CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 15 avril 2021, n° 18/27963
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Alizair France (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Prigent
Conseillers :
Mme Soudry, Mme Lignieres
Avocat :
Selarl BDL Avocats
FAITS ET PROCÉDURE :
La société Alizair France est une entreprise de transport routier de fret interurbain exerçant son activité sous l'enseigne « Transports Alizair ».
La société la Palette Rouge est spécialisée dans la location, la gestion et la maintenance de palettes en France et en Europe.
La société Alizair France réalisait des prestations de services de transport pour la société la Palette Rouge depuis plusieurs années, par l'intermédiaire de contrats signés soit par Alizair France, soit par Alizair Logistique. Les derniers contrats ont été signés le 2 février 2014 entre la société Alizair Logistique et la société la Palette Rouge et le 10 mars 2014 entre Alizair France et la société la Palette Rouge.
Par courrier du 25 octobre 2016, la société la Palette Rouge, a rompu le contrat en accordant à la société Alizair France le préavis contractuel de trois mois, soit au 31 janvier 2017.
Par acte d'huissier de justice du 29 août 2017, estimant la rupture abusive, la société Alizair France a assigné la société la Palette Rouge devant le tribunal de commerce de Bordeaux afin d'obtenir une indemnité pour la rupture brutale des relations commerciales établies.
La société Alizair France a été placée depuis la rupture en procédure de liquidation judiciaire.
Par jugement du 28 septembre 2018, le tribunal de commerce de Bordeaux a :
- débouté la SARL Alizair France de l'ensemble de ses demandes,
- condamné la SARL Alizair France à payer au Trésor Public la somme de 2 000 euros à titre d'amende civile,
- condamné la SARL Alizair France à payer à la SASU LPR La Palette Rouge la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la SARL Alizair France aux entiers dépens.
Par déclaration du 13 décembre 2018, la société Alizair France a interjeté appel de ce jugement.
Par ordonnance du 5 septembre 2019, saisi par la société LPR La Palette Rouge d'une demande afin de prononcer l'irrecevabilité de l'appel formé par la société Alizair France, le conseiller de la mise en état a déclaré recevable l'appel interjeté.
Par conclusions notifiées par le RPVA le 23 novembre 2020, la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France et la société Alizair France demandent à la cour de :
Vu les dispositions de l'article L.441-6-I-2° et L.442-6-5 du code de commerce,
Vu les dispositions de l'article D.442-3 du code de commerce,
Vu la jurisprudence citée et les pièces visées,
- recevoir la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France en son intervention volontaire,
- réformer le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux en date du 26 septembre 2018,
- dire et juger qu'il existait une relation contractuelle établie entre la société la Palette Rouge et la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France depuis à minima juillet 2007,
- dire et juger que cette relation commerciale a été brutalement rompue par la société la Palette Rouge,
- dire et juger que le préavis de trois mois, imposé par la société la Palette Rouge, était insuffisant,
- dire et juger qu'un préavis d'un an aurait été nécessaire,
Et par conséquent,
- condamner la société la Palette Rouge au paiement d'une somme de 390 471 euros, correspondant à la marge opérationnelle que la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France aurait dû faire pendant l'année de préavis,
- débouter la société la Palette Rouge de ses demandes incidentes,
A titre subsidiaire,
- dire et juger qu'il existait une relation contractuelle établie entr la société la Palette Rouge et la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France,
- dire et juger que cette relation commerciale a été brutalement rompue par la SAS LPR,
- dire et juger que le préavis de trois mois n'a pas été respecté,
Et par conséquent,
- condamner la société la Palette Rouge au paiement d'une somme 97 617,75 euros, correspondant à la marge opérationnelle que la société Alizair France aurait dû faire pendant les trois mois de préavis,
En tout état de cause,
- condamner la société la Palette Rouge aux entiers dépens, ainsi qu'au règlement de la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions notifiées par le RPVA le 21 mai 2019, la société La Palette Rouge demande à la cour de :
- rejetant toutes conclusions contraires comme étant injustes ou en tout cas mal fondées,
- confirmer dans toutes ces dispositions le jugement entrepris,
- y ajoutant condamner la société Alizair au règlement d'une indemnité de 10 000 euros pour procédure abusive outre 5 000 euros au visa des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 3 décembre 2020
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur l'intervention volontaire de la société Transports Éric R.
