrefour Proximité France affirme que le juge commissaire a retenu la somme de 8 941, 14 euros évaluée à ce titre par l'expert-comptable sur la base de 5 bulletins de paie, alors que 12 salariés étaient attachés au fonds de commerce lors de sa reprise par Carrefour Proximité France.

Elle produit un tableau de synthèse récapitulant les sommes versées à chacun des 12 salariés attachés au fonds lors de sa reprise, au 24 avril 2015, non seulement au titre des congés payés, mais également au titre des primes de fin d'années, vacances et précarité, duquel il ressort qu'elle a réglé, pour le compte de la société Men, la somme de 28 615, 46 euros.

Il ressort des pièces produites que les sommes versées par la société Erteco aux salariés de la société Men s'élèvent au montant total de 28 615, 46 euros. Il y a donc lieu de réformer l'ordonnance qui a limité l'admission de la créance à ce titre à la somme de 8 941, 14 euros.

Sur l'infirmation de l'ordonnance en ce qu'elle a refusé d'admettre la créance déclarée à titre chirographaire pour la somme de 55 223, 65 euros

La société indique que bien que le liquidateur n'ait formulé aucune contestation à l'égard de cette créance, la société a contestée, lors de l'audience devant le juge commissaire, la créance en critiquant la force probatoire des justificatifs remis par elle.

Elle soutient que la créance de marchandises résulte du contrat d'approvisionnement, acte qui a été reçu sous la forme d'un acte notarié revêtu de la formule exécutoire, et que les conditions de facturation sont fixées par le contrat d'approvisionnement. Elle fait valoir des factures récapitulatives émises justifiant des sommes qu'elle réclame au titre du contrat d'approvisionnement, sous déduction des retours de marchandises, des ristournes consenties et des règlements effectués par la société Men.

Enfin elle constate que le dernier bilan de la société Men fait figurer au passif la somme de 152 598 euros au profit de la société carrefour.

Aucune contestation n'étant plus soutenue en cause d'appel par le mandataire ad litem, il y a lieu d'admettre la créance déclarée à ce titre au passif de la société Men, à hauteur de 55 223, 65 euros.

Sur les demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile

La société Carrefour Proximité France sollicite à ce titre la condamnation de Me Giffard à lui payer la somme de 3 000 euros ainsi qu'à ce qu'il supporte les entiers dépens de l'instance.

Les circonstances de l'espèce commandent de ne pas prononcer de condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt réputé contradictoire, et en dernier ressort,

Infirme l'ordonnance attaquée en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau,

Admet la créance déclarée par la société Erteco aux droits de laquelle vient la société Carrefour Proximité France à hauteur de 55 223, 65 euros à titre chirographaire au passif de la société Men,

Admet la créance déclarée par la société Erteco aux droits de laquelle vient la société Carrefour Proximité France à hauteur de 41 319, 14 euros à titre privilégié au passif de la société Men,

Déboute la société Carrefour Proximité France de ses autres demandes,

Ordonne l'emploi des dépens en frais privilégié de procédure.