CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 6 mai 2021, n° 20/07505
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Transports-Transit-Déménagements (SA)
Défendeur :
Autorité de la concurrence, Ministre chargé de l’Economie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Maitrepierre
Conseillers :
Mme Brun-Lallemand, Mme Tréard
Avocats :
Me Boccon Gibod, Me Glatz
FAITS ET PROCÉDURE
1.Le 24 janvier 2014, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (ci-après la « DGCCRF ») a transmis à l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité ») un rapport administratif d’enquête relatif à des pratiques relevées dans le secteur des déménagements de militaires au départ de la Réunion.
2.Ce type de déménagement est régi par des dispositions réglementaires particulières qui imposent aux militaires de présenter à leur administration deux devis concurrents en vue du remboursement de tout ou partie de leur déménagement lié à une mutation.
3.Les services de déménagement fournis par les entreprises prestataires comprennent deux volets, les « prestations Réunion » (confection de caisse ou location de conteneur, fret maritime, prestations, assurance…) et les « prestations métropole » (frais de débarquement, formalités de transit import, transport par voie routière et déconditionnement, main d’œuvre…).
4.L’enquête administrative, qui a compris le recueil des déclarations de professionnels ainsi que l’analyse de 291 dossiers de déménagements de militaires et de pièces collectées lors d’opérations de visite et saisie menées au sein des sièges sociaux de sept entreprises, portait sur une pratique de fourniture de devis « de couverture » entre concurrents.
5.L’Autorité s’est saisie d’office le 14 mars 2014.
6.Par décision du 6 novembre 2017 prise sur le fondement des articles L. 463-3 et R. 463-12 du code de commerce, le rapporteur général a décidé que l’affaire serait examinée par l’Autorité sans l’établissement d’un rapport.
7.Le même jour, une notification de griefs a été envoyée à neuf sociétés, dont la société DEM Austral (ci-après « DEM Austral ») et sa société mère Transport-Transit-Déménagements (nom commercial Maison Odinet, ci-après « TTDI »), leur reprochant d’avoir mis en œuvre des pratiques consistant à solliciter, recevoir ou fournir des devis de complaisance pour les déménagements de militaires à partir de la Réunion.
8.S’agissant de DEM Austral et TTDI, la période retenue court du 25 février 2008 au 30 août 2012 et il leur est reproché des devis de couverture en interaction avec trois sociétés, AGS Réunion, A.T. Océan Indien et CHEUNG Déménagements.
9.Le 8 octobre 2019, la procédure de liquidation judiciaire dont DEM Austral faisait l’objet depuis le 13 avril 2016 a été clôturée pour insuffisance d’actifs.
10.Par décision du 23 mars 2020 (ci-après « la décision attaquée »), l’Autorité a considéré comme établies les pratiques d’entente anticoncurrentielle sur les prix mises en œuvre dans le secteur des déménagements de personnels militaires au départ de la Réunion en violation de l’article L. 420-1 du code de commerce.
11.Elle a infligé les sanctions pécuniaires suivantes :
– 279 000 euros solidairement aux sociétés AGS Réunion et Mobilitas ;
– 159 000 euros solidairement aux sociétés DEM Austral et TTDI ;
– 20 000 euros à la société T2M ;
– 2 000 euros aux sociétés A.T Océan Indien et Transdem.
12.L’Autorité a également enjoint aux entreprises en cause de publier le texte figurant au paragraphe 177 de la décision dans le magazine « Armées aujourd’hui », ainsi que dans « le Quotidien de la Réunion ».
13.Par son recours, aux termes de son exposé des moyens, TTDI demande à la Cour :
– à titre principal, d’annuler la décision attaquée, en ce qu’elle condamne TTDI, en raison de la violation par l’Autorité de l’article 6 paragraphe 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CSDH »), du fait de la durée excessive de la procédure dans cette affaire et/ou du droit à un procès équitable et notamment au principe de l’égalité des armes et d’une bonne administration de la justice ;
– à titre subsidiaire, d’annuler la décision attaquée, en ce qu’elle impute à TTDI le comportement anticoncurrentiel reproché à la filiale, en raison de l’autonomie de DEM Austral à l’égard de sa société mère TTDI ;
– à titre très subsidiaire, d’annuler la décision attaquée pour rupture d’égalité, en ce qu’elle inflige une sanction de 159 000 euros à DEM Austral et, partant, à TTDI, alors que d’autres sociétés qui ont été mises en cause dans cette affaire et qui étaient en procédure de liquidation comme DEM AUSTRAL, ne se sont pas vues infliger de sanction ;
en tout état de cause,
– ordonner la restitution des fonds indûment payés, avec intérêt légal à compter de l’arrêt à intervenir ; dire que les intérêts échus produiront eux-mêmes des intérêts dans les conditions prévues à l’article 1154 du code civil ;
– condamner l’Autorité à payer à TTDI la somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
14.Le ministre chargé de l’économie s’en rapporte quant à l’appréciation du caractère déraisonnable du délai. Il demande à la Cour de rejeter les autres moyens.
15.L’Autorité et le ministère public sollicitent le rejet du recours.
MOTIVATION
I. SUR LA LÉGALITÉ EXTERNE DE LA DÉCISION
A. Sur la durée de la procédure excessive alléguée
16.TTDI soutient que la décision attaquée n’a pas été rendue dans un délai raisonnable au sens des exigences de l’article 6 paragraphe 1 de la CSDH. Après avoir rappelé que l’appréciation du délai raisonnable s’effectue in concreto, elle relève qu’il s’est écoulé plus de 7 ans entre la décision du juge des libertés autorisant les opérations de visite et de saisie réalisées par la DGCCRF et la décision de l’Autorité. Un délai de presque 4 ans est ensuite intervenu entre la date du rapport établi par les enquêteurs et la notification des griefs, puis de plus de 2 ans entre la notification des griefs et la décision.
17.TTDI fait valoir que ce délai n’est pas justifié par la complexité de l’affaire ou la difficulté dans l’établissement de la preuve des pratiques. Or, selon la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE »), « une procédure devant le Tribunal portant sur l’existence d’une infraction aux règles de concurrence, dont la durée a été d’environ 5 ans et six mois dépasse, tout en tenant compte de la relative complexité de l’affaire, les exigences liées au respect du délai raisonnable » (arrêt du 17 décembre 1998, affaire C-185/95, Baustahlgewe).
