CJUE, 9e ch., 29 avril 2021, n° C-847/19 P
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Achemos Grupė UAB, Achema AB
Défendeur :
Commission européenne, République de Lituanie, Klaipėdos Nafta AB
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
N. Piçarra
Premier Président :
M. Vilaras (rapporteur)
Juge :
D. Šváby
Avocat général :
E. Tanchev
Avocats :
R. Martens, V. Ostrovskis, K. Kačerauskas, V. Vaitkutė Pavan
LA COUR (neuvième chambre),
1 Par leur pourvoi, Achemos Grupė UAB et Achema AB demandent l’annulation de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 12 septembre 2019, Achemos Grupė et Achema/Commission (T 417/16, non publié, ci-après l’« arrêt attaqué », EU:T:2019:597), par lequel celui-ci a rejeté leur recours tendant à l’annulation de la décision C(2013) 7884 final de la Commission, du 20 novembre 2013, par laquelle l’aide d’État SA.36740 (2013/N ), accordée par la République de Lituanie à Klaipėdos Nafta AB, a été déclarée compatible avec le marché intérieur (JO 2016, C 161, p. 1, ci-après la « décision litigieuse »).
2 En outre, par son pourvoi incident, la Commission européenne demande l’annulation de l’arrêt attaqué au motif que le Tribunal a mis fin à la procédure ouverte conformément à l’exception d’irrecevabilité qu’elle avait soulevée conformément à l’article 130, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal.
Le cadre juridique
Le règlement (CE) no 659/1999
3 L’article 1er, sous h), du règlement (CE) no 659/1999 du Conseil, du 22 mars 1999, portant modalités d’application de l’article [108 TFUE] (JO 1999, L 83, p. 1), tel que modifié par le règlement (UE) no 734/2013 du Conseil, du 22 juillet 2013 (JO 2013, L 204, p. 15) (ci-après le « règlement no 659/1999 »), définit la notion de « parties intéressées » de la manière suivante :
« tout État membre et toute personne, entreprise ou association d’entreprises dont les intérêts pourraient être affectés par l’octroi d’une aide, en particulier le bénéficiaire de celle-ci, les entreprises concurrentes et les associations professionnelles. »
4 Aux termes de l’article 4, paragraphes 1 à 4, de ce règlement :
« 1. La Commission procède à l’examen de la notification dès sa réception. Sans préjudice de l’article 8, elle prend une décision en application des paragraphes 2, 3 ou 4.
2. Si la Commission constate, après un examen préliminaire, que la mesure notifiée ne constitue pas une aide, elle le fait savoir par voie de décision.
3. Si la Commission constate, après un examen préliminaire, que la mesure notifiée, pour autant qu’elle entre dans le champ de l’article [107, paragraphe 1, TFUE], ne suscite pas de doutes quant à sa compatibilité avec le marché [intérieur], elle décide que cette mesure est compatible avec le marché [intérieur]. Cette décision précise quelle dérogation prévue par le traité a été appliquée.
4. Si la Commission constate, après un examen préliminaire, que la mesure notifiée suscite des doutes quant à sa compatibilité avec le marché [intérieur], elle décide d’ouvrir la procédure prévue à l’article [108, paragraphe 2, TFUE]. »
5 L’article 5 dudit règlement, intitulé « Demande de renseignements adressée à l’État membre notifiant », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Si la Commission considère que les informations fournies par l’État membre concerné au sujet d’une mesure notifiée conformément à l’article 2 sont incomplètes, elle demande tous les renseignements complémentaires dont elle a besoin. Si un État membre répond à une telle demande, la Commission informe l’État membre de la réception de la réponse. »
6 L’article 10 de ce même règlement, intitulé « Examen, demande de renseignements et injonction de fournir des informations », prévoit :
« 1. Sans préjudice de l’article 20, la Commission peut, de sa propre initiative, examiner les informations concernant une aide supposée illégale, quelle qu’en soit la source.
La Commission examine sans délai toute plainte déposée par une partie intéressée conformément à l’article 20, paragraphe 2, et veille à ce que l’État membre concerné soit pleinement et régulièrement informé de l’avancée et des résultats de l’examen.
2. Le cas échéant, la Commission demande à l’État membre concerné de lui fournir des renseignements. L’article 2, paragraphe 2, et l’article 5, paragraphes 1 et 2, s’appliquent mutatis mutandis.
