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Décisions

Cass. com., 31 mars 2021, n° 19-14.877

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Compagnie Financière et de Participations Roullier (SA), Timab Industries (SAS)

Défendeur :

Doux Aliments (SARL), Goic (ès qual.), Pagan (ès qual.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Darbois

Rapporteur :

Mme Bellino

Avocat général :

M. Debacq

Avocats :

SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, SCP Piwnica et Molinié

T. com. Rennes, du 12 janv. 2017

12 janvier 2017

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 6 février 2019), les sociétés Doux aliments Sologne, Doux aliments Bretagne et Doux aliments Vendée étaient spécialisées dans l'élevage avicole et fabriquaient des aliments destinés aux volailles, notamment à partir de matières minérales comme le phosphate. De 1992 à 2004, ces sociétés se sont fournies en phosphate auprès de la société Timab industries (la société Timab), filiale de la société Compagnie financière et de participations Roullier (la société CFPR), faisant partie du groupe de sociétés Roullier.

2. Par décision du 20 juillet 2010, relative à une procédure d'application de l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et de l'article 53 de l'Accord sur l'Espace économique européen (affaire COMP/38866 Phosphates pour l'alimentation animale), la Commission européenne a condamné six groupes de sociétés productrices de phosphates destinés à l'alimentation animale pour avoir participé, pendant trente ans, à une infraction unique et continue ayant consisté en un partage d'une grande partie du marché européen des phosphates pour l'alimentation animale, sous la forme de quotas de vente par région et par client et de coordination des prix et des conditions de vente. Les sociétés Timab et CFPR ont été sanctionnées pour avoir participé à cette entente du 16 septembre 1993 au 10 février 2004.

3. À la suite de cette décision, les sociétés Doux aliments Bretagne et Doux aliments Vendée ont, le 17 décembre 2014, assigné la société CFPR en réparation du préjudice résultant des excédents de facturation pour la période de 1993 à 2004. Par une seconde assignation du même jour, ces sociétés, ainsi que la société Doux aliments Sologne, ont également assigné la société Timab aux mêmes fins.

4. Le 30 juin 2016, les sociétés Doux aliments Sologne, Doux aliments Bretagne et Doux aliments Vendée ont fait l'objet d'une fusion absorption au profit de la société Doux aliments (la société Doux) qui, venue à leurs droits, est intervenue volontairement à l'instance.

5. La société Doux a été mise en liquidation judiciaire le 4 avril 2018. Les sociétés David-Goic et EP et associés, désignées en qualité de mandataires liquidateurs, sont intervenues volontairement à l'instance.

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

6. Les sociétés Timab et CFPR font grief à l'arrêt d'infirmer le jugement entrepris et de rejeter la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action intentée par la société Doux, alors :

« 1°) que la prescription d'une action en responsabilité court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle ce dommage est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance ; qu'il appartient donc à la victime qui demande le report du point de départ du délai de prescription de prouver qu'elle n'a pas eu connaissance du dommage, les juges devant expressément relever qu'une telle preuve a été rapportée, sans pouvoir statuer sur ce point par voie de simple affirmation non étayée en fait ; qu'en se bornant pourtant à énoncer que « la société Doux n'a su qu'elle avait été victime d'un cartel que lorsqu'elle a appris, par la décision de la Commission européenne du 20 juillet 2010, que son fournisseur principal, la société Timab, avait été sanctionné pour cette infraction, de septembre 1993 à février 2004 », sans relever que la preuve avait été rapportée, par la demanderesse à l'action en responsabilité, de ce qu'elle n'avait pas pu connaître son dommage avant cette date, la cour d'appel, qui a statué par voie de pure affirmation non étayée en fait, a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 110-4 du code de commerce et 1382, devenu 1240, du code civil ;

2°) que la prescription d'une action en responsabilité court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle ce dommage est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance ; qu'il appartient donc à la victime qui demande le report du point de départ du délai de prescription de prouver qu'elle n'a pas eu connaissance du dommage ; qu'en reprochant aux sociétés intimées de ne pas établir que la société Doux aurait pu exercer son droit avant le 20 juillet 2010, et en estimant à ce titre non probants les éléments avancés par ces sociétés, la cour d'appel, qui a inversé la charge de la preuve, a violé l'article 1315, devenu l'article 1353, du code civil. »