18.TTDI considère que cette durée excessive de la procédure a fait obstacle à l’exercice normal de ses droits de la défense. Elle fait valoir qu’en l’espèce, elle n’a jamais été interrogée par les enquêteurs de la DGCCRF ou par les services de l’instruction de l’Autorité. Elle a uniquement fait l’objet d’une demande d’informations relative à son chiffre d’affaires le 16 août 2016 et n’a réellement été mise en situation d’estimer les conséquences de sa mise en cause qu’à compter du 7 novembre 2017, soit plus de cinq ans après les faits reprochés à sa filiale DEM Austral, alors que cette dernière était déjà en procédure de liquidation judiciaire et donc placée sous la gestion d’un administrateur mandataire judiciaire avec lequel TTDI n’avait aucun contact. Elle estime ne pas avoir pu, dans ces conditions, anticiper la nécessité de conserver les preuves lui permettant de justifier de l’autonomie de DEM Austral et qu’elle a été nécessairement privée de la possibilité d’exercer normalement ses droits de la défense au sens des exigences de l’article 6 paragraphe 1 de la CESDH.
19.Le ministre chargé de l’économie observe qu’en l’espèce, un doute peut subsister quant au caractère raisonnable de la durée de la procédure. Il ajoute qu’il ressort d’une jurisprudence constante que le respect des droits de la défense revêt une importance capitale et qu’il importe, dans ce cadre, d’éviter que ces droits puissent être irrémédiablement compromis en raison de la durée excessive de la phase d’instruction. Partant, il rappelle que cette durée ne doit pas être susceptible de faire obstacle à l’établissement de preuves visant à réfuter l’existence de comportements de nature à engager la responsabilité des entreprises concernées (CJUE, 15 juillet 2015, HIT Groep T-436/10 points 242-246).
20.Il relève que cependant, lorsqu’il n’est pas établi que l’écoulement excessif du temps a affecté la capacité des entreprises concernées à se défendre effectivement, le non-respect du principe du délai raisonnable est sans incidence sur la validité de la procédure administrative (CA Paris 15 décembre 2016, RG n° 2012/08968).
21.Il souligne en outre que le Tribunal de l’Union européenne a rappelé que si la communication des griefs doit préciser sans équivoque la personne juridique qui sera susceptible de se voir infliger des amendes, la Commission n’est pas tenue dans la phase préalable d’adresser des mesures d’enquête à toutes les entités juridiques constituant l’entreprise concernée (arrêt du 14 juillet 2011, Total SA et Elf Aquitaine SA, T-190/06 paragraphe 120). Il en déduit, en conséquence, que l’Autorité ne peut se voir reprocher de n’avoir sollicité TTDI qu’à partir de 2016.
22.Il observe enfin qu’il ressort des éléments du dossier que la personnalité morale de la filiale à 100 % de TTDI est demeurée jusqu’à la date de la clôture de la procédure collective le 8 octobre 2019, postérieurement donc au dépôt par les deux entreprises en cause de leurs observations en réponse à la notification des griefs.
23.L’Autorité considère que le moyen est inopérant dès lors qu’en droit, la méconnaissance du délai raisonnable est sans incidence sur la légalité des décisions de l’Autorité, à moins qu’il n’ait été porté une atteinte personnelle, effective et irrémédiable aux droits de la défense de celui qui s’en prévaut, à qui il revient de le démontrer (Cass. Com. 23 novembre 2010 n° 09-72031).
24.Elle ajoute qu’en l’espèce, TTDI semble en toute hypothèse considérer que le délai de la procédure a été, de fait, indifférent puisqu’il s’est agi d’apporter une preuve négative et que, quel qu’ait été le délai de la procédure, elle n’aurait pas été en mesure de démonter qu’elle n’exerçait pas une influence déterminante sur sa filiale.
25.Le ministère public soutient que la jurisprudence Baustahlgewe invoquée par la requérante doit être analysée à la lumière de trois arrêts de du 26 novembre 2013 (affaires C-40/12 P, C-50/12 P et C-58/12 P) et de la jurisprudence Der Grüne Punkt (arrêt du 16 juillet 2009, affaire C-385/07), par laquelle la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « la Cour de justice ») a estimé que l’annulation n’était pas encourue au titre de la violation du délai raisonnable prévu à l’article 6 paragraphe 1 de la CSDEH, « en l’absence d’incidence sur la solution du litige » . En effet, compte tenu de la nécessité de faire respecter les règles de concurrence du droit de l’Union, la méconnaissance d’un délai raisonnable ne doit pas permettre à la partie requérante de remettre en question « le bien fondé ou le montant d’une amende » alors que les autres moyens ont été rejetés. Le ministère public ajoute qu’il résulte des éléments du dossier qu’aucune atteinte personnelle, effective et irrémédiable aux droits de la défense de la société TTDI n’est caractérisée.
Sur ce, la Cour,
26.L’article 6 paragraphe 1 de la CSDH dispose que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable. ».
27.Selon une jurisprudence constante, le caractère raisonnable de la durée de la procédure doit s’apprécier au regard notamment de l’ampleur et de la complexité de l’affaire, de son contexte et du comportement des parties au cours de la procédure.
28.Selon une jurisprudence toute aussi constante, la sanction qui s’attache à la violation par l’Autorité de l’obligation de se prononcer dans un délai raisonnable n’est pas l’annulation de la procédure mais la réparation du préjudice résultant éventuellement du délai subi, sous réserve, toutefois, que le délai écoulé durant la phase d’instruction, en ce compris la phase non contradictoire, devant l’Autorité n’ait pas causé à chacune des entreprises formulant un grief à cet égard, une atteinte personnelle, effective et irrémédiable à son droit de se défendre.
29.En l’espèce, la phase non contradictoire de la procédure qui s’étend de la date de l’auto-saisine, du 14 mars 2014, à la notification des griefs, du 6 novembre 2017, a duré trois ans et huit mois. La phase contradictoire, qui s’étend de la notification des griefs à la décision attaquée adoptée le 23 mars 2020, a duré deux ans et quatre mois, de sorte que la durée totale de la procédure devant l’Autorité est de six ans.