Après l’ouverture de la procédure formelle d’examen, la Commission peut également demander des renseignements à un autre État membre, à une entreprise ou [à] une association d’entreprises conformément aux articles 6 bis et 6 ter, qui sont applicables mutatis mutandis. »
7 Aux termes de l’article 20 du règlement no 659/1999, intitulé « Droits des parties intéressées » :
« 1. Toute partie intéressée peut présenter des observations conformément à l’article 6 [à la suite d’]une décision de la Commission d’ouvrir la procédure formelle d’examen. Toute partie intéressée qui a présenté de telles observations et tout bénéficiaire d’une aide individuelle reçoivent une copie de la décision prise par la Commission conformément à l’article 7.
[...] »
8 Conformément à ses articles 35 et 36, le règlement (UE) 2015/1589 du Conseil, du 13 juillet 2015, portant modalités d’application de l’article 108 [TFUE] (JO 2015, L 248, p. 9), a abrogé le règlement no 659/1999 et est entré en vigueur le vingtième jour suivant celui de sa publication au Journal officiel de l’Union européenne.
La directive 2004/18/CE
9 Intitulé « Marchés secrets ou exigeant des mesures particulières de sécurité », l’article 14 de la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114), dispose :
« La présente directive ne s’applique pas aux marchés publics lorsqu’ils sont déclarés secrets ou lorsque leur exécution doit s’accompagner de mesures particulières de sécurité, conformément aux dispositions législatives, réglementaires ou administratives en vigueur dans l’État membre considéré, ou lorsque la protection des intérêts essentiels de cet État membre l’exige. »
Les antécédents du litige et la décision litigieuse
10 Les antécédents du litige, qui figurent aux points 1 à 11 de l’arrêt attaqué, peuvent être résumés de la manière suivante.
11 Klaipėdos Nafta, dont l’État lituanien détient 72,3 % du capital, a été chargée, par décret adopté le 21 juillet 2010, de développer un plan pour la construction d’un terminal de gaz naturel liquéfié (ci-après le « terminal GNL ») et de réaliser la construction de celui-ci.
12 Ce décret s’inscrit dans le cadre de la stratégie énergétique nationale pour la période allant de l’année 2008 à l’année 2012, approuvée par le Parlement de la République de Lituanie par une résolution du 18 janvier 2007, dans laquelle a été soulignée la nécessité d’examiner la possibilité de construire un terminal GNL afin de disposer d’une source alternative d’approvisionnement en gaz naturel dans cet État membre et de garantir ainsi la sécurité de l’approvisionnement énergétique au niveau national.
13 Le 22 juin 2012, a été adoptée la loi relative au terminal GNL (ci-après la « loi du 22 juin 2012 »), selon laquelle le terminal GNL et son raccordement au réseau de transport du gaz sont à considérer comme des installations d’importance stratégique pour la sécurité nationale, tandis que l’opérateur du terminal GNL a été reconnu comme une société d’importance stratégique pour la sécurité nationale. Conformément à l’article 4, paragraphe 1, de cette loi, le projet du terminal GNL doit être exécuté par une société dans laquelle l’État lituanien détient au moins deux tiers des droits de vote.
14 Le cadre réglementaire mis en place par la République de Lituanie prévoit trois composantes principales de financement du terminal GNL :
– premièrement, l’article 5, paragraphe 2, de la loi du 22 juin 2012 institue un prélèvement spécial pour tous les utilisateurs du réseau de transport du gaz (ci-après le « supplément GNL »). Ce supplément est collecté par l’opérateur du réseau de transmission et transféré à Klaipėdos Nafta après approbation de l’autorité nationale de régulation, afin de financer une partie des coûts de la construction du terminal GNL et de l’infrastructure y afférente ne pouvant être financés par d’autres sources ainsi que les coûts d’exploitation fixes de ce terminal. Il est prévu de collecter le supplément GNL pendant une période de 55 ans à partir de la mise en opération du terminal GNL ;
– deuxièmement, l’article 11 de la loi du 22 juin 2012 impose une obligation à certains producteurs de chauffage et d’électricité d’acheter un quota obligatoire minimal de gaz importé via le terminal GNL (ci-après l’« obligation d’achat »). Tous les autres consommateurs en Lituanie sont libres de choisir où acheter du gaz naturel (auprès du fournisseur désigné, d’autres fournisseurs, à la bourse de gaz naturel ou bien importé directement via le terminal GNL). L’obligation d’achat durera dix années, mais cette période pourra être raccourcie si le développement et l’intégration du marché lituanien du gaz naturel suffisent à garantir un niveau minimal d’achats permettant au terminal GNL de fonctionner de façon stable, et
– troisièmement, le financement de la construction de l’infrastructure du terminal GNL est couvert par une garantie d’État à hauteur de 100 % du montant des prêts accordés par la Banque européenne d’investissement (BEI) et d’autres bailleurs de fonds, d’un montant total d’environ 116 millions d’euros, moyennant le paiement d’une redevance unique de 0,1 % du montant du prêt concerné (ci-après la « garantie d’État »).
