CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 6 juin 2019, n° 18/03063
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Editions Croque futur (SNC), Syndicat des éditeurs de la presse magazine
Défendeur :
Conforama investissement (SNC), Conforama développement (SAS), Conforama holding (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chevalier
EXPOSÉ DU LITIGE
Le président du tribunal de commerce de Meaux, par ordonnance du 12 décembre 2017, a désigné un administrateur judiciaire en qualité de mandataire ad hoc du groupe Conforama sur le fondement des dispositions de l'article L 611-3 du code de commerce destinées à prévenir les difficultés des entreprises.
Le 10 janvier 2018 vers 17h30, la société en nom collectif Les Editions Croque Futur a publié sur son site internet 'Challenge.fr' un article intitulé ' Exclusif : Conforama serait placé sous mandat ad hoc'.
Un article contenant la même information a été publié dans la version papier du magazine Challenge paru 11 janvier 2018.
Le président du tribunal de commerce de Paris, par ordonnance du 12 janvier 2018, a autorisé la SNC Conforama Investissement, la SAS Conforama Développement et la SA Conforama Holding à assigner la SNC Les Editions Croque Futur à son audience du 16 janvier 2018 et, par ordonnance contradictoire rendue le 22 janvier 2018, il a statué comme suit sur le fondement de l'article 873, alinéa 1, du code de commerce :
- ordonnons à la société Les Editions Croque Futur de retirer de son site internet l'article du 10 janvier 2018 intitulé ' Exclusif : Conforama serait placé sous mandat ad hoc', et ce sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard, passé le délai de 2 jours à compter du prononcé de la présente décision, astreinte limitée à 60 jours, délai au-delà duquel il pourra à nouveau être fait droit ;
- interdisons à la société Les Editions Croque Futur de publier quelque article que ce soit relatif à une procédure de prévention concernant le groupe Conforama, sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée, à compter du prononcé de la présente décision ;
- nous réservons la liquidation de l'astreinte ;
- condamnons la société Les Editions Croque Futur à payer aux requérantes la somme de 4 000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- déboutons la défenderesse de sa demande reconventionnelle ;
- condamnons la SNC Les Editions Croque Futur aux entiers dépens.
Le premier juge a fondé cette décision sur les motifs selon lesquels l'information litigieuse était couverte par l'article L 611-15 du code de commerce tel qu'il a été interprété par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans son arrêt du 15 décembre 2015 et la défenderesse n'établit pas que cette information contribuait à l'information nécessaire du public sur une question d'intérêt général.
Par déclaration en date du 5 février 2018, la société Les éditions Croque Futur a fait appel de toutes les dispositions de cette ordonnance.
Le Syndicat des Editeurs de la Presse Magazine (SEPM), par conclusions en date du 25 juin 2018, a déclaré intervenir volontairement à cette instance.
Par arrêt rendu le 7 février 2019, la cour de céans a reçu cette intervention volontaire, rejeté la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité posée par la SNC les Editions Croque Futur et renvoyé l'affaire au principal à l'audience du 18 avril 2019.
Au terme de ses conclusions communiquées par voie électronique le 26 mars 2019, la société Les Editions Croque Futur a demandé à la cour, sur le fondement des articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 873, alinéa 1er, du code de procédure civile et L.611-15 du code de commerce, de :
- la déclarer recevable et bien fondée en son appel et ses présentes écritures ; y faisant droit :
- infirmer l'ordonnance de référé prononcée par le président du tribunal de commerce de Paris le 22 janvier 2018 ; statuant à nouveau :
- dire et juger que l'article L 611-15 du code de commerce ne saurait être appliqué à des organes de presse ;
en tout état de cause :
- constater que la publication litigieuse a poursuivi un but d'information du public sur un sujet d'intérêt général ;
en conséquence :
- constater que l'atteinte alléguée aux droits dont prétend bénéficier le groupe Conforama n'est pas caractérisée ;
- constater l'absence de trouble manifestement illicite et de dommage imminent ;
- débouter la SNC Conforama Investissement, la SAS Conforama Développement et la SA Conforama Holding de l'ensemble de leurs demandes, fins et prétentions ;
reconventionnellement :
- condamner solidairement la SNC Conforama Investissement, la SAS Conforama Développement et la SA Conforama Holding à lui payer la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens, avec application de l'article 699 du même code au profit de Maître H....