30.Il n’y a pas lieu d’y ajouter, comme le sollicite TTDI, le temps écoulé entre la décision du juge des libertés autorisant les opérations de visite et de saisie réalisées par la DGCCRF et la saisine d’office de l’Autorité intervenue sur le fondement de l’article L. 462-5, III du code de commerce. En effet, au stade des mesures réalisées à la requête de la DGCCRF sur le fondement de l’article L. 450-4 du code de commerce, et qui reposent sur l’existence d’indices permettant de présumer de l’existence des pratiques dont la preuve était recherchée, la responsabilité de TTDI en qualité de société mère n’avait pas été envisagée, de sorte que l’accusation n’avait pas encore été portée à son égard, au sens de la jurisprudence européenne. De surcroît, la durée de l’enquête conduite par la DGCCRF ne relève pas du propre fait de l’Autorité et ne lui est pas davantage imputable. Le temps écoulé lors de cette phase initiale ne peut donc être comptabilisé.
31.Pour autant, la Cour constate, à l’instar de TTDI, que la pratique des devis de complaisance, en particulier dans le secteur du déménagement, est largement connue des autorités de concurrence française et communautaire en tant que pratique anticoncurrentielle (paragraphes 53 à 56 de la décision attaquée), et qu’en l’espèce la constatation par l’Autorité de la matérialité des pratiques n’a pas soulevé de difficultés particulières, certaines entreprises ayant même expressément reconnu l’existence des échanges constatés (paragraphes 53 à 63) et que le concours de volonté ainsi que le caractère anticoncurrentiel des pratiques relevées ont été aisément caractérisés par l’Autorité (paragraphes 64 à 68). Cette absence de complexité est encore confirmé par le fait qu’il a été opté pour la procédure simplifiée conduisant à l’adoption d’une décision sans établissement préalable d’un rapport.
32.Une telle durée d’instruction, en l’absence de complexité particulière, ne pouvant être justifiée que par des circonstances très spécifiques, il convient de procéder à un examen attentif de la façon dont la procédure s’est déroulée en l’espèce.
33.Il en ressort qu’à la suite de la saisine d’office en mars 2014 et tout au long de la phase antérieure à la notification des griefs, des actes sont intervenus avec régularité, mais sans célérité. Le rapporteur a ainsi été désigné le 3 septembre 2014, soit plus de cinq mois après que l’Autorité se soit saisie d’office. Différentes demandes ont ensuite été successivement formulées auprès des sociétés concernées (envoi d’un premier questionnaire, demandes relatives aux chiffres d’affaires, envoi de lettres d’invitation à protéger, envoi d’un second questionnaire, envoi de relances, échanges avec un mandataire judiciaire, demandes à deux nouvelles reprises d’éléments financiers, décisions relatives au secret des affaires…). Des prorogations de délais pour communiquer des pièces ont par ailleurs été accordées à trois reprises (annexes 16, 93 et 119) à DEM Austral.
34.Si chacun de ces événements, pris isolément, n’a pas eu pour effet de prolonger de manière significative la durée de la procédure, leur cumul y a incontestablement concouru, étant observé que l’éloignement géographique a pu aussi être à l’origine de certaines lenteurs.
35.Une notification de griefs complémentaire a, en outre, été adressée aux parties le 10 septembre 2018 en raison de l’ouverture de procédures collectives à l’égard de cinq sociétés, dont DEM Austral, les commissaires à l’exécution du plan et les mandataires liquidateurs concernés devant être mis dans la cause.
36.Il résulte de ces éléments que, si certaines particularités de l’affaire peuvent expliquer que la procédure devant l’Autorité ait pris un certain temps, ils ne suffisent pas néanmoins, en l’absence de complexité de celle-ci, à justifier que cette procédure dite simplifiée ait duré six ans. La durée de la procédure en cause est donc excessive.
37.Pour autant, la Cour constate que TTDI n’établit pas en quoi cette durée aurait porté une atteinte concrète et irrémédiable à son droit de se défendre.
38.En effet, Il est constant que la société DEM Austral était une filiale à 100 % de TTDI et qu’elle l’est demeurée jusqu’à la clôture de la procédure de liquidation judiciaire prononcée le 8 octobre 2019. Il appartenait donc à TTDI, au titre de l’obligation de prudence et de vigilance qui s’impose à toute entreprise, de veiller à conserver, en ses propres livres et archives ou par tout autre moyen, les éléments lui permettant de retracer l’activité de sa filiale et la nature de leurs liens afin de disposer des éléments justifiant de l’autonomie d’une filiale dont elle était l’associée unique. Il lui revenait en outre, suite à la notification de griefs intervenue le 6 novembre 2017, de conserver ces éléments et d’effectuer, le cas échéant, toutes les recherches complémentaires lui apparaissant nécessaires.
39.De surcroît, TTDI ne fait état, en évoquant « la déperdition d’éventuelles preuves de l’autonomie de DEM AUSTRAL » tels que « le maximum d’éléments de la vie quotidienne de l’entreprise, des correspondances ou documents internes, notes ou témoignages etc. », d’aucun élément précis et circonstancié, alors que la charge de la preuve du comportement autonome de sa filiale, dont elle est l’associée unique, lui incombe.
40.En tout état de cause, la Cour relève qu’en dépit de la durée de la procédure, TTDI a été en mesure de présenter des observations détaillées (cotes 8 688 à 8 743) en réponse à la notification des griefs et que ses écritures ont été accompagnées de pièces jointes destinées, notamment, à renverser la présomption d’imputabilité retenue à son encontre par les services de l’instruction. Elle n’a donc pas été mise dans l’impossibilité de se défendre utilement.
41.Il s’en suit qu’aucune atteinte irrémédiable au droit de TTDI de se défendre n’est démontrée et que le moyen doit donc être écarté.
B. Sur la violation alléguée du principe de l’égalité des armes et de l’objectif d’une bonne administration de la justice
42.TTDI soutient que l’Autorité aurait violé le principe de l’égalité des armes en lui imputant des pratiques par application de la présomption d’influence déterminante de la société mère sur sa filiale, au seul motif que « l’infraction doit être imputée sans équivoque à une personne juridique qui sera susceptible de se voir infliger la sanction » (paragraphes 104 de la notification des griefs). Elle n’aurait en effet été mise en cause que pour pallier l’insolvabilité de DEM Austral, l’amende ne pouvant être recouvrée auprès de la filiale en raison de la liquidation judiciaire intervenue. Il s’agirait, selon elle, d’une « sanction par défaut, contraire au droit à une bonne administration de la justice », étant observé que la cour d’appel de Paris dans son arrêt Maquet du 28 octobre 2010 a rappelé que l’imputation des pratiques d’une filiale à sa société mère ne constitue qu’une faculté.