15 Le 28 octobre 2013, la République de Lituanie a notifié les mesures mentionnées au point précédent à la Commission. Elle lui a soumis des informations additionnelles le 29 octobre 2013.
16 Le 20 novembre 2013, la Commission a adopté la décision litigieuse.
17 Dans cette décision, la Commission a, en premier lieu, considéré que les trois mesures décrites au point 14 du présent arrêt constituaient des aides d’État, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE.
18 En deuxième lieu, concernant la légalité des mesures d’aide, la Commission a relevé que la garantie d’État, l’obligation d’achat et le supplément GNL, dans la mesure où celui-ci devait couvrir les coûts fixes d’exploitation du terminal GNL, n’avaient pas encore créé de droits exécutoires lors de l’adoption de la décision litigieuse, de sorte que ces mesures d’aide étaient légales. En revanche, dans la mesure où le supplément GNL était déjà en vigueur depuis l’année 2013, en ce qu’il devait couvrir les coûts d’investissement, lesquels ne pouvaient être couverts par d’autres sources, la Commission a estimé que cette partie de la mesure d’aide en question était mise en œuvre en violation de l’article 108, paragraphe 3, TFUE.
19 En troisième lieu, s’agissant de la compatibilité avec le marché intérieur des trois mesures d’aide décrites au point 14 du présent arrêt, la Commission a considéré, sur le fondement de l’article 107, paragraphe 3, sous c), TFUE, que les mesures d’aide à l’investissement, à savoir la garantie d’État et le supplément GNL, dans la mesure où ce dernier couvrait les coûts d’investissement, étaient compatibles avec le marché intérieur. En ce qui concerne les mesures d’aide au fonctionnement, à savoir l’obligation d’achat et le supplément GNL, dans la mesure où ce dernier couvrait les coûts fixes d’exploitation du terminal GNL, la Commission a conclu qu’elles étaient conformes à sa communication sur l’encadrement de l’Union européenne applicable aux aides d’État sous forme de compensations de service public (2011) (JO 2012, C 8, p. 15 ) et donc compatibles avec le marché intérieur conformément à l’article 106, paragraphe 2, TFUE.
La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué
20 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 28 juillet 2016, Achemos Grupė et Achema ont introduit un recours tendant à l’annulation de la décision litigieuse.
21 À l’appui de ce recours, elles ont soulevé trois moyens tirés, le premier, d’une violation des règles de procédure figurant à l’article 108, paragraphe 2, TFUE et à l’article 4, paragraphe 4, du règlement no 659/1999 ainsi que des règles de bonne administration, le deuxième, d’une violation de l’article 107, paragraphe 3, sous c), TFUE et, le troisième, d’une violation de l’article 106, paragraphe 2, TFUE, de l’encadrement de l’Union applicable aux aides d’État sous forme de compensations de service public mentionné au point 19 du présent arrêt, des principes généraux d’égalité de traitement et de protection de la confiance légitime ainsi que des règles de passation des marchés publics prévues par la directive 2004/18.
22 Le 28 novembre 2016, la Commission a présenté, par acte séparé, une exception d’irrecevabilité au titre de l’article 130, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal en faisant valoir que les requérantes n’avaient ni intérêt à agir ni qualité pour agir contre la décision litigieuse. En outre, Klaipėdos Nafta a excipé de l’irrecevabilité du recours pour cause de tardiveté.
23 Tout d’abord, le Tribunal a considéré, au point 33 de l’arrêt attaqué, que, dans les circonstances de l’espèce, dans un souci d’économie de la procédure, il y avait lieu d’examiner d’emblée le bien-fondé du recours, sans statuer préalablement sur l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Commission, le recours étant, en tout état de cause, dépourvu de fondement.
24 Ensuite, après avoir examiné et rejeté les moyens soulevés par les requérantes, le Tribunal a rejeté le recours dans son intégralité et a condamné les requérantes à supporter leurs propres dépens ainsi que ceux exposés par la Commission.
Conclusions des parties devant la Cour
25 Par leur pourvoi, les requérantes demandent à la Cour :
– d’annuler les points 1 et 2 du dispositif de l’arrêt attaqué ;
– de renvoyer l’affaire devant le Tribunal ou, à titre subsidiaire, de statuer elle-même sur le recours de première instance et d’annuler dans son intégralité la décision litigieuse, et
– de condamner la Commission aux dépens.