La société Les Editions Croque Futur a fait valoir en substance les éléments suivants :
- le champ d'application de l'article L 611-15 du code de commerce, au vu de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de son libellé, ne doit pas être étendu aux organes de presse ; si la Cour de cassation a admis que cet article pouvait restreindre l'exercice du droit à la liberté d'expression des journalistes, c'est dans des conditions très encadrées ;
- dans l'affaire en examen, l'article incriminé contribue à l'information du public sur une question d'intérêt général en ce qu'il s'adresse à un électorat très large et non professionnel, le groupe Conforama est le leader européen de l'équipement de la maison et très connu du grand public, sa santé financière est une question d'intérêt général, elle a fait l'objet de nombreux articles antérieurs à la publication en cause et celle-ci se borne à évoquer l'existence d'un mandat ad hoc ;
- la preuve d'un trouble manifestement illicite n'est pas rapportée faute de violation évidente de la règle de droit ; la démonstration d'un dommage imminent n'est pas non plus établie, le groupe Conforama indiquant avoir conclu un accord de financement le lendemain de l'ordonnance attaquée.
Dans ses conclusions transmises le 25 juin 2018, le SEPM a demandé à la cour de :
- déclarer la société Les Editions Croque Futur recevable et bien fondée en son appel ;
- le déclarer recevable en son intervention volontaire à titre accessoire au soutien des intérêts de la société Les Editions Croque Futur en application de l'article 330 du code de procédure civile ; en conséquence :
- infirmer l'ordonnance du 22 janvier 2018 en toutes ses dispositions ; et statuant à nouveau :
- dire n'y avoir lieu à référé ;
- condamner les sociétés intimées aux dépens.
Le SEPM a exposé en résumé les éléments suivants :
- l'article L 611-15 du code de commerce ne respecte pas les exigences de prévisibilité de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales : selon l'article 10, alinéa 2, de cette convention, les restriction à la liberté d'expression doivent être prévues par la loi et le libellé de l'article L 611-15 ne vise que ceux qui sont appelés à la procédure ou qui en ont connaissance du fait de leur fonctions ; une interprétation extensive de cet article est contraire aux exigences de l'article 10, précité ;
- l'interdiction prononcée par le premier juge est disproportionnée car les articles en cause relèvent d'un sujet d'intérêt général : l'économie constitue un sujet d'intérêt pour un grand nombre de citoyens, la Cour européenne des droits de l'Homme a fait souvent prévaloir la liberté d'information en ce domaine et il convient de tenir compte aussi de la directive UE 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites ; l'interdiction pure et simple pour le passé et pour l'avenir prononcée par le premier juge est disproportionnée. La SNC Conforama Investissement, la SAS Conforama Développement et la SA Conforama Holding, par conclusions transmises par voie électronique le 28 juin 2018, ont demandé à la cour, sur le fondement des articles 10, paragraphe 2 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, L 611-15 du code de commerce et 873 du code de procédure civile, de :
- confirmer l'ordonnance de référé du président du tribunal de commerce de Paris du 22 janvier 2018 ;
- en conséquence, débouter la société Les Editions Croque Futur de l'ensemble de ses demandes ;
- condamner la société Les Editions Croque Futur à leur payer la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens, avec application de l'article 699 du même code au profit de Maître J....