43.TTDI allègue plus spécifiquement que l’Autorité n’a pas respecté la jurisprudence européenne en matière de mise en œuvre de la présomption d’influence déterminante, celle-ci visant notamment « à ménager un équilibre entre l’importance d’une part, de l’objectif consistant à réprimer les comportements contraires aux règles de concurrence (...) et, d’autre part, de l’exigence de certains principes généraux du droit de l’Union tels que (...) les droits de la défense, y compris le principe d’égalité des armes » (CJUE 29 septembre 2011, Elf Aquitaine, C-521/09, paragraphe 59).
44.TTDI souligne aussi que dans son rapport d’enquête du 14 novembre 2013, la DGCCRF avait estimé que DEM Austral a défini « sa propre stratégie commerciale, financière et technique (et s’est) affranchie du contrôle hiérarchique de sa maison mère » (paragraphe 1191). Or, du fait du choix de traiter cette affaire en procédure simplifiée, elle a été privée de la possibilité de répliquer par une contestation raisonnée à la motivation présentée par le rapporteur dans son rapport. Pour y remédier, le dossier aurait dû être renvoyé à l’instruction.
45.Le ministre chargé de l’économie rappelle en réponse que les conclusions du rapport administratif d’enquête ne s’imposent pas à l’Autorité. Il ajoute qu’il ressort clairement de la décision attaquée que contrairement à ce qui est allégué, l’imputation retenue n’est pas fondée sur la seule présomption d’exercice de détention du capital, mais également sur le constat que cette présomption n’a pas été réfutée par TTDI, qui avait pourtant été mise en situation d’opposer une contestation raisonnée aux arguments avancés par l’Autorité dans sa notification des griefs. Il observe enfin que la phrase extraite de la notification de griefs et citée dans les écritures en défense ne doit pas être entendue isolément, et qu’en toute hypothèse ce n’est qu’une reprise de la pratique de la Commission en matière de respect de l’article 6 paragraphe 1 de la CSDH. Il en déduit que l’argument avancé par la requérante selon laquelle l’Autorité aurait procédé à un détournement de la présomption d’imputabilité n’est pas étayé.
46.L’Autorité souligne qu’aucun élément de la notification des griefs ne laisse penser que TTDI s’est vu imputer, par les services d’instruction, des pratiques de sa filiale, au seul motif de l’insolvabilité de cette dernière. Elle observe que TTDI a par ailleurs, en réponse à la notification de griefs, présenté des observations de plus de quinze pages accompagnées de plusieurs pièces jointes destinées, notamment, à renverser la présomption d’imputabilité retenue à son encontre. Elle a donc été, de façon effective, mise en mesure de présenter une contestation raisonnée, conformément au droit à un procès équitable, ainsi qu’il ressort des paragraphes 102 à 109 de la décision attaquée.
47.Elle ajoute que TTDI invoque de façon infondée la bonne administration de la justice, alors que l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne s’adresse pas aux États membres, mais uniquement aux institutions, organes et organismes de l’Union européenne (Conseil d’État 9 novembre 2015 n° 381171), et que l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice reconnu par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2009-595 du 3 décembre 2009 peut être pris en compte par le législateur pour édicter des dispositions législatives d’organisation de la justice, mais ne constitue pas un principe de fond invocable à l’égard d’une décision administrative.
48.Le ministère public considère que c’est à bon droit que l’Autorité a procédé aux constats du paragraphe 105 de la décision attaquée. Il ajoute que la décision a répondu de manière détaillée aux paragraphes 106 à 108 aux arguments de la société TTDI avant de conclure au paragraphe 109 que la présomption n’était pas renversée.
Sur ce, la Cour,
49.Tel qu’ils découlent de l’article 6 paragraphe 1 de la CESDH et du droit à un procès équitable, les principes de bonne administration de la justice et de l’égalité des armes, au sens du juste équilibre entre les parties, valent aussi bien au civil qu’au pénal. Le premier ne permet pas, dans une société démocratique, de priver la personne accusée d’un procès équitable pour des considérations d’opportunité (CEDH, 5 février 2008, Ramanauskas, n° 74420/01, paragraphe 53). Le second implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause, y compris ses preuves, dans des conditions qui ne placent pas l’une des parties dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (CEDH 27 octobre 1993, Dombo Beheer, n° 1448/88, paragraphe 33).
50.En l’espèce, la Cour observe, en premier lieu, que la notification des griefs a été adressée à toutes les entreprises mises en cause dans la procédure le 6 novembre 2017. Elle a donc été envoyée à TTDI postérieurement à l’ouverture de la procédure de liquidation judiciaire de sa filiale DEM Austral, le 13 avril 2016, circonstance qui a été mentionnée expressément au paragraphe 105 de la notification des griefs.
51.Cependant, c’est sans offre de preuve que TTDI allègue que l’imputation des pratiques à la société mère l’a été pour cette seule raison.
52.Il résulte au contraire des paragraphes 106 suivants de la notification des griefs que c’est après examen de l’actionnariat de l’ensemble des entreprises en cause que les pratiques ont été imputées à deux sociétés mères, SA Mobilitas et TDDI, en raison d’une détention par ces dernières respectivement de 99,8 % et 100 % du capital des filiales concernées et après exposé de la pratique décisionnelle et de la jurisprudence sur les conditions du renversement de la présomption d’absence d’autonomie de la filiale.
53.Cette analyse est développée après un paragraphe 104 aux termes duquel « ainsi qu’il ressort d’une jurisprudence constante, lorsque l’existence d’une infraction est établie, il convient de déterminer la personne physique ou morale qui était responsable de l’exploitation de l’entreprise en cause au moment où l’infraction a été commise, afin qu’elle réponde de cette infraction. L’infraction doit, ainsi, être imputée sans équivoque à une personne juridique qui sera susceptible de se voir infliger la sanction ». Il ne peut pas non plus être tiré de la formulation de cette reprise de la jurisprudence, dans un paragraphe d’ordre général, que l’imputation des pratiques à la société mère ne l’a été qu’en vue de pallier à l’insolvabilité de DEM Austral, puisqu’elle s’inscrit dans le cadre du droit de la concurrence qui donne à la notion d’ « entreprise » un sens spécifique.