26 La Commission demande à la Cour :
– de rejeter le pourvoi principal et de condamner les requérantes aux dépens ainsi que
– à titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la Cour considérerait le pourvoi principal fondé, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal.
27 La République de Lituanie et Klaipėdos Nafta demandent à la Cour de rejeter le pourvoi principal dans son intégralité.
28 Par son pourvoi incident, la Commission demande à la Cour :
– dans l’hypothèse où elle serait encline à accueillir le pourvoi principal :
– d’annuler la décision, exposée au point 33 de l’arrêt attaqué, de mettre fin à la procédure ouverte conformément à l’article 130, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal concernant l’irrecevabilité du recours ;
– de déclarer le recours irrecevable, et
– de condamner les requérantes aux dépens afférents aux procédures devant le Tribunal et devant la Cour.
– dans l’hypothèse où elle rejetterait le pourvoi principal :
– de déclarer le pourvoi incident sans objet et
– de condamner les requérantes aux dépens afférents aux procédures devant le Tribunal et devant la Cour.
29 Les requérantes demandent à la Cour :
– de rejeter le pourvoi incident comme étant irrecevable ;
– ou, dans l’hypothèse où il serait fait droit au pourvoi incident, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue sur l’exception d’irrecevabilité, ou, à titre subsidiaire, de rejeter intégralement celle ci comme étant non fondée et
– de condamner la Commission aux dépens.
30 La République de Lituanie et Klaipėdos Nafta demandent que, dans l’hypothèse où le pourvoi principal serait accueilli, il soit fait droit au pourvoi incident.
Sur le pourvoi principal
31 Les requérantes invoquent trois moyens à l’appui de leur pourvoi, tirés, le premier, d’une violation de l’article 263 TFUE, lu en combinaison avec l’article 256, paragraphe 1, TFUE, le deuxième, d’une violation de l’article 41 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), du droit à une bonne administration ainsi que de l’article 12 du règlement 2015/1589, lu en combinaison avec l’article 5 de ce règlement, et, le troisième, d’une violation de l’obligation de motivation.
32 Bien que les requérantes fassent référence au règlement 2015/1589, il convient de relever d’emblée que, conformément à ses articles 35 et 36, ce règlement n’est pas applicable ratione temporis en l’espèce, la décision litigieuse ayant été adoptée avant l’entrée en vigueur de ce règlement. Il convient toutefois de comprendre les références faites par les requérantes au règlement 2015/1589 comme étant, en substance, des références aux dispositions équivalentes du règlement no 659/1999, qui a été abrogé et remplacé par le règlement 2015/1589.
Sur les premier et deuxième moyens
Argumentation des parties
33 Par leur premier moyen, tiré d’une violation de l’article 263 TFUE, lu en combinaison avec l’article 256, paragraphe 1, TFUE, les requérantes reprochent au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit en omettant d’apprécier les informations sur la base desquelles la Commission a adopté la décision litigieuse, alors qu’un contrôle adéquat de la légalité de cette décision par le Tribunal suppose que ce dernier vérifie l’exactitude matérielle des informations sur lesquelles la Commission s’est fondée, ainsi que leur fiabilité et leur cohérence. Elles critiquent, en particulier, le point 57 de l’arrêt attaqué, par lequel le Tribunal a constaté que « la Commission pouvait valablement considérer disposer, lors de l’adoption de la décision [litigieuse], des éléments les plus complets et fiables possibles, provenant de sources différentes, indépendantes et poursuivant des intérêts divergents ».
34 Les requérantes rappellent, en se fondant sur l’arrêt du 15 février 2005, Commission/Tetra Laval (C 12/03 P, EU:C:2005:87, point 39), que le contrôle de la légalité d’une décision de la Commission par le Tribunal doit comporter notamment un contrôle de l’exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, ainsi que de leur fiabilité et de leur cohérence. Elles observent, à cet égard, que le Tribunal doit contrôler la légalité de la décision de la Commission en prenant en compte non seulement les informations dont la Commission disposait, mais également celles dont elle pouvait disposer à la date de sa décision, notamment celles qui appartiennent au domaine public et qui lui étaient sans aucun doute accessibles à cette date. Or, le Tribunal n’aurait pas effectué un tel contrôle et aurait omis de tenir compte des informations dont la Commission pouvait disposer lors de l’adoption de la décision litigieuse. La Commission serait en effet partie de la prémisse selon laquelle il n’existait, en Lituanie, pas de projet de terminal GNL autre que le projet de terminal GNL subventionné, alors que, selon les requérantes, il existait des informations claires appartenant au domaine public qui lui étaient sans aucun doute accessibles à la date d’adoption de la décision litigieuse et qui prouvaient qu’elles avaient leur propre projet de terminal GNL. Par conséquent, selon elles, si le Tribunal avait procédé à un contrôle adéquat de la décision litigieuse, il aurait pris ces données en considération et aurait établi que les informations sur lesquelles la Commission s’était appuyée étaient erronées et que la procédure d’examen préliminaire des mesures d’aide était viciée.