Réponse de la Cour

7. Après avoir rappelé que la date retenue par le tribunal comme point de départ de la prescription est le 29 janvier 2009, date à laquelle la Commission européenne a ouvert sa procédure, l'arrêt objecte que la société Doux n'a su qu'elle avait été victime d'un cartel que lorsqu'elle a appris, par la décision de la Commission européenne du 20 juillet 2010, que son fournisseur principal, la société Timab, avait été sanctionné pour cette infraction, de septembre 1993 à février 2004. Il en déduit que c'est cette date du 20 juillet 2010 qui doit être retenue comme point de départ de la prescription. Puis, répondant à l'argumentation des sociétés Timab et CFPR, l'arrêt relève que la circonstance qu'en décembre 2008, plusieurs sociétés d'un groupe concurrent de la société Doux ont assigné devant la Haute Cour de Justice de Londres plusieurs de leurs fournisseurs, en vue d'obtenir réparation de préjudices qui auraient résulté de l'entente, ne peut qu'établir que ces sociétés devinaient ou connaissaient la pratique de cartel sur leur propre marché, mais ne démontre pas qu'il en était de même sur d'autres marchés ni que les éléments dont disposait la société Doux étaient suffisants pour fonder une action. Il ajoute, d'une part, que les autres éléments invoqués faisant état, de façon générale et non circonstanciée, d'une entente entre les producteurs européens de phosphates, ne pouvaient suffire à alerter la société Doux, leur degré de publicité étant au surplus limité, d'autre part, que la constitution de provisions par une société concurrente des sociétés Timab et CFPR, pour couvrir une éventuelle amende, n'était pas non plus de notoriété publique. L'arrêt relève encore que l'ouverture d'une procédure par la Commission européenne ne pouvait révéler que la seule existence d'une entente entre les producteurs de phosphates, mais non l'identité des membres de cette entente, ses modalités de fonctionnement, ainsi que sa dimension géographique et temporelle. Enfin, l'arrêt indique que la transparence alléguée du marché ne saurait faire présumer que la société Doux connaissait l'existence du cartel, ses auteurs et sa durée, et ajoute qu'il ne peut davantage lui être opposé qu'elle aurait dû deviner être victime de la société Timab, principal fournisseur du marché français, en étudiant les prix qui lui étaient facturés, la courbe des prix reflétant aussi des facteurs exogènes au seul cartel et qu'au surplus, il ressort de la courbe versée aux débats par les sociétés Timab et CFPR qu'aucune brusque rupture n'est intervenue dans les prix consentis par la première, de nature à alerter la société Doux.

8. En l'état de ces constatations et appréciations, dont il résulte que la société Doux, qui ne pouvait connaître l'existence d'une entente anticoncurrentielle secrète portant notamment sur les prix du phosphate entre son fournisseur et ses concurrents avant que la Commission européenne ait circonscrit l'étendue des pratiques, déterminé leurs auteurs, qualifié les comportements comme étant anticoncurrentiels et ait sanctionné ceux-ci, avait rapporté la preuve qu'elle n'avait pas pu avoir connaissance de son dommage avant la date de cette décision, soit le 20 juillet 2010, la cour d'appel qui, répondant aux arguments développés par les sociétés Timab et CFPR, les a rejetés sans inverser la charge de la preuve, a pu retenir que la décision du 20 juillet 2010 constituait le point de départ de la prescription.

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

10. Les sociétés Timab et CFPR font grief à l'arrêt de dire qu'elles ont concouru à la réalisation du préjudice subi par la société Doux, venant aux droits des sociétés Doux aliments Sologne, Bretagne et Vendée, et d'ordonner, en conséquence, une expertise visant à l'évaluation du préjudice subi par la société Doux, alors :

« 1°) que le préjudice subi par la victime doit être certain pour être réparable ; qu'en l'espèce, pour juger que la société Doux aliments avait subi un préjudice du fait de l'entente, la cour d'appel s'est bornée à relever l'existence d' « indices » tirés d'augmentations de prix décidées par le cartel et de « la pratique elle-même », les cartels ayant généralement un effet sur les prix ; qu'en statuant par de tels motifs, impropres à caractériser que la société Doux aliments avait subi un préjudice certain du fait de l'entente, c'est-à-dire qu'elle avait payé un prix supérieur à celui qu'elle aurait dû payer s'il n'y avait pas eu d'entente, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu l'article 1240, du code civil ;

2°) que le juge ne peut pas statuer par voie d'affirmation d'ordre général ; qu'en jugeant pourtant que « les cartels entraînent généralement une hausse des prix ou empêchent une baisse des prix qui se serait produite si l'entente n'avait pas existé », de sorte que l'existence du préjudice de la société Doux aliments résultait de « la pratique elle-même », la cour d'appel, qui a statué par une affirmation d'ordre général, a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

3°) que le juge ne peut pas dénaturer les écrits qui lui sont soumis ; que les cotes 001800, 001802 et 001808 se rapportaient à une unique augmentation de prix décidée par la société Tessenderlo dans le cadre de l'entente au mois de novembre 2000 et applicable à compter de l'année 2001 ; qu'en jugeant pourtant que de telles pièces permettaient de montrer que les parties avaient « à plusieurs reprises » convenu d'augmenter les prix à l'égard de la société Doux aliments, et encore qu'elles permettaient d'établir des augmentations de prix de 10 % à l'égard de la société Doux aliments « certaines années », la cour d'appel les a dénaturées, en violation de l'interdiction faite au juge de dénaturer l'écrit qui lui est soumis ;