54.Les allégations de l’auteur du recours relatives aux motifs qui ont conduit à notifier des griefs à TTDI manquent donc en fait.
55.La Cour relève, en deuxième lieu, que les principes de bonne administration de la justice et de l’égalité des armes ne peuvent conduire à écarter l’application de l’article L. 463-3 du code de commerce, aux termes duquel le rapporteur général de l’Autorité peut, lors de la notification de griefs aux parties, décider que l’affaire sera examinée sans établissement préalable d’un rapport. Ce choix procédural s’impose certes aux parties, en ce compris celle qui a pu ne pas être mise en cause lors de l’enquête administrative, mais la sanction pécuniaire est corrélativement plafonnée sur le fondement de l’article L. 464-5 du code de commerce et le respect du principe du contradictoire est assuré, à l’occasion des observations en réponse à la notification des griefs d’une part, lors de la séance, d’autre part, offrant à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause, y compris jusque devant la Cour.
56.TTDI avait la faculté de répliquer par une contestation raisonnée à l’argumentaire présenté par le rapporteur dans la notification des griefs par des observations écrites et elle s’en est au demeurant effectivement saisie, ainsi qu’il a déjà été exposé paragraphe 40 du présent arrêt. Elle a en outre été entendue lors de la séance du 11 septembre 2019, à l’issue d’une phase contradictoire qui a duré deux ans.
57.Ainsi, comme il ressort au demeurant de la motivation même de la décision attaquée (paragraphes 88 à 90 « rappel des principes » et paragraphes 102 à 109 « en ce qui concerne la société TTDI »), l’imputation des pratiques à la société mère ne résulte pas de la situation financière de la filiale. Elle n’a pas non plus été fondée sur la seule structure de détention du capital. Elle l’a été sur le double constat que TTDI détenait 100 % du capital de sa filiale et qu’elle n’est pas parvenue à réfuter avoir exercé une influence déterminante sur sa filiale unipersonnelle, bien qu’elle ait été mise en mesure d’opposer une contestation raisonnée aux arguments avancés par l’Autorité dans sa notification des griefs.
58.Il s’en déduit que le moyen tiré de la méconnaissance alléguée de l’objectif d’une bonne administration de la justice et du principe de l’égalité des armes n’est pas fondé et doit donc être écarté.
II. SUR LA LÉGALITÉ INTERNE DE LA DÉCISION
A. Sur la méconnaissance alléguée des règles d’imputabilité
59.TTDI renvoie aux conclusions du rapport administratif d’enquête sur ce point et demande à la Cour de constater que DEM Austral a déterminé de façon autonome son comportement sur le marché en cause et qu’elle ne constituait pas une unité économique avec sa société mère.
60.Elle énumère plus spécifiquement les éléments suivants : – le lien qui unit les deux sociétés est exclusivement capitalistique, il n’existe pas de holding et TTDI ne consolide pas ses comptes avec ceux de ses filiales ;
– les sociétés que TTDI contrôle du point de vue capitalistique ne portent pas le même nom, ce qui démontre qu’elles ne peuvent être assimilées à un groupe intégré ;
– TTDI ne s’est jamais immiscée dans la gestion de DEM Austral ;
– dans l’exercice de ses activités quotidiennes, le gérant de DEM Austral déterminait la totalité des prix pratiqués par la filiale et l’intégralité de sa politique commerciale ;
– les deux sociétés n’ont pas les mêmes dirigeants ;
– les services comptables et administratifs des deux sociétés étaient distincts et indépendants ;
– lorsqu’en 2009 le gérant de DEM Austral a obtenu un « crédit professionnel » de la BNP Paribas, ce dernier a été garanti « sur sa tête » c’est à dire sur ses propres deniers ;
– TTDI ne suivait pas l’activité du gérant de DEM Austral et l’un deux a au demeurant été condamné pour avoir utilisé des fonds de l’entreprise pour régler des dettes de jeu ;
– les deux sociétés exerçaient leur activité dans le secteur du déménagement mais DEM Austral était à la Réunion alors que TTDI est basée en Normandie ;
– DEM Austral gérait seule ses relations avec l’administration militaire, notamment dans le cadre des négociations qui ont conduit à la signature des conventions tarifaires ;
– DEM Austral faisait appel à un sous-traitant, First, et à un sous-transitaire, Somatrans, qui sont des sociétés indépendantes qui n’ont aucun lien avec TTDI.
61.TTDI invoque l’arrêt de la CJUE du 29 septembre 2011 Elf Aquitaine précité aux termes duquel la Commission est « sous peine de rendre la présomption (d’exercice effectif d’une influence déterminante) irréfragable, tenue d’exposer de manière adéquate (…) les raisons pour lesquelles les éléments de fait et de droit invoqués n’ont pas suffi à renverser ladite présomption ». Elle ajoute que dans la décision attaquée, il est observé que les liens unissant la mère et sa filiale « sont purement capitalistiques » et que pour autant, l’Autorité se serait contentée de renvoyer à ses développements relatifs à une autre mise en cause, alors que des éléments distincts étaient en débat, et de juger par une phrase lapidaire que les explications de TTDI sont « pour certaines peu circonstanciées ».
62.Le ministre chargé de l’économie considère en réponse que l’Autorité a de façon pertinente estimé, aux paragraphes 106 et 107 de la décision attaquée, que la présomption d’influence déterminante de la société mère TTDI sur sa filiale DEM Austral n’était pas renversée, étant précisé que les affirmations générales non corroborées par des éléments de preuve convaincants ne sont pas suffisantes.
63.L’Autorité se réfère aux principes posés par l’arrêt de la Cour de justice Akzo Nobel du 10 septembre 2009 et observe qu’en cas de détention de la totalité ou la quasi-totalité du capital de la filiale auteur du comportement infractionnel, les circonstances susceptibles de conduire au renversement de la présomption d’influence déterminante de la mère sur sa filiale sont très spécifiques, l’avocat général désigné dans cette affaire ayant notamment cité les cas suivants : « a) la société mère est une société d’investissement gérée comme un simple investisseur financier ; b) la société mère n’est que passagèrement et pour un bref laps de temps propriétaire de l’intégralité du capital de la filiale et c) la société mère est empêchée pour des raisons juridiques de pleinement exercer le contrôle à 100 % de sa filiale » (conclusions de Mme Kokott, note de bas de page n° 67).