35 Par leur deuxième moyen, les requérantes invoquent, en substance, une violation de l’article 41 de la Charte, du droit à une bonne administration ainsi que de l’article 10 du règlement no 659/1999, lu en combinaison avec l’article 5 de ce règlement. Elles estiment en particulier que, en leur reprochant, aux points 57 à 60 de l’arrêt attaqué, de ne pas avoir attiré l’attention de la Commission sur l’existence de leur projet de construction d’un terminal GNL au cours de la procédure préliminaire d’examen, le Tribunal a commis une erreur de droit.
36 En effet, selon elles, l’obligation pour la Commission de conduire la procédure d’examen de manière diligente et impartiale peut rendre nécessaire que celle-ci procède à l’examen d’éléments qui n’ont pas été expressément invoqués par les plaignants. En outre, le droit de l’Union n’imposerait pas aux parties requérantes d’informer la Commission au cours de la phase préliminaire d’examen. Cela serait confirmé par le considérant 8 et l’article 20, paragraphe 1, du règlement no 659/1999, qui prévoient que ce n’est qu’à la suite de l’ouverture de la phase formelle d’examen que les parties intéressées peuvent présenter leurs observations. Les requérantes invoquent également l’arrêt du 16 mars 2016, Frucona Košice/Commission (T 103/14, EU:T:2016:152), qui, selon elles, aurait fait l’objet d’une application erronée par le Tribunal au point 60 de l’arrêt attaqué.
37 Selon les requérantes, l’approche adoptée par le Tribunal conduirait ainsi à imposer une obligation d’information nouvelle aux parties intéressées lors de la phase préliminaire, tandis qu’elle affaiblirait considérablement l’obligation d’effectuer des recherches qui pèse sur la Commission dans ce cadre. En outre, imposer une telle obligation d’information aux parties intéressées les découragerait fortement de prendre contact avec la Commission au cours de la phase préliminaire d’examen, ce qui irait à l’encontre de l’objectif d’examen diligent et impartial.
38 La Commission, Klaipėdos Nafta et la République de Lituanie contestent ces arguments.
Appréciation de la Cour
39 Les deux premiers moyens du pourvoi invoqués par les requérantes, qu’il convient d’examiner ensemble, sont dirigés, en substance, contre le rejet par le Tribunal du premier moyen du recours en première instance, tiré d’une violation des règles de procédure figurant à l’article 108, paragraphe 2, TFUE et à l’article 4, paragraphe 4, du règlement no 659/1999 ainsi que des règles de bonne administration.
40 Il convient de rappeler que la légalité d’une décision de ne pas soulever d’objections, fondée sur l’article 4, paragraphe 3, du règlement no 659/1999, dépend du point de savoir si l’appréciation des informations et des éléments dont la Commission disposait, lors de la phase préliminaire d’examen de la mesure notifiée, aurait dû objectivement susciter des doutes quant à la compatibilité de cette mesure avec le marché intérieur (arrêt du 3 septembre 2020, Vereniging tot Behoud van Natuurmonumenten in Nederland e.a./Commission, C 817/18 P, EU:C:2020:637, point 80 ainsi que jurisprudence citée), étant donné que de tels doutes doivent donner lieu à l’ouverture d’une procédure formelle d’examen à laquelle peuvent participer les parties intéressées visées à l’article 1er, sous h), dudit règlement.
41 Il convient également de rappeler que la légalité d’une décision en matière d’aides d’État doit être appréciée par le juge de l’Union en fonction non seulement des éléments d’information dont la Commission disposait au moment où elle l’a arrêtée, mais aussi des éléments dont elle pouvait disposer (voir, en ce sens, arrêts du 10 juillet 1986, Belgique/Commission, 234/84, EU:C:1986:302, point 16 ; du 15 avril 2008, Nuova Agricast, C 390/06, EU:C:2008:224, point 54, et du 20 septembre 2017, Commission/Frucona Košice, C 300/16 P, EU:C:2017:706, point 70).
