CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 15 avril 2021, n° 18/15899
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Gervais Transports (SAS)
Défendeur :
Société Hasbro European Trading BV (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Prigent
Conseillers :
Mme Soudry, Mme Le Cotty
FAITS ET PROCÉDURE :
La société Gervais Transports exerce une activité de transports routiers. La société Hasbro European Trading BV est une société de droit néerlandais, filiale du groupe Hasbro, qui fabrique et commercialise des jeux et jouets.
La société Gervais Transports a effectué des prestations pour le groupe Hasbro sur le territoire français à partir de l'année 1996.
Le 22 août 2016, à l'issue d'une procédure d'appel d'offres, le groupe Hasbro a fait savoir à la société Gervais Transports qu'elle n'était pas retenue et lui a notifié l'arrêt de sa collaboration.
Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 12 septembre 2016, la société Gervais Transports a contesté cette rupture, qu'elle a qualifiée d'abusive, réclamant une indemnité correspondant au préjudice subi.
Face au refus de toute indemnisation de la société Hasbro European Trading BV, elle l'a assignée, le 24 février 2017, devant le tribunal de commerce de Lyon afin de la voir condamner à lui verser la somme de 500 000 euros pour rupture brutale des relations commerciales établies.
Par jugement du 22 mai 2018, le tribunal de commerce de Lyon a :
- jugé que les conditions fixées par l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce n'étaient pas réunies ;
- débouté en conséquence la société Gervais Transports de l'ensemble de ses demandes ;
- condamné la société Gervais Transports au paiement de la somme de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens de l'instance.
Par déclaration du 26 juin 2018, la société Gervais Transports a interjeté appel de ce jugement.
Par arrêt du 16 mai 2019, statuant sur référé d'une ordonnance du conseiller de la mise en état, la cour d'appel a déclaré cet appel recevable.
Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 5 janvier 2021, la société Gervais Transports demande à la cour de :
Infirmant le jugement entrepris,
- débouter la société Hasbro European Trading BV de l'ensemble de ses demandes ;
- la condamner à lui payer la somme de 500 000 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation ;
Subsidiairement,
- condamner la société Hasbro European Trading BV à lui payer à la somme de 211 679,20 euros, avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation ;
En toute hypothèse,
- condamner la société Hasbro European Trading BV à lui payer la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- la condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel distraits au profit de la SELARL G. & Associés - Maître Michel G., avocat.
Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 14 décembre 2020, la société Hasbro European Trading BV demande à la cour de :
- confirmer le jugement du tribunal de commerce de Lyon du 22 mai 2018 ;
- débouter la société Gervais Transports de l'ensemble de ses demandes ;
En tout état de cause,
- condamner la société Gervais Transports à lui payer la somme de 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- la condamner aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SELARL Lexavoué Paris-Versailles.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 7 janvier 2021.
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
Sur ce,
Sur la demande principale au titre de la rupture brutale des relations commerciales
Aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, dans sa rédaction applicable à la cause, « engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : […] 5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels […] ».
La relation commerciale établie doit présenter un caractère suffisamment prolongé, significatif et stable entre les parties permettant à la victime de la rupture d'anticiper légitimement et raisonnablement pour l'avenir la persistance d'un flux d'affaires avec son partenaire commercial.
La société Gervais Transports soutient que la relation commerciale a duré vingt ans, de 1996 à 2016, que le chiffre d'affaires réalisé avec le groupe Hasbro s'est élevé, au total, à la somme de 15 968 738,31 euros, soit 798 436,92 euros par an, et que la relation commerciale entre les parties était établie, nonobstant le recours à des appels d'offres à compter de 2010 et le changement d'entité intervenue au sein du groupe Hasbro entre la société Hasbro France et la société Hasbro European Trading. Elle fait en particulier valoir que la multiplication d'appels d'offres qui, systématiquement, aboutissaient au renouvellement de son contrat (aux côtés d'autres prestataires sur le plan national) l'autorisait à anticiper chaque année la poursuite des relations commerciales.
La société Hasbro European Trading BV soutient, d'une part, que la relation commerciale était précaire en raison du recours systématique aux appels d'offres depuis 2003, d'autre part, que la relation entre les parties n'a commencé qu'en 2010 puisqu'auparavant, le partenaire commercial de la société Gervais Transports était la société Hasbro France.