64.Elle ajoute que s’il appartient à l’Autorité d’exposer de manière adéquate les raisons pour lesquelles les éléments de fait et de droit invoqués par la société mère n’ont pas suffi à renverser la présomption, « l’Autorité n’est pas pour autant tenue de prendre position sur des éléments manifestement hors de propos ou secondaires » (CA Paris 19 mai 2016 Mobilitas n° 2014/25803). Elle fait aussi valoir que la circonstance qu’il n’ait pas été pris position sur le fait que TTDI et DEM Austral ne portaient pas le même nom est sans incidence sur la légalité de la décision attaquée, cet élément, purement formel, ne pouvant influer sur l’appréciation de l’autonomie de la filiale. L’Autorité n’était pas non plus tenue de prendre expressément position sur le fait qu’il n’existe pas de holding au niveau de TTDI ni de consolidation des comptes, cette circonstance, très générale, étant sans influence sur le comportement autonome d’une filiale. Elle renvoie pour le surplus aux paragraphes 107 et 108 de la décision attaquée.
65.Elle observe enfin qu’aux termes de l’arrêt du TUE du 29 juin 2012 (affaire T-360/09, E.ON Ruhrgas) « la seule démonstration que c’est la filiale qui gère les aspects spécifiques de sa politique commerciale (telle la stratégie de distribution ou des prix) sans recevoir de directives à cet égard ne saurait suffire à conclure à l’autonomie de la filiale. À fortiori, le critère de savoir si la société mère s’est mêlée de la gestion quotidienne de sa filiale est dépourvue de pertinence ».
66.Le Ministère public est du même avis.
Sur ce, la Cour,
67.Selon une jurisprudence constante, le comportement d’une filiale peut être imputé à la société mère lorsque, bien qu’ayant une personnalité juridique distincte, cette filiale ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais applique pour l’essentiel les instructions qui lui sont données par la société mère, eu égard en particulier aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent ces deux entités juridiques.
68.Selon une jurisprudence toute aussi constante, dans le cas particulier où une société mère détient 100 % du capital de sa filiale, il existe une présomption réfragable selon laquelle ladite société mère exerce effectivement une influence déterminante sur le comportement de sa filiale. Dans ces circonstances, la preuve que la totalité du capital d’une filiale est détenue par sa société mère suffit pour présumer que cette dernière exerce une influence déterminante sur la politique commerciale de cette filiale. Il appartient en conséquence à la société mère, à laquelle il incombe de renverser cette présomption, d’apporter des éléments de preuve suffisants de nature à démontrer que sa filiale se comporte de façon autonome sur le marché.
69.Dans l’arrêt Schindler du 18 juillet 2013 (C-501/11 P), la CJUE a ajouté que « ladite présomption repose sur le constat selon lequel, sauf circonstances tout à fait exceptionnelles, une société détenant la totalité ou la quasi-totalité du capital d’une filiale peut, compte tenu de cette seule détention, exercer une influence déterminante sur le comportement de cette filiale ».
70.Il s’en déduit, d’une part, que pour renverser la présomption de l’influence déterminante de la société mère sur sa filiale, la mère doit produire des éléments de preuve suffisants de nature à démontrer que la filiale se comporte de façon autonome sur le marché, et, d’autre part, que lorsque la participation détenue dans le capital est de 100 % ou de la quasi-totalité des titres, le seuil probatoire est élevé, puisque seules des circonstances bien spécifiques peuvent utilement renverser la présomption.
71.En l’espèce, les liens capitalistiques entre les deux sociétés sont anciens puisqu’il ressort des statuts (cotes 3056 à 3074) que TTDI a détenu dès la création de DEM Austral en 1997, 40 % des parts sociales de cette société, étant observé que l’autre associé dans les mêmes proportions, Maison Odinet SA, a son siège social à la même adresse au Havre et que ces deux sociétés ont fusionné dans les années qui ont suivi. Les 20 % restant étaient détenus par une personne physique, M. Stéphane Odinet.
72.Il est établi en outre qu’à compter de 2002, soit plusieurs années avant le début des pratiques, la prise de participation de TTDI a été portée à 100 %, DEM Austral devenant société unipersonnelle et filiale à associé unique. Ce niveau maximal de contrôle a été maintenu jusqu’à la liquidation judiciaire de DEM Austral.
73.Il importe peu, dans de telles conditions, que les dirigeants de TTDI et de DEM Austral aient été distincts, que les sociétés n’aient pas eu les mêmes dénominations et que TTDI n’ait pas créé de holding de participation et n’ait pas souhaité, comme elle en avait la faculté, que des comptes consolidés soient dressés.
74.La circonstance que TTDI n’ait pas opté pour la création d’un groupe intégré est sans effet sur le constat selon lequel à la date des pratiques soit du 25 février 2008 au 30 août 2012, par application du droit des sociétés, TTDI détenait l’intégralité du capital et des droits de vote et disposait dans DEM Austral, SARL à associé unique, de leviers d’action majeurs, en ce compris la nomination et la révocation du gérant non associé.
75.Il convient de rappeler, au demeurant, que si l’existence de dirigeants communs constitue un indice de l’exercice d’une influence déterminante, l’absence d’un tel chevauchement ne saurait constituer un indice suffisant de l’autonomie de la filiale (arrêt du TUE du 14 juillet 2011, T-190/06, Total et Elf Aquitaine, point 65).
76.Force est de constater, en outre, que les arguments de TTDI quant à l’autonomie de sa filiale résultant des agissements du gérant non associé sont de faible portée.
77.Comme le relève TTDI, le gérant de DEM Austral était investi des pouvoirs les plus étendus pour agir en toutes circonstances au nom de la société. Cependant les statuts, ainsi que le prescrit l’article L. 223-18 de commerce, précisent que cette règle s’applique « vis à vis des tiers ». Les statuts comprennent aussi une clause prévoyant une autorisation préalable des associés pour un certain nombre d’actes importants. Un encadrement juridique de la gérance avait donc été prévu.
78.Il est constant, de plus, que les malversations alléguées au préjudice de la filiale imputables à un gérant de DEM Austral ont été mises en œuvre antérieurement aux pratiques. Ces circonstances, non seulement ne peuvent utilement être invoquées par TTDI pour renverser la présomption d’influence déterminante, mais sont de nature à entraîner une intervention accrue de la mère dans sa filiale. Il peut être constaté qu’un changement du gérant est ainsi intervenu à deux reprises.