Il est versé aux débats un extrait Kbis de la société Alizair France en date du 22 novembre 2020 justifiant que par décision de l'associé unique en date du 30 octobre 2020, il a été décidé de la dissolution et de la transmission universelle du patrimoine de la société Alizair à l'associé unique Transport Éric R. sans qu'il y ait lieu à liquidation. La société Éric R. Transports justifie ainsi qu'elle vient aux droits de la société Alizair et que son intervention volontaire à la procédure doit être déclarée recevable.
Sur la rupture brutale de la relation établie
Les appelantes font valoir que la relation a commencé en 2005 et est établie depuis 2007 par le chiffre d'affaires récapitulé dans un tableau certifié conforme, qu'elle a donc duré une dizaine d'années et pas seulement 36 mois comme le prétend l'intimée. Elles considèrent que la relation avait une certaine fréquence puisqu'elle était quotidienne. Elles ajoutent qu'elles avaient un lien de dépendance avec la société La Palette Rouge qui représentait plus de 20% de son chiffre d'affaires. Elles ajoutent que la brutalité de la rupture est caractérisée par le préavis insuffisant de trois mois accordés par la société La Palette Rouge, rupture qui n'était pas prévisible puisque cette dernière avait dernièrement félicité la société Alizair France pour ses prestations et que le préavis aurait dû être de 12 mois, la relation commerciale ayant duré plus de 12 ans.
La société La Palette Rouge répond que la durée du préavis alloué de trois mois était suffisante pour une relation ayant duré 36 mois et conforme aux stipulations contractuelles. Elle soutient que la participation à l'appel d'offres lancé après la rupture du contrat par la société Alizair démontre que le terme mis au contrat a été accepté par elle et qu'elle acceptait de concourir avec des sociétés concurrentes pour les prestations à venir. Elle souligne enfin que l'appelante ne procède que par affirmations et ne rapporte pas la preuve de ses allégations et de son préjudice.
Sur ce,
L'article L.442-6, I, 5° du code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.
Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.
Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.
Les appelantes versent aux débats un tableau récapitulant la part du chiffre réalisé par la société Alizair France avec la société La Palette Rouge depuis le mois de juillet 2007 ; ce tableau est certifié conforme par l'expert-comptable de la société Alizair France le 14 août 2019. Ce tableau est corroboré par des pièces comptables notamment des extraits des grands livres des comptes pour chaque exercice ainsi que le journal des ventes avec le récapitulatif de l'intégralité des factures émises par la société Alizair France pour la société La Palette Rouge.
Il est en conséquence établi que les sociétés entretiennent des relations bien antérieures au contrat signé en 2014.
Les parties entretiennent des relations commerciales établies depuis l'année 2007. Il est justifié d'un chiffre d'affaires cumulé de 7 401 787 euros entre ces deux sociétés pour un chiffre d'affaires total de la société Alizair France d'un montant de 39 458 770 euros entre 2007 et 2017 soit un pourcentage de 18,76 % de l'activité de celle-ci. Pour l'exercice 2014 - 2015, ce pourcentage s'est élevé à 26,09 % et pour l'exercice 2015-2016 à 27,42 %.
Le 25 octobre 2016, la société La Palette Rouge a adressé à la société Alizair France un courrier recommandé avec avis de réception dénonçant le contrat conclu pour une durée de 36 mois, en indiquant qu'il prendrait fin le 31 janvier 2017 sans autre préavis ni formalité. La société La Palette Rouge précisait qu'elle allait lancer un appel d'offres et que la société Alizair France serait invitée à y participer.
En résiliant le contrat, la société La Palette Rouge mettait fin à la relation commerciale avec la société Alizair France en lui accordant un préavis de trois mois prévus contractuellement.
Si le chiffre d'affaires réalisé entre les deux sociétés était important, la société Alizair France n'était pas en état de dépendance puisque la part d'activité moyenne effectuée avec la société La Palette Rouge s'élevait à 18,76 % de son chiffre d'affaire total et n'a pas dépassé 27,42 % durant le meilleur exercice.
Eu égard à la durée de la relation commerciale et au volume d'affaires réalisé, le préavis accordé est cependant insuffisant, la société Alizair France pouvant prétendre à un préavis d'une durée de six mois afin de disposer du temps nécessaire pour réorganiser son activité et trouver de nouveaux marchés.
Sur le préjudice subi par la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair
Les sociétés appelantes réclament le versement de la somme de 390 471 euros au titre de la rupture, le chiffre d'affaires moyen avec la société La Palette Rouge étant de 900 000 euros par an et la marge opérationnelle réalisée entre 2015 et 2016 étant de 390 471 euros.
A titre subsidiaire, si la cour considérait le préavis de trois mois comme suffisant, les sociétés appelantes font valoir que la société La Palette Rouge n'a en tout état de cause pas respecté le préavis qu'elle avait imposé et a donc violé son obligation de loyauté dans l'exécution du préavis puisqu'elle a diminué de façon drastique les commandes à compter de l'annonce de la rupture et du nouvel appel d'offres, ayant pour effet une diminution conséquente du chiffre d'affaires. A ce titre, elle réclame à titre subsidiaire le paiement de la somme de 97 617,75 euros correspondant à la marge opérationnelle qui aurait dû être réalisée pendant les trois mois de préavis.
La société La Palette Rouge répond que la société Alizair n'apporte pas la preuve de son préjudice. S'agissant de l'exécution du préavis, la société La Palette Rouge fait valoir que la baisse de commande avec la société Alizair France est liée à la baisse de production de la société Alizair Logistique, alors en redressement judiciaire au moment de la rupture, de sorte que la société La Palette Rouge a été contrainte de délocaliser le traitement des palettes et d'avoir recours à d'autres transporteurs.
Sur ce,
Il convient de rappeler que l'on ne peut obtenir réparation que du préjudice entraîné par le caractère brutal de la rupture et non du préjudice découlant de la rupture elle-même.
La société Alizair France a bénéficié de trois mois de préavis ; durant cette période, la société La Palette Rouge devait assurer à sa cocontractante le même volume d'activité pour que le préavis soit effectif. La société La Palette Rouge verse aux débats un tableau qu'elle a établi elle-même et intitulé « tableau traduisant la baisse significative de l'activité de tri et réparation à partir d'octobre 2016 » afin de justifier de la baisse d'activité à compter d'octobre 2016 de la société Alizair Logistique, autre société liée par un contrat d'entreprise.
Cette société qui a connu des difficultés serait à l'origine de la diminution d'activité entre la société la Palette Rouge et la société Alizair France.
Cependant, ce tableau qui n'est corroboré par aucun document ni attestation comptable, n'est pas suffisant pour rapporter la preuve de cette diminution de chiffre d'affaires durant l'exécution du préavis.
De plus, la société La Palette Rouge justifie que par courriel du 24 janvier 2017, elle a proposé à la société Alizair France de poursuivre son activité jusqu'au 10 mars 2017 ce que celle-ci a accepté.
Le préavis à prendre en compte est celui qui a été notifié lors de la résiliation du contrat. Si la société Alizair France a accepté d'effectuer des missions durant un mois supplémentaire, elle en a été avisée une semaine avant la fin du préavis ce qui ne peut donc caractériser une prolongation de celui-ci dans un délai raisonnable.
Pour fixer le préjudice matériel subi par la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France du fait du défaut de préavis à hauteur du gain manqué sur 6 mois tiré de sa relation d'affaires avec la société La Palette Rouge, il y a lieu de prendre en compte les trois derniers chiffres d'affaires réalisés durant les années complètes et représentatives de l'activité de la société Alizair France soit les exercices du 1er juillet 2013 au 30 juin 2016 :
Exercice 2013-2014 : 802 767€
Exercice 2014-2015 : 1 126 075€
Exercice 2015-2016 : 1 126 055€
Chiffre d'affaires annuel moyen : 1 018 299 €
Les sociétés appelantes versent aux débats une attestation d'un expert-comptable en date du 18 juillet 2017 établissant que la marge opérationnelle réalisée par la société Alizair France issue de son activité auprès de la société La Palette Rouge pour la période du 1 octobre 2015 au 30 septembre 2016 s'élève à la somme de 390 471 euros. Il résulte du tableau récapitulant le chiffre d'affaires effectué par la société Alizair France que sur cette période, ce dernier s'est élevé à 1 126 055 euros soit une marge pouvant être fixée à 35 %.
Il sera appliqué une marge de 35 % sur le chiffre d'affaires moyen réalisé :
1 018 299€ X 35% = 356 404,65€ /12 = 29 700 € (marge mensuelle)
Sur l'exercice du 1er juillet 2016 au 31 décembre 2017, le chiffre d'affaires réalisé par la société Alizair France auprès de la société La Palette Rouge s'est élevé à la somme de 548 431 euros pour une période de 18 mois soit un chiffre d'affaires mensuel de 30 468 euros et une marge de 35 % soit 10 663,80 euros. Or, il a été précisé que la société Alizair France devait pouvoir bénéficier d'une marge mensuelle de 29 700 euros durant son préavis. En conséquence, pour les trois premiers mois de préavis accordés, il sera déduit de cette somme pour chaque mois celle de 10 663,80 euros correspondant à la marge mensuelle réalisée.
Le préjudice de la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France sera ainsi calculé :
29 700 € -10 663,80 € = 19 036,20 € X 3 (trois premiers mois de préavis) = 57 108,60 € correspondant à la perte subie durant les trois premiers mois de préavis ; pour les trois mois suivants, il sera alloué à la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France la somme de 29 700 € X3 = 89 100 € soit au total : 146 208,60 €.
En réparation du préjudice subi résultant de l'insuffisance du préavis accordé lors de la rupture de la relation commerciale, la société La Palette Rouge devra verser à la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France la somme de 146 208,60 euros.
Sur la demande de la société La Palette Rouge de dommages-intérêts au titre de la procédure abusive
La demande de la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France ayant été déclarée fondée, la société La Palette Rouge sera déboutée de sa demande de dommages-intérêts sur le fondement de la procédure abusive.
Sur les demandes accessoires
La société La Palette Rouge sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel et versera à la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et sera déboutée de sa demande de ce chef.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Statuant publiquement et contradictoirement,
DÉCLARE la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France recevable en son intervention volontaire,
INFIRME le jugement en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau,
DIT que la société L.P.R.-La Palette Rouge, lors de la résiliation de la relation commerciale, aurait dû accorder à la société Alizair France un préavis d'une durée de six mois,
CONDAMNE la société L.P.R.- La Palette Rouge à payer à la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France la somme de 146 208,60 euros au titre du gain manqué résultant de l'insuffisance du préavis accordé lors de la rupture de la relation commerciale,
DÉBOUTE la société La Palette Rouge de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive,
CONDAMNE la société La Palette Rouge à payer à la société Transports Éric R. venant aux droits de la société Alizair France la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
REJETTE toute autre demande,
CONDAMNE la société La Palette Rouge aux dépens de la procédure de première instance et d'appel.