Il résulte des pièces versées aux débats, et notamment des contrats signés par les parties, que la société Gervais Transports a traité avec la société Hasbro France jusqu'en 2012, puis avec la société Hasbro European Trading BV à compter de 2013.
La circonstance que la relation commerciale se soit poursuivie avec deux personnes morales distinctes est cependant indifférente dès lors que la seconde a poursuivi la relation initialement nouée avec la première, ce qui n'est pas contesté en l'espèce.
En revanche, le recours régulier à des appels d'offres est de nature à conférer à la relation commerciale, quelle que soit sa durée, une précarité exclusive de toute rupture brutale.
Au cas présent, il est établi par les pièces produites que, jusqu'en 2010, les relations entre les parties ont été fixées par des contrats de transport d'une durée déterminée, courant du 1er juin au 30 juin de l'année suivante, déterminant notamment la zone d'intervention de la société Gervais Transports et le prix des prestations.
Mais, à partir de 2010, et y compris pour l'année 2015, la société Hasbro France a mis en œuvre une procédure d'appel d'offres annuelle, à laquelle la société Gervais Transports a systématiquement participé.
La société Hasbro European Trading BV soutient que ces appels d'offres ont commencé en 2003 mais ne le démontre pas, se bornant à produire l'attestation de son ancien directeur logistique, M. L., qui indique seulement avoir participé, depuis 2003, « à l'organisation des appels d'offres auprès des entreprises de transports pour Hasbro France », sans plus de précisions, et sans justifier du moindre appel d'offres au cours des années 2003-2010.
L'existence d'appels d'offres annuels à compter de 2010 n'est toutefois pas contestée par la société Gervais Transports et est de surcroît confirmée par les pièces versées aux débats par l'intimée, notamment les échanges entre les parties y faisant référence, ainsi que le tableau de résultat d'appel d'offres pour 2010.
Cette procédure a modifié la nature des relations entre elles en les précarisant. Si, à l'issue de ces appels d'offres, la société Gervais Transports a vu sa collaboration constamment reconduite jusqu'en 2016, il n'en demeure pas moins que l'existence même de ces appels d'offres a généré chaque année un aléa, qui ne lui permettait pas d'avoir une croyance légitime dans sa pérennité.
La circonstance que la relation se soit poursuivie ponctuellement entre les parties, pour les seules prestations de messagerie, en juillet et août 2016, est également sans incidence sur la précarité de cette relation commerciale.
De même, la circonstance que l'appel d'offres de 2016 ait été lancé par la société de droit suisse Hasbro SA, par l'intermédiaire du cabinet Accenture, et qu'il n'ait pas eu le même objet que les précédents appels d'offres lancés par la société Hasbro European Trading BV, n'est pas de nature à remettre en cause l'appréciation de la stabilité ou de la précarité de la relation entre les parties. En effet, en mars 2016, la société Gervais Transports, par l'intermédiaire de son dirigeant, a accepté les conditions générales de cet appel d'offres. Elle était ainsi consciente de la possibilité de perdre celui-ci.
En conséquence, le fait qu'elle n'ait pas été retenue à la suite de l'appel d'offres de mars 2016, pour les prestations de transport, et de l'appel d'offres de juillet 2016, pour la partie messagerie, ne caractérise pas la rupture brutale d'une relation commerciale établie entre les deux sociétés. C'est dès lors sans engager sa responsabilité que la société Hasbro a mis fin à leur collaboration par un courriel du 22 août 2016 pour des raisons de « compétitivité tarifaire ».
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de la société Gervais Transports au titre de la rupture brutale de la relation commerciale.
Sur les demandes accessoires
La société Gervais Transports, partie perdante, sera tenue aux dépens d'appel et condamnée à payer à la société Hasbro European Trading BV la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Statuant publiquement et contradictoirement,
CONFIRME en toutes ses dispositions le jugement entrepris,
CONDAMNE la société Gervais Transports aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de la SELARL Lexavoué Paris-Versailles,
LA CONDAMNE à payer à la société Hasbro European Trading BV la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.