79.Il est établi, par ailleurs, que le gérant en fonction en 2009 a sollicité auprès de BNP Paribas un « financement à 100 % d’un projet professionnel ». Il ne peut cependant, comme le fait TTDI dans ses écritures, être tiré des mentions relatives aux garanties données dans ce cadre (« ADI (assurance décès invalidité) sur la tête du gérant et nantissement du véhicule ») qui figurent sur la pièce versée aux débats, que la politique de la filiale était exclusivement déterminée et mise en œuvre par ce gérant, de manière autonome, sans devoir en rendre compte à la société mère ni se soumettre à ses directives.
80.Force est de constater, enfin, que les autres arguments de TTDI quant à l’autonomie de sa filiale sont peu appuyés par des pièces.
81.Il se déduit de ces dernières que DEM Austral a reçu le 26 septembre 2006 une lettre de mission de présentation des comptes annuels d’un cabinet d’expertise comptable, que c’est le gérant qui a sollicité le renouvellement du droit au bail le 14 juin 2010 et qu’il a aussi signé le 1 décembre 2010 un contrat d’attaché commercial itinérant et le 1er août 2012 un avenant au contrat de travail d’un autre salarié. Pour autant, ces éléments parcellaires et particulièrement limités ne peuvent en eux-mêmes démontrer que DEM Austral se serait affranchi du contrôle hiérarchique de sa société mère pour définir sa politique commerciale et se comportait de façon autonome sur le marché.
82.TTDI reste au surplus taisante sur la nature des liens commerciaux ayant existé avec sa filiale, notamment pour la partie du déménagement situé en métropole, étant relevé que DEM Austral faisait partie du « réseau commercial Maison Odinet » (p. 21 du rapport administratif) et que les navires en provenance de la Réunion accostent au Havre. Elle allègue que sa filiale a eu recours, dans des proportions qu’elle ne précise pas, à un sous-traitant situé à la Réunion et un sous-transitaire dont le siège social est en région lyonnaise mais elle ne produit à l’appui de ces allégations que les extraits de Kbis de ces sociétés.
83.C’est en vain que TTDI se réfère de surcroît aux conclusions du rapport administratif initial, ces dernières ne s’imposant pas à l’Autorité et ce rapport ne visant ou annexant aucune pièce venant étayer l’affirmation posée par la DGCCRF p. 214 (paragraphe 1191).
84.Sont certes mises au débat des conventions relatives à l’exécution des transports des bagages des militaires affectés à La Réunion signées par des dirigeants d’entreprises de déménagement de la Réunion, dont celui de DEM Austral (cotes 267 et suivantes). Cependant, les conventions outre-mer, qui visent à fixer les conditions tarifaires qui ne peuvent être dépassées, présentent des spécificités évoquées paragraphes 48 et suivants du rapport administratif et il ne peut être déduit de ce seul élément que DEM Austral gérait ses relations avec l’administration militaire sans aucune directive de sa société mère.
85.TTDI ne fournit aucune autre offre de preuve et se contente d’affirmer qu’elle ne s’est jamais immiscée dans la gestion de DEM Austral ; que dans l’exercice de ses activités quotidiennes, le gérant de DEM Austral déterminait la totalité des prix pratiqués par la filiale et l’intégralité de sa politique commerciale et que les deux sociétés disposaient de services comptables et administratifs indépendants. Or, compte tenu de la présomption d’influence déterminante de la mère sur la filiale à 100 %, il appartient à TTDI non pas seulement d’alléguer, mais de démontrer les faits nécessaires au succès de sa prétention.
86.La Cour constate, en conséquence, que TTDI soutient en vain que DEM Austral se serait comportée de façon autonome, son analyse reposant sur des affirmations non étayées par des éléments concrets ou pertinents.
87.Il s’en déduit que l’Autorité a fait en l’espèce une exacte application des règles relatives à l’imputabilité des pratiques et que le moyen doit être rejeté faute d’éléments probants permettant de renverser la présomption d’influence déterminante de TTDI sur DEM Austral, dont elle était l’associée unique.
B. Sur la méconnaissance alléguée du principe d’égalité de traitement
88.Pour le calcul de la sanction, la décision attaquée s’est référé aux modalités décrites dans son communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires (ci-après le « communiqué sanctions »).
89.S’agissant de DEM Austral, elle a retenu au titre de la valeur des ventes affectées par la pratique la somme de 483 011 euros. Elle a ensuite souligné que l’utilisation de devis de couverture constitue une pratique grave par elle-même, qui a pour objet et peut avoir pour effet de faire échec au processus de mise en concurrence des entreprises, et qui perturbe de surcroît un processus d’optimisation des deniers publics. Elle a relevé que, de surcroît, les sociétés en cause, du fait de « l’abondance de la pratique décisionnelle et de la jurisprudence en matière de déménagements de militaires », ne pouvaient raisonnablement ignorer le caractère prohibé et la gravité de la pratique. Au titre du dommage à l’économie, elle a observé que face à une clientèle confrontée à la nécessité de rejoindre sa nouvelle affectation à une date arrêtée, une entente entre professionnels est susceptible d’élever de manière significative le prix des prestations, aucun contre-pouvoir n’étant susceptible de s’exercer. Les déménagements de personnel militaire offrent en outre aux professionnels du déménagement concernés une double garantie d’un volant régulier de commandes et d’une sûreté de règlement de ces prestations. Elle a en conséquence retenu une proportion de la valeur des ventes s’élevant à 12 %. Elle en a déduit, s’agissant de DEM Austral pour laquelle les pratiques avaient duré 4 ans et six mois, un montant de base de 159 394 euros.
90.L’Autorité a ensuite rappelé qu’il lui appartient aussi de prendre en compte les difficultés financières particulières invoquées par les parties de nature à diminuer la leur capacité contributive. Elle a considéré, s’agissant tant des sociétés AGS Réunion et Mobilitas que DEM Austral et TTDI, que « l’analyse des éléments financiers et comptables communiqués conduisent à considérer qu’ils n’attestent pas de difficulté particulière empêchant ces entreprises de s’acquitter de la sanction envisagée », ce qui n’était pas le cas d’A.T. Océan indien, en redressement judiciaire, ni des sociétés CHEUNG Déménagements et DLD Déménagements Transports, en liquidation judiciaire.
