CA Rouen, ch. civ. et com., 15 avril 2021, n° 20/03170
ROUEN
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Magidis (SARL)
Défendeur :
Carrefour Proximité France (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brylinski
Conseillers :
Mme Mantion, M. Chazalette
Avocats :
Me Enault, Me Thill, Me Mosquet, Me Dumur
FAITS ET PROCÉDURE
La société Carrefour Proximité France (ci-après CPF) anime des réseaux de franchise de magasins de distribution alimentaire sous plusieurs enseignes et notamment Carrefour City, Carrefour contact et Carrefour Express.
La société Magidis, dont le siège social est situé ..., a été constituée le 13 août 2003 entre M. D E, son épouse Mme H E née A et la société Selima, l'objet de la société étant l'acquisition et l'exploitation d'un fonds de commerce initialement sous l'enseigne Shopi.
Le 29 septembre 2010, la société Magidis et la société CPF ont signé un contrat de franchise pour une durée de 7 ans permettant au franchisé d'exploiter son fonds de commerce sous la marque Carrefour Contact. A cette même date, la société Magidis a signé un contrat d'approvisionnement avec la société CSF France, filiale du groupe Carrefour, pour une même durée de 7 ans. Ces contrats étaient tacitement renouvelables pour une durée de 7 ans à défaut de dénonciation intervenue un an avant l'échéance desdits contrats.
Se plaignant d'une action concertée de plusieurs de ses franchisés dont la société Magidis, prenant la forme de l'envoi de lettres dénonçant les conditions de leurs relations commerciales, la société CPF a saisi le président du tribunal de commerce de Bernay sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, en vue de la désignation d'un huissier de justice chargé de se rendre au siège de la société Magidis assisté en tant que de besoin d'un informaticien et/ou expert informatique aux fins de se faire communiquer et/ou chercher et identifier le nom ou la dénomination informatique quel qu'en soi le format ou la version des projets de courriers ou courriers joints à la requête depuis le 1er juin 2019 jusqu'au jour du constat.
Par ordonnance du 12 novembre 2019, le président du tribunal de commerce de Bernay a fait droit à la requête et désigné la SCP HDJ 27 pour procéder au constat l'autorisant notamment à se faire communiquer et/ou rechercher tout document (photocopie, impression ou sauvegarde informatique) et toute correspondance, notamment électronique supprimé ou non quel qu'en soit le support ayant pour auteur ou destinataire la société Magidis ou son gérant D E et l'un des mots clefs suivants (en minuscules ou en majuscules, séparément ou combinés) « déplorables et déconnectés » ; « attitude impériale » ; « chèque en blanc » ; « vache à lait » ; « vaches à lait » ; « C B » ; « gagnant perdant » ; « destructeur » ; « tempête » ; « minable » ; « savoir détruire » ; « F X » ; « usine à gaz » ; « J » ; « Z » ; « Y » ; « K » ; « I ».
Le 19 novembre 2019, l'huissier s'est rendu au siège de la société Magidis et, conformément à l'ordonnance, a placé sous séquestre l'ensemble des documents saisis.
Le 11 décembre 2019, la société CPF a saisi en référé le président du tribunal de commerce de Bernay pour demander la levée du séquestre.
Par assignation en référé en date du 4 décembre 2019, la société Magidis avait également saisi le président du tribunal de commerce en vue de voir rétracter l'ordonnance du 12 novembre 2019.
Par ordonnance de référé contradictoire du 24 septembre 2020, le président du tribunal de commerce de Bernay a :
- au principal, renvoyé les parties à mieux se pourvoir,
- joint les instances correspondant à la demande de rétractation de l'ordonnance du 12 novembre 2019 et à la demande de levée du séquestre suite à l'ordonnance du 12 novembre 2019,
- rejeté la demande de sursis à statuer formulée par la société Magidis,
- dit n'y avoir lieu à rétractation de l'ordonnance rendue par le président du tribunal de commerce de Bernay en date du 12 novembre 2019,
- ordonné la levée du séquestre des éléments recueillis dans le cadre des mesures d'exécution diligentées le 19 novembre 2019, en application de l'ordonnance rendue par le président du tribunal de commerce de Bernay le 12 novembre 2019,
- ordonné par conséquent la remise par l'huissier instrumentaire à la société CPF et à la société Magidis d'une copie de l'ensemble de ces documents,
- rejeté la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive formulée par la société Magidis,
- débouté les parties de leurs autres ou plus amples demandes,
- rappelé que l'exécution provisoire est de droit,
- condamné la société Magidis aux dépens et à payer à la société CPF la somme de 2 500 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
La société Magidis a formé appel de cette ordonnance, par déclaration reçue le 6 octobre 2020 au greffe de la cour.
Aux termes de ses dernières écritures en date du 28 décembre 2020, auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé des moyens développés, la société Magidis demande à la cour de :
- débouter la société CPF de toutes ses demandes,
- dire et juger irrecevable la production à titre de preuve du PV de constat établi en exécution d'une ordonnance attaquée en rétractation,
- ordonner en conséquence que le PV de constat du 19 novembre 2019 soit écarté des débats,
- rétracter l'ordonnance prononcée par le Président du tribunal de commerce de Bernay le 12 novembre 2019 avec toutes suites et conséquences de droit notamment l'annulation des mesures de saisies exécutées et la cancellation des pièces saisies,
- condamner la société CPF à verser à la société Magidis une indemnité de 50 000 € à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et injustifiée,
- condamner la société CPF à verser à la société Magidis une indemnité qu'il n'apparaît pas inéquitable de fixer à 10 000 € au titre des frais irrépétibles,
- la condamner aux entiers dépens.