42 Or, les éléments d’information dont la Commission « pouvait disposer » incluent ceux qui apparaissaient pertinents pour l’appréciation à effectuer conformément à la jurisprudence rappelée au point 40 du présent arrêt et dont elle aurait pu, sur sa demande, obtenir la production au cours de la procédure administrative (voir, en ce sens, arrêt du 20 septembre 2017, Commission/Frucona Košice, C 300/16 P, EU:C:2017:706, point 71).
43 En effet, la Commission est tenue de conduire la procédure d’examen des mesures en cause de manière diligente et impartiale afin de disposer, lors de l’adoption d’une décision finale établissant l’existence et, le cas échéant, l’incompatibilité ou l’illégalité de l’aide, des éléments les plus complets et fiables possibles pour ce faire (voir, en ce sens, arrêts du 2 septembre 2010, Commission/Scott, C 290/07 P, EU:C:2010:480, point 90 ; du 3 avril 2014, France/Commission, C 559/12 P, EU:C:2014:217 point 63, et du 26 mars 2020, Larko/Commission, C 244/18 P, EU:C:2020:238, point 67).
44 En outre, le caractère insuffisant ou incomplet de l’examen mené par la Commission lors de la procédure d’examen préliminaire constitue un indice de l’existence de difficultés sérieuses (arrêt du 12 octobre 2016, Land Hessen/Pollmeier Massivholz, C 242/15 P, non publié, EU:C:2016:765, point 38).
45 En premier lieu, s’agissant de l’argumentation des requérantes développée dans le cadre de leur deuxième moyen du pourvoi selon laquelle, aux points 58 à 60 de l’arrêt attaqué, le Tribunal aurait imposé une obligation nouvelle et autonome aux parties intéressées d’informer la Commission de tout élément d’information en leur possession dès la phase préliminaire d’examen, alors même que celles-ci n’ont, en principe, aucun droit ni, a fortiori, aucune obligation de participer à ladite phase, il convient de relever que cette argumentation repose sur une lecture erronée de l’arrêt attaqué.
46 En effet, il y a lieu d’observer que, auxdits points, le Tribunal s’est borné à constater, en substance, que, dans la mesure où, d’une part, les requérantes avaient spontanément pris contact avec la Commission au sujet des mesures d’aide en cause, sans pour autant y mentionner l’existence de leur projet de construction d’un terminal GNL, et, d’autre part, ce projet n’avait pas non plus été mentionné dans la plainte déposée par l’Association lituanienne du gaz, dont Achema est membre, il ne saurait être reproché à la Commission de ne pas avoir tenu compte dudit projet, puisqu’elle en ignorait l’existence.
47 Le Tribunal a, dès lors, considéré, au point 60 de l’arrêt attaqué, que « dans ces circonstances », il ne saurait être reproché à la Commission de ne pas avoir tenu compte d’éventuels éléments de fait ou de droit qui auraient pu lui être présentés pendant la procédure administrative, mais qui ne l’ont pas été. Ce faisant, il n’a pas imposé aux parties intéressées une obligation d’informer la Commission de certains éléments d’information en leur possession dès la phase préliminaire d’examen.
48 En second lieu, l’argument des requérantes, avancé dans le cadre du premier moyen du pourvoi, selon lequel l’existence de leur projet de construction d’un terminal GNL résultait d’informations qui appartenaient au domaine public et qui étaient, partant, accessibles à la Commission, ne saurait non plus démontrer que le Tribunal a commis une erreur de droit, en ce qu’il n’a pas considéré que la Commission était tenue de tenir compte de ce projet.
49 Certes, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, lors de l’examen de l’existence et de la légalité d’une aide d’État, il peut être nécessaire que la Commission aille, le cas échéant, au-delà du seul examen des éléments de fait et de droit portés à sa connaissance (arrêt du 2 avril 1998, Commission/Sytraval et Brink’s France, C 367/95 P, EU:C:1998:154, point 62).
50 Toutefois, il n’incombe pas à la Commission, de sa propre initiative et à défaut de tout indice en ce sens, de procéder à des recherches de toutes les informations se trouvant dans le domaine public qui pourraient présenter un lien avec l’affaire dont elle est saisie.
51 En l’espèce, aux points 54 à 56 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a énuméré les éléments dont disposait la Commission aux fins de l’élaboration de la décision litigieuse.
52 Par ailleurs, au point 58 de cet arrêt, le Tribunal a, en substance, considéré que les requérantes ne pouvaient pas reprocher à la Commission de ne pas avoir pris en considération le projet de construction d’un terminal GNL, dès lors que, tout en étant elles mêmes à l’origine de ce projet, elles n’ont pas estimé nécessaire de le porter à la connaissance de la Commission, bien qu’elles aient été en contact avec elle.