91.TTDI soutient que la décision attaquée méconnaît le principe d’égalité de traitement dans la mesure où elle n’a pas pris en compte le fait que DEM Austral était en liquidation judiciaire pour ne pas lui infliger de sanction, malgré son incapacité contributive, alors que cette même circonstance a conduit l’Autorité à dispenser de sanction les sociétés CHEUG Déménagements et DLD Déménagements Transports, qui se trouvaient dans une situation comparable.
92.Elle ajoute qu’en lui infligeant, ainsi qu’à sa filiale, une sanction, l’Autorité a méconnu le principe de prohibition du relèvement automatique des sanctions du seul fait de l’appartenance à un groupe.
93.L’Autorité, le ministre chargé de l’économie et le ministère public soulignent en réponse que l’Autorité n’a pas l’obligation d’appliquer à une société un taux mathématiquement et parfaitement corrélé au taux des autres sociétés en fonction du chiffre d’affaires de chacune, dès lors que la prise en compte des éléments produits répond à l’individualisation requise par l’article L. 464-2 alinéa 3 du code de commerce qui tend à garantir le caractère à la fois proportionné et dissuasif de la sanction.
94.Le ministre chargé de l’économie se réfère en outre à deux arrêts de la cour d’appel de Paris (29 septembre 2008, Établissements Mahé, RG n° 2008/12495 ; 28 mars 2013, Shell, RG n° 2011/18245) et l’arrêt de la Cour de cassation du 18 novembre 2008 (Carrefour, n° 1206-F-D) aux termes desquels la motivation des sanctions est nécessairement liée aux faits et au contexte propres à chaque espèce et que doivent être écartés les argumentations des parties établissant des comparaisons entre les sanctions appliquées à d’autres entreprises, que ce soit dans la même affaire ou dans d’autres espèces.
Sur ce, la Cour,
95.Le principe d’égalité de traitement constitue un principe général du droit de l’Union, consacré par les articles 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
96.Il ressort d’une jurisprudence constante que ce principe exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié (voir, notamment, les arrêts de la CJUE du 10 janvier 2006, IATA et ELFAA, C-344/04, point 95, du 3 mai 2007, Advocaten voor de Wereld, C-303/05 point 56 ; 16 décembre 2008, Arcelor Atlantique C-127/07, point 23 ; Akzo Nobel Chemical, C-550/07 P, points 54 et 55 ; et du 11 juillet 2013, Ziegler, C-439/11, point 132).
97.Ce principe trouve à s’appliquer notamment au stade de l’évaluation de la sanction pécuniaire, étant rappelé que le troisième alinéa de l’article L. 464-2 du code de commerce dispose que les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la situation individuelle de l’entreprise sanctionnée ou du groupe auquel elle appartient et que le point 61 du communiqué sanctions précise que « les difficultés rencontrées individuellement par les entreprises ou organismes peuvent être prises en compte dans le cadre de la détermination de la sanction, si ceux-ci rapportent la preuve, chacun en ce qui le concerne, de leurs difficultés contributives ».
98.L’Autorité fait, à cet égard, justement observer dans ses écritures que, même si les sanctions sont infligées à des personnes morales, en qualité de société auteur des pratiques ou de société mère, les infractions au droit de la concurrence sont commises par des entreprises, notion économique qui s’apprécie distinctement de la personnalité juridique. Dans cette mesure, au stade de l’évaluation de la sanction pécuniaire et sauf dans l’hypothèse où une filiale auteure de pratiques anticoncurrentielles a agi de manière autonome, il convient, pour apprécier sa situation financière, de prendre en compte la situation financière de l’auteur de la pratique, mais également la situation financière de sa société mère.
99.Il s’en déduit qu’en l’espèce, il y avait lieu d’apprécier selon la même grille d’analyse les difficultés contributives des sociétés DEM Austral et TTDI d’une part, et AGS Réunion et Mobilitas d’autre part, les sociétés mères des filiales auteurs des pratiques s’étant l’une et l’autre vues notifier des griefs en raison de l’application de la présomption d’influence déterminante et se trouvant dans des situations comparables.
100.En revanche, DEM Austral ne se trouvait pas dans une situation comparable à celle des sociétés CHEUNG Déménagements, DLD Déménagements Transport, personnes morales. Certes, elles aussi avaient été mises en liquidation judiciaire, mais elles étaient détenues par des personnes physiques (notification des griefs paragraphe 106) et agissaient de manière autonome sur le marché. Étant placées dans une situation différente, ces entreprises pouvaient être sanctionnées de manière différente.
101.Il ressort de la décision attaquée que l’Autorité a pris en compte, ainsi qu’il ressort du paragraphe 167, la situation financière de DEM Austral, auteur de la pratique, mis ou mise en liquidation judiciaire, mais également la situation financière de sa société mère, qui n’avait pas de difficultés financières particulières l’empêchant de s’acquitter de la sanction envisagée. Elle en a fait au demeurant de même au paragraphe 166 s’agissant des sociétés AGS Réunion et Mobilitas, considérant, à juste titre, que ces entreprises se trouvaient pour cette raison dans une situation comparable.
102.Il doit être constaté, enfin, qu’aucun coefficient de majoration pour appartenance à un groupe puissant (point 49 du communiqué sanctions) n’a été appliqué en l’espèce. Les critiques formées à ce titre par TTDI sont dès lors sans objet.
103.Il s’en déduit que l’Autorité a fait en l’espèce une application appropriée des règles relatives à l’individualisation de la sanction, dans le respect du principe de l’égalité de traitement et que le moyen doit être rejeté.
III. SUR LES AUTRES DEMANDES
104.TTDI succombant en ses prétentions, il n’y a pas lieu de faire droit à sa demande de restitution des fonds indûment versés ni de faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
105.Il convient de condamner l’auteur du recours aux dépens pour ce même motif.
PAR CES MOTIFS
REJETTE le recours formé par la société Transports-Transit-Déménagements contre la décision de l’Autorité de la concurrence n° 20-D-05 du 23 mars 2020 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des déménagements des personnels militaires au départ de la Réunion ;
DIT n’y avoir lieu à application de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la société Transports-Transit-Déménagements aux dépens.