Les intimées ont fait soutenir en résumé ce qui suit :
- la Cour de cassation dans un arrêt du 15 décembre 2015 et la cour de céans ont admis que la confidentialité des procédures de mandat ad hoc et de conciliation prévue à l'article L.611-15 du code de commerce s'impose pleinement aux organes de presse, cela en conformité avec l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales qui admet que des restrictions peuvent être apportées à la liberté d'expression ;
- le placement du groupe Conforama sous mandat ad hoc ne relève pas d'un débat d'intérêt général ; l'importance de l'entreprise ne saurait constituer un critère justifiant que ce soit le cas ; elle augmente au contraire l'exigence de protection de la confidentialité prévue par la loi ; il en va de même de l'argument selon lequel le magazine Challenge vise le grand public ; et les publications parues antérieurement aux articles en cause n'avaient pas fait mention du mandat ad hoc ;
- les articles litigieux leur ont causé un préjudice grave en ce qu'ils ont porté atteinte au crédit du groupe Conforama à un moment où il s'attachait à restaurer la confiance ;
- les mesures sollicitées présentaient par nature un caractère d'urgence ;
- l'argumentation du SEPM en ce qui concerne la portée de l'article L 611-15 code de commerce n'est pas fondée.
SUR CE LA COUR
En vertu de l'article 873 du code de procédure civile, le président du tribunal de commerce peut, dans les limites de la compétence de ce tribunal et même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. Dans l'affaire en examen, les sociétés du groupe Conforama font grief à la société Les Editions Croque Futur d'avoir mis en ligne le 10 janvier 2018 sur son site internet 'Challenge.fr' un article intitulé ' Exclusif : Conforama serait placé sous mandat ad hoc'.
Cet article est rédigé comme suit : 'Exclusif : Conforama serait placé sous mandat ad hoc Impacté par les irrégularités comptables de son actionnaire Steinhoff, le distributeur français de meubles bénéficierait d'une procédure de mandat ad hoc afin d'établir un dialogue avec ses créanciers. Conforama est dans l'oeil du cyclone. Un administrateur judiciaire aurait été désigné dans le cadre d'une procédure de mandat ad hoc. En décembre, sa maison-mère, le groupe sud-africain Steinhoff, avait annoncé des irrégularités comptables avec un trou de 2 milliards d'euros dans le bilan. Le rôle d'un mandataire ad hoc est notamment d'établir un dialogue avec les créanciers, de façon confidentielle, afin d'éviter un défaut de paiement. Contactée, la direction de Conforama a refusé de confirmer l'ouverture d'une telle procédure. Contorama veut lever 200 millions d'euros pour ses besoins de financement Selon Reuters, le distributeur est par ailleurs à la recherche d'un besoin de financement de 200 millions d'euros dans les prochains jours afin d'éviter que sa filiale autrichienne, KikaLeiner, ne plombe l'ensemble du groupe. De même, la filiale française Conforama est actuellement en train de lever 200 millions d'euros de financement avec l'aide de Rothschild. Et Steinhoff serait en passe d'obtenir de l'argent frais pour ses enseignes spécialisées européennes Poundland et Mattresa Firm. Suite à l'audit réalisé par PWC à la demande du groupe, en 2017, des banques créancières avaient bloqué, fin décembre, l'équivalent de 500 millions d'euros de lignes de crédit au niveau de la holding. L'inexactitude des comptes remonterait au delà de l'année 2015. Le groupe sud-africain, dont la dette dépasse 10 milliards d'euros, aurait surestimé le chiffre d'affaires de sa branche en Europe, qui comptent notamment l'enseigne Conforama. Celle-ci réalise des ventes de 3,5 milliards d'euros dans 335 magasins. Elle emploie 14.000 collaborateurs dans huit pays dont 9.000 en France. Bien qu'il soit légèrement remonté ces derniers jours, le cours de l'action Steinhoff a perdu plus de 80 % de sa valeur en décembre, soit 10 milliards d'euros de capitalisation évaporés, suite à la révélation des irrégularités comptables.
La Banque centrale européenne a vendu ses obligations Steinhoff avec une décote de 50% Selon Les Echos, la Banque centrale européenne (BCE) a cédé, avec une décote de l'ordre de 55 %, l'intégralité des obligations Steinhoff qu'elle avait acquises dans le cadre de son programme d'achat d'actifs. Cela représente une perte de 50 millions d'euros environ par rapport à leur valeur initiale. "En cas de faillite de Steinhoff, écrit le quotidien, la BCE se serait retrouvée avec les autres porteurs d'obligations au sein du comité chargé de défendre leurs intérêts." Pour éviter l'effondrement du groupe, une nouvelle équipe de direction a été constituée en décembre après la démission de son directeur général, Markus Jooste, et de Christo Wiese, son premier actionnaire, Alexandre Nodale, le directeur général de Conforama, a alors été nommé directeur général adjoint de Steinhoff International, Il garde cependant ses fonctions au sein de la filiale de distribution française.' Elles lui reprochent également d'avoir publié le lendemain, dans la version papier du magazine Challenge, un article intitulé 'L'enseigne Conforama serait placée sous mandat ad hoc' rédigé ainsi : 'L'enseigne Conforama serait placée sous mandat ad hoc. Un administrateur judiciaire aurait été désigné mandataire ad hoc de Conforama (14 000 collaborateurs, 335 magasins, 3,5 milliards d'euros de chiffres d'affaires, afin d'établir un dialogue avec les créanciers pour éviter un défaut de paiement. Le distributeur est dans la tourmente depuis que sa maison mère, le sud africain Steinhoff, a reconnu en décembre de graves irrégularités dans ses comptes, concernant ceux de ses filiales européennes. Un comité d'entreprise extraordinaire qui devait se tenir début janvier a été reporté sine die. La direction a refusé de commenter.'
L'article L 611-15 du code de commerce prévoit que toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité. Contrairement à ce que la société Les Editions Croque Futur et le SEPM ont fait valoir et ainsi qu'il a été jugé par la Cour de cassation dans ses arrêts du 15 décembre 2015 (pourvoi n° 14-11500) et du 4 octobre 2018 (pourvoi Q 18-10.688), cette obligation de confidentialité s'impose notamment aux organes de presse à moins qu'il soit établi que la divulgation d'une information couverte par cet article contribue à l'information légitime du public sur un débat d'intérêt général. Cette interprétation dudit article n'est pas contraire à l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales qui consacre le droit fondamental à la liberté d'expression, lequel comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations. Cet article dispose, en effet, à son paragraphe 2 que l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles.
Aux articles L. 611-1 et suivants du code de commerce, le législateur a prévu une procédure en faveur des entreprises qui rencontrent des difficultés économiques ou financières susceptibles de compromettre la poursuite de leur activité leur permettant d'obtenir la désignation d'un mandataire ad hoc ou d'un conciliateur chargé de trouver un accord avec leurs créanciers. L'obligation de confidentialité énoncée à l'article L 611-15 a pour objet d'assurer l'effectivité de cette procédures de prévention des difficultés des entreprises en visant, d'une part, à éviter que la situation de l'entreprise qui décide de recourir à une telle procédure ne soit connue des tiers, fournisseurs, clients et concurrents et, partant, que ses difficultés soient aggravées et, d'autre part, à favoriser le succès de la négociation en assurant aux créanciers ou partenaires que les traitements dérogatoires et les efforts qu'ils auront consentis dans le cadre de celle-ci ne puissent servir de références ultérieures. Il importe donc, afin d'assurer l'effet utile de l'article L. 611-15 du code de commerce et, partant, des procédures de mandat ad hoc et de conciliation prévues aux articles L. 611-1 et suivants, que l'obligation de confidentialité qu'il énonce soit comprise comme visant également les tiers et, en particulier, les organes de presse qui, par le biais d'une violation de cette obligation, ont eu connaissance d'informations qu'elle vise à protéger. Cette interprétation de la portée de cet article n'enfreint pas non plus l'exigence de prévisibilité à laquelle la Cour européenne des droits de l'homme a subordonné la validité d'une restriction au sens de l'article 10, § 2, précité.