La société CPF, intimée, aux termes de ses dernières écritures en date du 27 novembre 2020 auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé des moyens développés, demande à la cour, au visa des articles 145 du code de procédure civile, 493 et 496 du code de procédure civile, 74 et 875 du code de procédure civile, de :
- débouter la société Magidis de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
En conséquence :
- confirmer l'ordonnance du Président du Tribunal de commerce de Magidis du 24 septembre 2020 en toutes ses dispositions,
- condamner la société Magidis à verser à la société CPF la somme de 10 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société Magidis aux entiers dépens.
DISCUSSION
L'article 145 du code de procédure civile prévoit que :
« S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. »
L'article 875 du code de procédure civile, applicable au tribunal de commerce dispose que :
« Le président peut ordonner sur requête, dans les limites de la compétence du tribunal, toutes mesures urgentes lorsque les circonstances exigent qu'elles ne soient pas prises contradictoirement. »
Le juge de la rétractation doit apprécier les mérites de la requête au vu des éléments de preuve produits en se plaçant au jour où il statue sans toutefois se fonder sur les éléments obtenus par recours à la mesure d'instruction contestée.
La société Magidis indique que l'ordonnance dont appel a été obtenue par suite de la violation par la société CPF de l'article 9 du code de procédure civile, celle-ci ayant produit au président du tribunal de commerce le procès-verbal de constat obtenu avec son autorisation, ce fait résultant des termes même de l'ordonnance dont appel.
Si l'ordonnance mentionne le procès-verbal de séquestre, cette formalité étant prescrite par l'article R. 153-1 du code de commerce, le seul fait d'y faire référence ne suffit pas à remettre en cause la décision frappée d'appel, le rejet des débats du procès-verbal ne peut être ordonné dans la mesure où il n'est pas produit devant la cour.
La requête de la société CPF saisissant le président du tribunal de commerce sur le fondement des textes précités indique que depuis juillet 2019, elle a été destinataire d'une vague importante de courriers (plus de 100 courriers au jour de la requête) rédigés dans des terme identiques de la part de plusieurs de ses franchisés, lettre destinées à l'attention de plusieurs de ses représentants de la région Nord, l'ampleur de ces faits et les similitudes du contenu de ces courriers démontrant l'existence d'une action concertée ayant pour but de déstabiliser la requérante au profit d'un tiers animateur du mouvement, vraisemblablement un concurrent.
Elle a joint à sa requête les courriers adressés par M. E qui reprennent effectivement les termes employés par plusieurs franchisés se plaignant des conditions tarifaires et commerciales régissant leurs relations telles qu'elles leurs ont été présentées et appliquées à la suite de l'adoption de la loi EGAlim (loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le domaine agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable et accessible à tous).
Pour justifier le recours à une procédure non contradictoire, la société CPF souligne l'emploi des termes identiques dans ces courriers caractérisant une action concertée de certains de ses franchisés dont la société Magidis, l'agressivité des propos tenus à son égard faisant redouter une « action concertée violente », ce que dénonce la société Magidis qui rappelle que les franchisés restent des professionnels dont la communauté d'intérêts peut justifier une action commune qui ne constitue pas en elle-même une atteinte aux droits de la société CPF.
La société CPF ne conteste pas sur ce point le fait que l'action concertée des franchisés sur des sujets qui les inquiètent par rapport au franchiseur et à leur fournisseur commun, ne suffit pas à caractériser le motif légitime justifiant de recourir à une mesure d'instruction non contradictoire sauf à remettre en cause les unions formelles ou informelles de professionnels relativement à la défense de leurs intérêts.
En outre, le motif légitime à recourir à une mesure non contradictoire ne peut se fonder sur la crainte d'une action violente telle qu'invoquée dans la requête, qui ne se déduit pas naturellement de l'envoi de lettres signées par les titulaires de contrats de franchise parfaitement identifiables et ce nonobstant les propos qui y sont tenus.
Par ailleurs, le fait que des informations soient contenues sur des supports informatiques n'est pas suffisant dans ce cas alors que la société CPF a conservé les courriers qu'elle a produits au soutien de sa requête.
Enfin, la société CPF ne caractérise pas plus le risque de faits de concurrence déloyale de la part d'un tiers concurrent qui est évoqué comme une simple hypothèse alors que les parties concernées par la mesure d'instruction in futurum sont liées par un contrat de franchise dont la mise en œuvre régit les relations notamment en cas de rupture à l'initiative du franchisé.
Enfin, la société CPF ne contestant pas avoir des participations au sein de la société Magidis via la société Selima, le recours à une mesure non contradictoire n'était pas justifié dans ce contexte, de telle sorte qu'il y a lieu de rétracter l'ordonnance du tribunal de commerce de Bernay en date du 12 novembre 2019, la décision entreprise étant réformée en toutes ses dispositions avec pour conséquence la nullité du procès-verbal de constat établi en date du 19 novembre 2019.
Le seul fait que la requête de la CPF soit finalement déclarée mal fondée en cause d'appel ne suffit pas à qualifier son comportement procédural d'abusif, la société Magidis sera déboutée de sa demande en paiement de dommages et intérêts.
La société CPF qui succombe sera tenue en tous les dépens et sera condamnée à payer à la société Magidis la somme de 5 000 € au titre des frais irrépétibles qu'elle a exposés non compris dans les dépens.
PAR CES MOTIFS,
La cour, statuant par décision rendue contradictoirement,
Réforme l'ordonnance entreprise ;
Statuant à nouveau,
Rétracte l'ordonnance sur requête du 12 novembre 2019 ;
Annule en conséquence tous les actes d'exécution de cette ordonnance et notamment le procès-verbal de constat en date du 19 novembre 2019 ;
Déboute la société Magidis du surplus de ses prétentions ;
Condamne la société CPF à payer à la société Magidis la somme de 5 000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société CPF aux dépens de première instance et d'appel.