53 Au regard de ces considérations factuelles, à l’égard desquelles les requérantes n’ont pas invoqué qu’elles résulteraient d’une dénaturation des éléments de fait et de preuve par le Tribunal, c’est sans commettre d’erreur de droit que celui ci a jugé, au point 57 de l’arrêt attaqué, que la Commission pouvait valablement considérer disposer, lors de l’adoption de la décision litigieuse, des éléments les plus complets et fiables possibles.
54 Il s’ensuit que les premier et deuxième moyens doivent être rejetés comme étant non fondés.
Sur le troisième moyen
Argumentation des parties
55 Par leur troisième moyen, les requérantes invoquent, en substance, une violation de l’obligation de motivation figurant à l’article 296, deuxième alinéa, TFUE ainsi qu’à l’article 41, paragraphe 1 et paragraphe 2, sous c), de la Charte en ce que le Tribunal n’aurait pas exposé de façon claire et non équivoque les raisons pour lesquelles le projet de terminal GNL pouvait être soustrait à l’application de l’article 14 de la directive 2004/18 et sa réalisation pouvait être confiée directement à Klaipėdos Nafta sans procédure de mise en concurrence.
56 Les requérantes critiquent, en particulier, les points 138 à 141 de l’arrêt attaqué, par lesquels le Tribunal a considéré qu’aucune des mesures alternatives proposées par elles n’était de nature à assurer une protection des intérêts essentiels de l’État membre concerné et, en particulier, qu’aucune de ces mesures n’était susceptible de garantir que l’entité choisie dans le cadre d’une procédure de mise en concurrence serait à l’abri de l’influence, actuelle ou future, du fournisseur unique en cause. Les requérantes font valoir qu’elles avaient pourtant indiqué au Tribunal que des mesures moins restrictives qu’une attribution directe, telles que la fixation des critères d’attribution, l’imposition d’obligations éventuellement assorties de sanctions pénales, ou encore l’insertion d’exigences de sécurité dans le contrat, auraient pu permettre d’éviter que le gestionnaire du terminal GNL ait des liens avec l’unique fournisseur de gaz sur le marché et auraient donc permis de garantir la protection des intérêts essentiels de la République de Lituanie. Or, le Tribunal n’aurait nullement expliqué les raisons pour lesquelles ces mesures alternatives n’étaient pas de nature à assurer une protection des intérêts essentiels de cet État membre ni susceptibles de garantir que l’entité choisie dans le cadre d’une procédure de mise en concurrence serait à l’abri de l’influence du fournisseur unique en cause.
57 La Commission, la République de Lituanie et Klaipėdos Nafta contestent ces arguments.
Appréciation de la Cour
58 Par leur troisième moyen, tiré d’une violation de l’obligation de motivation, les requérantes reprochent au Tribunal de ne pas avoir exposé de façon claire et non équivoque les raisons pour lesquelles le projet de terminal GNL faisant l’objet des mesures d’aide en cause pouvait être soustrait à l’application de l’article 14 de la directive 2004/18 et sa réalisation pouvait être confiée directement à Klaipėdos Nafta, sans mise en concurrence préalable.
59 Au point 140 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a indiqué, à cet égard, qu’aucune des mesures alternatives proposées par les requérantes, telles que résumées au point 128 de l’arrêt attaqué, n’était de nature à assurer une protection des intérêts essentiels de l’État membre concerné, ces mesures n’étant pas susceptibles de garantir que l’entité choisie dans le cadre d’une procédure de mise en concurrence serait à l’abri de l’influence, actuelle ou future, du fournisseur unique de gaz sur le marché en Lituanie et que, par conséquent, la seule façon de garantir pleinement les intérêts essentiels de l’État lituanien consistait en ce que ce dernier contrôle le gestionnaire du terminal GNL.
60 Il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la motivation de l’arrêt attaqué doit faire apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement du Tribunal, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la décision prise et à la Cour d’exercer son contrôle juridictionnel (voir, notamment, arrêts du 26 mai 2016, Rose Vision/Commission, C 224/15 P, EU:C:2016:358, point 24, et du 13 décembre 2018, Union européenne/Kendrion, C 150/17 P, EU:C:2018:1014, point 80).
61 L’obligation de motivation qui incombe au Tribunal n’impose pas à ce dernier de fournir un exposé qui suivrait, de manière exhaustive et un par un, tous les raisonnements articulés par les parties au litige. La motivation du Tribunal peut donc être implicite à condition qu’elle permette aux intéressés de connaître les motifs de la décision du Tribunal et à la Cour de disposer des éléments suffisants pour exercer son contrôle (arrêt du 21 septembre 2006, Nederlandse Federatieve Vereniging voor de Groothandel op Elektrotechnisch Gebied/Commission, C 105/04 P, EU:C:2006:592, point 72).