En effet, au regard du libellé de l'article L. 611-15, précité, de l'objectif qu'il poursuit tel qu'il a été exposé ci-dessus et de l'enjeu qui s'attache aux procédures de prévention amiables, à savoir le sauvetage d'une entreprise avec toutes ses conséquences en matière d'emplois directs ou dérivés, il ne saurait être soutenu que la dite interprétation était imprévisible.
En outre, cette interprétation de l'article L. 611-15 du code de commerce n'est pas susceptible de compromettre le résultat prescrit par la directive 2016/943/UE du 8 juin 2016, en particulier de l'article 5 de celle-ci, selon lequel les États membres devront veiller à ce qu'une demande ayant pour objet l'application des mesures, procédures et réparations prévues par la présente directive soit rejetée lorsque l'obtention, l'utilisation ou la divulgation alléguée du secret d'affaires a eu lieu pour exercer le droit à la liberté d'expression et d'information établi dans la Charte, y compris le respect de la liberté et du pluralisme des médias. Le droit à la liberté d'expression et d'information consacré à l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, à laquelle la directive précitée doit être conforme, est susceptible de faire l'objet de restrictions dans les conditions énoncées à l'article 52 de celle-ci, lorsqu'elles sont prévues par la loi, dans le respect du principe de proportionnalité, si elles sont nécessaires et si elles répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général reconnus par l'Union ou au besoin de protection des droits et libertés d'autrui.
Ces conditions de la validité des restrictions pouvant être apportées à la liberté de la presse ne diffèrent pas de celles qui résultent de l'article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales et l'exigence de proportionnalité est également prise en compte dès lors qu'il est admis que la publication d'informations confidentielles par application de l'article L 611-15 du code de commerce ne constitue pas un trouble manifestement illicite au regard de la liberté d'informer du journaliste si les informations diffusées contribuent à l'information légitime du public sur un débat d'intérêt général. Dans l'affaire examinée, l'appelante et le SEPM ne justifient pas que l'information selon laquelle le groupe Conforama serait placée sous mandat ad hoc avait déjà fait l'objet d'une communication et été portée à la connaissance du public.
Aucun des articles parus dans Le Figaro, Les Echos et L'Humanité antérieurement à l'article mis en ligne sur le site Challenge.fr le 10 janvier 2018, cités par la société Les Editions Croque Futur, soit ceux parus les :
- 8 décembre 2017 « Dossier: Un énorme scandale financier précipite Conforama dans la tourmente »,
- 10 décembre 2017 « Steinhohh menace sur les retraites sud-africaines »,
- 11 décembre 2017 « Steinhoff, la maison mère de Conforama, doute d'un cinquième de ses actifs »,
- 11 décembre 2017 « Steinhoff reporte une rencontre avec ses créanciers bancaires »,
- 12 décembre 2017 « Steinhoff se bat pour sa survie »,
- 20 décembre 2017 « Steinhoff face au spectre d'un nouvel Enron Le propriétaire de Conforama a réuni hier ses banquiers à Londres et reconnu des irrégularités comptables »,
- 27 décembre 2017 «Ameublement La CGT s'inquiète de l'avenir de Conforama »,
- 3 janvier 2018 «Le scandale comptable de Steinhoff prend de l'ampleur » n'en fait mention.
Quant à l'article paru le même jour, 10 janvier 2018, dans BFM Business, s'il évoque la procédure de prévention en cause, il le fait dans les termes suivants : 'D'après Challenge, celle-ci [Conforama] aurait été placée sous mandat ad hoc'. Pour autant, la révélation de cette information ne saurait constituer un trouble manifestement illicite que s'il s'avère avec l'évidence requise en référé qu'elle ne contribue pas à l'information légitime du public sur un débat d'intérêt général. Cette appréciation doit conduire à prendre en compte le contenu de l'information en cause au regard des objectifs poursuivis par l'obligation de confidentialité voulue par le législateur par le biais de l'article L 611-15 du code de commerce et l'intérêt légitime du public à l'information sur un débat d'intérêt général garanti par l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales.