4°) que la contradiction de motifs constitue un défaut de motifs ; que la cour d'appel, pour relever l'existence d'indices permettant de caractériser le préjudice de la société Doux aliments, a estimé que les pièces produites par cette société permettaient de démontrer une « augmentation des prix à son égard » ; qu'en statuant ainsi, tout en relevant par ailleurs que les factures produites par la société Doux aliments montraient « une stabilisation des prix durant l'entente », la cour d'appel, qui s'est contredite en retenant tantôt que les prix avaient augmenté, tantôt qu'ils avaient stagné, a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

5°) que le défaut de réponse à conclusions constitue un défaut de motifs ; que dans leurs conclusions, les sociétés Timab et CFPR soulignaient que la société Doux aliments ne rapportait pas la preuve, qui lui incombait, de ce que les producteurs extérieurs à l'entente avaient pratiqué des prix inférieurs, de sorte qu'elle ne rapportait pas la preuve de ce qu'elle avait payé, du fait de l'entente, des prix supérieurs à ceux du marché ; qu'en retenant que la société Doux aliments avait subi un préjudice du fait de l'entente sans répondre à ce moyen, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

6°) que le défaut de réponse à conclusions constitue un défaut de motifs ; que dans leurs conclusions, les sociétés Timab et CFPR soulignaient que la société Doux aliments ne rapportait pas la preuve de ce qu'elle s'était abstenue de répercuter un éventuel surcoût des produits sur ses propres clients ; qu'en retenant que la société Doux aliments avait subi un préjudice du fait de l'entente sans répondre à ce moyen, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

11. Après avoir énoncé que la faute civile découlant de la pratique anticoncurrentielle n'étant pas contestée, il convenait d'examiner si la société Doux démontrait un préjudice en lien de causalité avec cette faute, l'arrêt relève que cette société verse aux débats des pièces du dossier de la Commission européenne qui établissent qu'au cours d'une réunion du cartel, il a été décidé que la société Timab lui appliquerait une hausse de 150 francs et qu'au mois de novembre 2000, il a été prévu que le prix consenti à celle-ci passerait de 1 620 à 1 800 francs, ce dont il déduit que la société Doux démontre que les parties sont, à plusieurs reprises, convenues d'augmenter les prix à son égard. L'arrêt relève ensuite que, même si le surprix n'est pas établi par la victime au titre de chacune des années du cartel, son existence résulte de la pratique elle-même et des indices versés aux débats par la société Doux, démontrant à tout le moins la décision des membres du cartel d'augmenter les prix à son égard de 10 % certaines années et retient que le lien de causalité est suffisamment établi.

12. Ayant ainsi, par ces énonciations, constatations et appréciations, fait ressortir qu'il résultait des pièces du dossier que certaines des parties à l'entente avaient ensemble décidé une augmentation tarifaire spécifique et ciblée concernant la société Doux, de sorte que celle-ci, qui s'est vu appliquer un prix à la hausse ne résultant pas du libre jeu de la concurrence entre les entreprises fournisseurs de phosphate, a subi de ce fait un préjudice, c'est sans se contredire ni avoir à répondre aux moyens inopérants invoqués par les cinquième et sixième branches, relatifs à l'étendue du préjudice et non son existence, que la cour d'appel, abstraction faite de la considération d'ordre général, mais surabondante, critiquée par la deuxième branche, a pu retenir que les pratiques sanctionnées par la Commission européenne, invoquées par la société Doux, lui avaient causé un préjudice certain, sans qu'importe que l'augmentation des prix ait été unique ou répétée et que les pièces produites aient pu, sur ce dernier point, être dénaturées.

13. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

14. Les sociétés Timab et CFPR font le même grief à l'arrêt, alors « qu'en aucun cas une mesure d'instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence d'une partie dans l'administration de la preuve ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a relevé que la société Doux, sur laquelle pesait la charge de la preuve de son préjudice, non seulement avait produit des factures qui ne montraient aucune surfacturation, mais encore s'était abstenue de proposer le moindre scénario contrefactuel reflétant le niveau de prix qui aurait prévalu en l'absence d'entente ; qu'en ordonnant pourtant, après avoir constaté la carence totale de la société Doux dans l'administration de la preuve de l'étendue de son préjudice, une expertise afin d'évaluer ce préjudice, la cour d'appel a violé l'article 146, alinéa 2, du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

15. Ayant relevé que les factures produites par la société Doux, qui montraient une stabilisation des prix durant l'entente, ne rapportaient pas la preuve de l'étendue des surfacturations, en l'absence de scénario contrefactuel reflétant le niveau de prix qui aurait prévalu en l'absence d'entente, et que les éléments dont elle disposait étaient insuffisants pour chiffrer les éléments composant le préjudice, dont elle avait constaté l'existence et le lien de causalité avec les pratiques commises par les sociétés Timab et CFPR, la cour d'appel a pu décider qu'il y avait lieu d'ordonner une expertise.

16. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.