Cass. com., 8 janvier 2013, n° 11-27.120
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Espel
Avocats :
Me Foussard, SCP Nicolaý, de Lanouvelle et Hannotin
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 15 septembre 2011), qu'en 1993, la société Clinique bois de Vincennes (CBV) a été créée en vue de l'acquisition d'un immeuble abritant la clinique exploitée par la société Centre chirurgical de Vincennes Fontenay (CCVF) et de l'achat des actions détenues par M. X..., son dirigeant, dans cette société ; que le financement de l'opération a été assuré par deux prêts consentis à la société CBV par la société Comptoir des entrepreneurs, aux droits de laquelle est venue la société Crédit foncier de France (la banque), et dont le remboursement devait être effectué au moyen des loyers et dividendes versés à la société mère par sa filiale ; qu'en garantie de ce remboursement, la banque a sollicité de M. X... le versement de fonds sur un compte rémunéré ; que les échéances des prêts étant restées impayées à compter de novembre 1995, et la déchéance du terme ayant été prononcée, les sociétés CBV et CCVF ont été mises en redressement puis liquidation judiciaires, les opérations de liquidation se déroulant sous patrimoine commun ; que M. Y..., désigné mandataire liquidateur de la liquidation judiciaire de chacune de ces sociétés, a assigné la banque, lui reprochant un soutien abusif ;
Sur le premier moyen :
Attendu que la banque fait grief à l'arrêt d'avoir retenu sa responsabilité, alors, selon le moyen :
1°/ que la recherche du crédit abusif devant être effectuée société par société, la responsabilité d'une banque ayant consenti un concours à une société déterminée ne peut être engagée que s'il est établi que cette société, précisément identifiée, a été acculée à la ruine par ce concours ; qu'au cas présent, pour retenir la responsabilité de la banque, la cour d'appel a fait masse des difficultés rencontrées, à la suite des prêts en cause, tant par la société emprunteuse (CBV) que par sa filiale (CCVF), sans se concentrer sur la situation de la société emprunteuse (CBV), pour caractériser en quoi cette seule entité aurait été exposée à la ruine ; qu'en amalgamant ainsi des difficultés subies par deux entités distinctes, dont l'une n'était pas l'emprunteuse, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à engager la responsabilité de la banque pour crédit ruineux, violant ainsi l'article 1382 du code civil ;
2°/ que la recherche du crédit abusif devant être effectuée société par société, la responsabilité d'une banque ayant consenti un crédit à une société mère sans provoquer, chez elle, d'insuffisance d'actif, ne peut être recherchée pour une insuffisance d'actif uniquement constatée au niveau de la filiale ; qu'au cas présent, il ressort des propres constatations de l'arrêt attaqué que les prêts en cause n'ont été octroyés qu'à la société mère (CBV) et non à la filiale (CCVF), et que la société CBV n'a pas subi d'insuffisance d'actif, de sorte qu'en condamnant la banque à payer "la seule insuffisance d'actif de la société filiale", la cour d'appel, qui a ainsi refusé de raisonner société par société, a violé l'article 1382 du code civil ;
3°/ que la responsabilité du banquier dispensateur de crédit ne peut être engagée à l'égard des créanciers d'une société que si le crédit ruineux consenti par la banque est la cause directe et certaine du préjudice desdits créanciers ; que tel n'est pas le cas lorsque le crédit en cause a été consenti à une société mère, et qu'il est constaté que la société mère a trop sollicité sa filiale, ou que ladite filiale a trop soutenu sa mère, le préjudice ressenti par les créanciers de la filiale étant alors dû à la gestion imputable à l'une ou l'autre de ces personnes morales, mais non à une politique de crédit du banquier ; qu'au cas présent, il ressort des propres constatations de l'arrêt attaqué que les difficultés engendrées, au niveau de la société CBV, par la souscription des deux prêts en cause, ont été couvertes grâce à des avances de trésorerie importantes de la filiale, en sus des dividendes et des loyers ; qu'en retenant la responsabilité de la banque, sans rechercher, comme elle y était pourtant invitée, si, dès lors que la banque n'était pas poursuivie pour immixtion fautive dans la gestion, ces politiques de gestion imputables soit à la mère soit à la fille n'étaient pas de nature à rompre le lien de causalité entre les crédits prétendument ruineux et le préjudice réparé, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil ;
4°/ que le mécanisme par lequel un débiteur peut voir sa dette apurée par le débit de fonds déposés par un tiers auprès de son créancier, doit être intégré à l'analyse de la situation de la trésorerie du débiteur pour apprécier son état éventuellement tendu, dès lors que ce mécanisme ne donne pas lieu à une action subrogatoire du tiers en question contre le débiteur ; qu'en l'absence de subrogation, en effet, la dette du débiteur se trouve effacée par l'effet de ce mécanisme, sans être remplacée par une dette à l'égard du tiers ayant constitué le dépôt de fonds ; qu'au cas présent, en considérant que le dépôt de garantie placé par M. X... dans les livres de la banque et "au profit" de celle-ci ne constituerait pas "un apport de fonds" susceptible d'alléger la situation de la société emprunteuse, mais serait assimilable à un "cautionnement" sans rechercher, comme elle y était pourtant invitée, si, dès lors que M. X... n'allait exercer aucune action subrogatoire et n'avait d'ailleurs pas déclaré de créance subrogatoire à la procédure collective du débiteur prétendument "cautionné", le dépôt en cause ne devait pas plutôt être assimilé à une réserve de crédit ou à un apport de fonds pour la société emprunteuse, permettant ainsi de considérer que sa situation n'était pas tendue, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil ;