Sur le contenu de l'information, il convient de relever que les deux articles litigieux se limitent à indiquer au conditionnel que le groupe Conforama ferait l'objet d'une procédure de mandat ad hoc, que ces articles sont destinés au grand public comme le prouve l'explication selon laquelle la procédure de mandat ad hoc est destinée à négocier avec les créanciers de manière confidentielle afin d'éviter un défaut de paiement et qu'ils font suite à plusieurs autres articles de presse décrivant les difficultés financières importantes du groupe Steinhoff, maison mère du groupe Conforama, et de ce dernier. Il ne saurait donc être déduit avec l'évidence requise en référé que cette seule information énoncée au conditionnel et dans ce contexte ait pu compromettre les chances de succès de la procédure de mandat ad hoc, tant il est vrai que, pour les professionnels en relation d'affaires avec le groupe Conforama, elle n'ajoute pas vraiment aux renseignements déjà largement diffusés sur les difficultés financières traversées par le groupe Conforama.
En outre, il ressort du contenu des deux articles litigieux qu'ils évoquent l'éventualité du placement du groupe Conforama sous mandat ad hoc en lien avec les difficultés financières du groupe Steinhoff et en mentionnant l'importance de l'enseigne française Conforama : 3,5 milliards d'euros de chiffres d'affaires dans 335 magasins, 14 000 collaborateurs dans huit pays dont 9 000 en France. Les difficultés économiques importantes (déficit de 2 milliards d'euros) d'un groupe tel que le sud africain Steinhoff qui seraient imputables à des irrégularités comptables et ses répercussions sur un groupe tel que Conforama, qui se présente comme un acteur majeur de l'équipement de la maison en Europe et qui emploie 9 000 personnes en France, constituent sans conteste un sujet d'intérêt général. Au vu des considérations qui précèdent, il ne saurait donc être exclu que l'information du grand public selon laquelle le groupe Conforama serait placé sous mandat ad hoc afin de rechercher un accord avec ses créanciers contribue à l'information légitime du public sur un débat d'intérêt général. En outre, les intimées, en dehors d'une affirmation de principe fondée sur l'interprétation de l'article L 611-15 du code de commerce dans la jurisprudence, n'exposent pas en quoi la diffusion de cette information leur a causé un préjudice. La cour retiendra ainsi qu'il n'est pas établi que les articles litigieux constituent un trouble manifestement illicite ou ont généré un risque de dommage imminent au sens de l'article 873 du code de procédure civile.
Cela d'autant moins qu'il ressort des écritures des intimées que le groupe Conforama a annoncé le 24 janvier 2018 la conclusion avec le groupe Tikehau d'un accord pour la mise en place d'un financement de 115 millions d'euros pour une période de 3 ans, assurant ainsi son autonomie financière vis-à-vis du groupe Steinhoff. Au vu de ces considérations, l'ordonnance attaquée doit être infirmée dans toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, il sera dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes des SNC Conforama Investissement, SAS Conforama Développement et SA Conforama Holding. Elles devront supporter les dépens de première instance et d'appel, conformément à l'article 696 du code de procédure civile. Conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile, Maître H... pourra recouvrer directement les frais dont elle a fait l'avance sans en avoir reçu provision. L'équité commande de décharger la SNC Les Editions Croque Futur des frais non répétibles qu'elle s'est trouvée contrainte d'exposer. Il lui sera alloué la somme de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Infirme en toutes ses dispositions l'ordonnance rendue 12 janvier 2018 par le président du tribunal de commerce de Paris ; statuant à nouveau,
Dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes de la SNC Conforama Investissement, de la SAS Conforama Développement et de la SA Conforama Holding.
Condamne la SNC Conforama Investissement, la SAS Conforama Développement et la SA Conforama Holding in solidum aux dépens ; Dit que Maître H... pourra recouvrer directement les frais dont elle a fait l'avance sans en avoir reçu provision ;
Condamne la SNC Conforama Investissement, la SAS Conforama Développement et la SA Conforama Holding in solidum à payer la somme globale de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile à la SNC Les Editions Croque Futur.