62 Il convient de rappeler, par ailleurs, que l’obligation de motivation constitue une formalité substantielle qui doit être distinguée de la question du bien-fondé de la motivation, celui-ci relevant de la légalité au fond de l’acte litigieux (arrêts du 2 avril 1998, Commission/Sytraval et Brink’s France, C 367/95 P, EU:C:1998:154, point 62 ; du 30 avril 2009, Commission/Italie et Wam, C 494/06 P, EU:C:2009:272, point 33, ainsi que du 30 novembre 2016, Commission/France et Orange, C 486/15 P, EU:C:2016:912, point 79).
63 Il convient de relever que, en l’espèce, bien que succincte, la motivation figurant aux points 138 à 140 de l’arrêt attaqué est suffisante pour permettre aux intéressés de connaître les raisons pour lesquelles le projet de terminal GNL faisant l’objet des mesures d’aide en cause pouvait être soustrait à l’application de l’article 14 de la directive 2004/18 et à la Cour d’exercer son contrôle juridictionnel à cet égard.
64 En particulier, il en ressort clairement que le Tribunal a considéré que, si certaines des solutions alternatives proposées par les requérantes étaient de nature à assurer qu’un soumissionnaire, choisi dans le cadre d’une procédure de marché public de services conforme à la directive 2004/18 pour gérer le terminal GNL, serait à l’abri de l’influence actuelle du fournisseur unique de gaz sur le marché en Lituanie, aucune de ces solutions ne permettait d’exclure le risque que ce gestionnaire tombe, dans un futur plus ou moins proche, sous l’influence de ce fournisseur.
65 Le Tribunal a dès lors estimé, en tenant compte de la marge d’appréciation laissée aux États membres en vertu l’article 14 de la directive 2004/18 pour décider des mesures jugées nécessaires à la protection des intérêts essentiels de leur sécurité, qu’aucune des mesures alternatives proposées par les requérantes au point 128 de l’arrêt attaqué n’aurait permis à l’État lituanien de se protéger de manière efficace contre un tel risque.
66 Il s’ensuit, ainsi que l’exige la jurisprudence de la Cour, que la motivation de l’arrêt attaqué fait apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement du Tribunal, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la décision prise et à la Cour d’exercer son contrôle juridictionnel.
67 Partant, il y a lieu de rejeter le troisième moyen comme étant non fondé et, par voie de conséquence, le pourvoi principal dans son intégralité.
Sur le pourvoi incident
68 La Commission ayant déclaré que le pourvoi incident ne devait être examiné que dans l’hypothèse où le pourvoi principal serait accueilli et ce dernier devant être rejeté, il n’y a pas lieu d’examiner le pourvoi incident.
Sur les dépens
69 Aux termes de l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, lorsque le pourvoi n’est pas fondé, la Cour statue sur les dépens.
70 En vertu de l’article 138, paragraphe 1, dudit règlement, applicable, mutatis mutandis, à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, du même règlement, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
71 La Commission ayant conclu à la condamnation des requérantes et celles ci ayant succombé en leurs moyens, il y a lieu de les condamner à supporter, outre leurs propres dépens, ceux exposés par la Commission au titre du pourvoi principal.
72 L’article 142 du règlement de procédure de la Cour, rendu applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, de ce règlement, prévoit que, en cas de non-lieu à statuer, la Cour règle librement les dépens.
73 En l’espèce, les requérantes et la Commission supporteront chacune leurs propres dépens afférents au pourvoi incident.
74 La République de Lituanie et Klaipėdos Nafta n’ayant pas formulé de conclusions relatives aux dépens, elles supporteront leurs propres dépens.
Par ces motifs, la Cour (neuvième chambre) déclare et arrête :
1) Le pourvoi principal est rejeté.
2) Il n’y a pas lieu de statuer sur le pourvoi incident.
3) Achemos Grupė UAB et Achema AB sont condamnées à supporter, outre leurs propres dépens, ceux de la Commission européenne afférents au pourvoi principal.
4) Achemos Grupė UAB et Achema AB ainsi que la Commission européenne supporteront chacune leurs propres dépens afférents au pourvoi incident.
5) La République de Lituanie ainsi que Klaipėdos Nafta AB supporteront leurs propres dépens afférents tant au pourvoi principal qu’au pourvoi incident.