Mais attendu, en premier lieu, que l'arrêt relève que des avances importantes de trésorerie ont été faites pendant près de trois ans par la société CCVF pour financer les remboursements effectués par la société CBV, puis retient qu'aucune pièce ne démontre, d'abord, que le dépôt de garantie ne constituait pas un cautionnement, au moins pendant les quatre premières années, ensuite, que les fonds pouvaient être débloqués au premier découvert, puis que la banque, entre les mains de laquelle était placée cette garantie, se soit inquiétée, avant 1996, de l'évolution de la situation financière des sociétés auprès de leurs dirigeants ; que, par ces constatations et appréciations, faisant ressortir que le dépôt ne constituait pas un apport de fonds pouvant être utilisé à tout moment par la société emprunteuse, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, a légalement justifié sa décision ;
Attendu, en deuxième lieu, qu'après avoir énoncé que le banquier doit prendre en considération, lors de l'octroi du crédit, la situation de la société emprunteuse, mais aussi celle des sociétés auxquelles elle est liée, l'arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que, si la société CBV, spécialement créée dans le cadre du montage mis en place, était la seule emprunteuse, elle n'avait aucune activité financière et ne pouvait assurer ses remboursements que grâce aux sommes versées par la société CCVF et que, pour effectuer ces règlements, des avances de trésorerie ont dû être consenties par celle-ci pendant trois ans, qui ont réduit sa capacité de financement ; qu'il retient encore que la banque savait que la société mère et la filiale ne pouvaient supporter la charge des emprunts dans des conditions d'exploitation normales, de sorte que, par sa faute, elle a entraîné la cessation des paiements de la société mère ; qu'en l'état de ces énonciations et appréciations, dont il résulte que la banque a pratiqué une politique de crédit ruineux à l'égard de l'emprunteuse, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ;
Attendu, en troisième lieu, que l'arrêt relève, par motifs adoptés, que, s'agissant des difficultés rencontrées par la société CCVF, la banque n'ignorait pas que l'impact de trésorerie attendu, dès l'origine, conduirait immanquablement à asphyxier la filiale ; qu'il retient, par motifs propres, que les remboursements des crédits n'avaient pu se faire que par des avances de trésorerie de la filiale, lesquelles ont considérablement réduit sa capacité de financement, empêchant des investissements indispensables au maintien de l'activité et que ces crédits ont généré un endettement excessif eu égard aux ressources de l'entreprise ou incompatible avec sa rentabilité, ce que la banque savait, de sorte que, par sa faute, elle a provoqué la dégradation de la société CCVF, dès l'octroi des prêts, et, par suite, sa liquidation judiciaire ; qu'ayant ainsi fait ressortir le lien de causalité entre la faute de la banque et le préjudice résultant de l'insuffisance d'actif, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ;
Attendu, en dernier lieu, qu'après avoir relevé que, par sa faute, la banque avait entraîné la cessation des paiements de la société CCVF et la liquidation judiciaire des deux sociétés, la cour d'appel, qui n'a pas dit que la société CBV n'avait pas subi d'insuffisance d'actif, mais a constaté que son passif avait été couvert, a pu condamner la banque à supporter linsuffisance d'actif de la société filiale ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Et, sur le premier moyen, pris en sa quatrième branche et sur le second moyen, réunis :
Attendu que la banque fait grief à l'arrêt d'avoir retenu sa responsabilité et de l'avoir condamnée à payer à M. Y..., ès qualités, la somme de 1 194 597,69 euros au titre de l'insuffisance d'actif avec intérêts au taux légal à compter du 31 août 2004, et capitalisation de ces intérêts, alors, selon le moyen :
1°/ que la responsabilité d'une banque pour crédit abusif ne peut être engagée en l'absence de préjudice ; qu'un crédit ne peut être considéré comme ruineux, et engager la responsabilité de son dispensateur, que si son octroi provoque, en soi, l'apparition d'un préjudice ; qu'au cas présent, en ne recherchant pas, comme elle y était pourtant invitée et comme elle le constatait elle-même, si, le passif déclaré lors de l'ouverture de la procédure collective de la société CCVF étant né de la liquidation, et non de l'exploitation, l'octroi et le remboursement des prêts, fût-ce par des prélèvements excessifs sur la trésorerie de la société CCVF, n'avait pas été sans conséquence préjudiciable pour la société CCVF, ce qui excluait alors de retenir la responsabilité de la banque à l'égard des créanciers de cette société, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil ;
2°/ que le préjudice résultant de la faute commise par la banque qui a consenti un crédit ruineux consiste en l'accroissement de l'insuffisance d'actif depuis l'octroi du crédit en cause jusqu'à la date de l'ouverture de la procédure collective ; que ne peut être inclus dans ce préjudice le passif né de la liquidation judiciaire ou apparu postérieurement, tel celui résultant des indemnités dues à la suite de la rupture, pour cause de cessation d'activité, des contrats d'exercice médical liant la société d'exploitation d'une clinique aux praticiens ; qu'au cas présent, en ne recherchant pas, comme elle y était pourtant invitée, invitation qu'elle constatait d'ailleurs elle-même, si le passif pris en compte pour la détermination du préjudice n'incluait pas un passif uniquement né de la liquidation de la société CCVF, constitué pour l'essentiel d'indemnités de résiliation de contrats en cours avec les médecins, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil ;
Mais attendu que la banque qui a soutenu, à titre subsidiaire, dans ses conclusions d'appel que l'insuffisance d'actif de la société CCVF s'élevait au plus à 1 194 597,69 euros et indiqué, dans le dispositif de ces conclusions, que sa condamnation ne pouvait excéder ce montant, n'est pas recevable à présenter devant la Cour de cassation un moyen contraire à ses écritures ; que le moyen ne peut être accueilli ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi.