CA Paris, 4e ch., 6 octobre 1994, n° D19940062
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Morgan (SA)
Défendeur :
Yda (SA, exercant sous l'enseigne Rectangle blanc)
FAITS ET PROCEDURE
Invoquant les droits que lui auraient conféré les lois du 14 juillet 1909, 11 mars 1957 et 12 mars 1952 sur un modèle de "T-shirt" dénommé PALACE par elle déposé à l'INPI le 1e septembre 1988, la STE MORGAN, après saisies-contrefaçon le 5 septembre 1988 du modèle NIL offert à la vente par la société YDA Rectangle Blanc, a assigné le 3 octobre 1988 cette dernière société en contrefaçon et en réparation d'une atteinte à sa notoriété commerciale, sollicitant, outre des mesures de publication, d'interdiction et de confiscation, la condamnation de la défenderesse à lui payer les sommes de 193 184, 96 francs du fait de la contrefaçon et 200 000 francs au titre de l'atteinte à sa notoriété commerciale. La société YDA Rectangle Blanc s'était opposée à ces prétentions, concluant à l'irrecevabilité comme au mal fondé des demandes, ainsi que, reconventionnellement, à l'allocation d'une somme de 200 000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice que lui auraient occasionné les opérations de saisie. Par le jugement entrepris, le tribunal de commerce a écarté la présomption instaurée par l'article 3 de la loi de 1909 au motif que les modèles argués de contrefaçon, eu égard à la date de leur saisie, auraient été créés nécessairement antérieurement au 1e septembre 1988,
Considérant qu'il appartenait dès lors à la STE MORGAN de prouver la création d'une œuvre originale et ses droits sur cette œuvre. Estimant que le modèle invoqué était en raison de sa banalité insusceptible de protection sur le fondement de la loi de 1957, il a débouté la STE MORGAN de ses demandes et a alloué à la défenderesse les sommes de 50 000 francs de dommages-intérêts et de 10 000 francs en application de l'article 700 du NCPC. Devant la Cour, la STE MORGAN conclut à l'infirmation et réitère ses prétentions de première instance.
La société intimée conclut à l'irrecevabilité de l'action de l'appelante :
- sur le fondement de la contrefaçon au regard de la loi du 14 juillet 1909, tirée de l'application de l'alinéa 3 de l'article 11 dès lors que le modèle déposé par la STE MORGAN n'aurait fait l'objet d'une publication qu'à la date du 20 septembre 1989, soit postérieurement à l'assignation introductive d'instance,
- sur le fondement de la loi du 11 mars 1957, la société appelante ne rapportant pas selon elle la preuve de son droit de propriété sur le modèle PALACE, lequel ne pourrait résulter que d'un acte de cession ou de l'existence d'une œuvre collective.
Sur le fond, elle conteste la date de création du modèle en cause et plus généralement lui dénie tout caractère de nouveauté et d'originalité.
Elle prie en conséquence la Cour de confirmer le jugement sauf en ce qui concerne la recevabilité de l'action de la STE MORGAN, et les dommages-intérêts qui lui ont été accordés et dont elle demande l'élévation au montant de 200 000 francs. Elle sollicite par ailleurs le bénéfice d'une mesure de publication du présent arrêt dans dix journaux de son choix, sans que le coût de chaque insertion puisse dépasser 20 000 francs HT.
En réplique, la STE MORGAN conclut sur un plan général au débouté de la STE YDA RECTANGLE BLANC et subsidiairement prie la Cour de juger que la procédure de saisie contrefaçon n'a revêtu aucun caractère abusif. Chacune des parties revendique à son profit le bénéfice de l'article 700 du NCPC.
DECISION
I - SUR L'APPEL PRINCIPAL :
Considérant qu'il ressort du certificat d'identité, versé aux débats, que le dépôt du modèle PALACE a été ouvert à l'INPI le 26 juillet 1989, les reproductions photographiques ayant été exposées à partir du 20 septembre suivant ; que la publication est donc postérieure à l'assignation introductive d'instance en date du 3 octobre 1988 ; qu'en vertu de l'article L 521-2 alinéa 3 CPI (article 11 alinéa 3 de la loi du 14 juillet 1909), l'action de la STE MORGAN est irrecevable sur le fondement de ladite loi, nonobstant le fait, invoqué par la société appelante mais inopérant, que la publicité avait eu lieu au moment où le juge a statué ;
Considérant qu'il n'est pas contesté qu'à la date de la saisie contrefaçon la STE MORGAN exploitait commercialement le modèle PALACE ; qu'en l'absence de toute revendication de la part de la ou des personnes physiques ayant réalisé le modèle, ces actes de possession étaient de nature à faire présumer, à l'égard des tiers contrefacteurs, que la STE MORGAN était titulaire d'éventuels droits de propriété incorporelle de l'auteur, quelle que fut la qualification de l'œuvre ;
Considérant cependant que l'existence du droit de propriété incorporelle invoqué est le fondement de l'action de la STE MORGAN ;
Considérant que la société MORGAN invoque la date du 21 juin 1988, figurant sur un bon de commande d'une société américaine, comme étant celle de la mise sur le marché du modèle PALACE, et n'établit pas plus qu'elle ne l'allègue, aucune date antérieure de création ; que la STE YDA Rectangle Blanc verse aux débats plusieurs magazines et notamment les numéros de Marie C et de Vogue du mois de février 1988, reproduisant en particulier les créations de la styliste Sonia R ; que l'on y retrouve, combinés de la même façon, les caractéristiques de la création prétendue de la STE MORGAN, à savoir l'existence sur les pull-over manches longues d'un picot en lisière de l'encolure (picot au demeurant de couleur unie, tout comme celui du modèle PALACE, l'affirmation de la STE MORGAN selon laquelle son propre picot serait bicolore étant contredite par les pièces mises aux débats) et la présence d'une inscription surajoutée sur le côté face, sous cette même encolure ; que la STE MORGAN a donc simplement repris, pour un vêtement offrant l'impression d'ensemble de la banalité, la tendance de la mode du moment ; que le fait, surajouté, que son modèle soit en coton, à défaut d'autres particularités (la STE MORGAN fait état de "proportions bien définies", sans autres précisions, mais qui se révèlent à l'examen être celles de la plupart des "T-shirts") ne permet de retenir aucune originalité qui traduirait une interprétation personnelle et à défaut de laquelle les premiers juges ont à juste titre refusé de reconnaître au modèle le caractère d'une œuvre protégeable ; que la STE MORGAN sera donc déboutée de sa demande en contrefaçon ;
Considérant que la STE MORGAN allègue l'existence d'une atteinte à "sa notoriété commerciale" sans invoquer à la charge de la STE YDA Rectangle Blanc de faits distincts de ceux prétendument qualifiés d'actes de contrefaçon ; en l'occurrence la reproduction des caractéristiques essentielles du modèle ; que sa demande en dommages- intérêts de ce chef devra donc être rejetée ;
II - SUR L'APPEL INCIDENT :
Considérant que la STE YDA Rectangle Blanc fait justement état de l'atteinte à sa réputation professionnelle et commerciale résultant de la suspicion d'être un contrefacteur qui s'attache à la saisie contrefaçon pratiquée dans ses locaux un lundi, jour de grande affluence pour sa clientèle de détaillants, à une époque de l'année où se tiennent les Salons du prêt à porter, circonstances de fait que la STE MORGAN ne conteste pas autrement qu'en déniant de manière générale, outre l'existence d'un abus de sa part, l'existence d'un préjudice ;
Considérant que la STE MORGAN, en pratiquant la saisie dans les conditions susmentionnées pour la protection d'un droit prétendu dont elle ne pouvait sérieusement ignorer le caractère particulièrement fragile et contestable en l'occurrence, a commis à tout le moins une faute d'imprudence ; que le tribunal a fait une exacte appréciation du préjudice ; qu'il sera néanmoins fait droit, à titre de complément de réparation, à la demande de publication, dans les conditions ci-après précisées ;
Considérant qu'il y a lieu, en équité, d'allouer à la STE YDA Rectangle Blanc une indemnité au titre des frais irrépétibles ;
PAR CES MOTIFS
et ceux non contraires du tribunal,
CONFIRME le jugement, en ce qu'il a débouté la société MORGAN de ses demandes et sur les dommages-intérêts alloués à la société YDA Rectangle Blanc,
Y AJOUTANT,
Autorise la société YDA Rectangle Blanc à publier, même par extraits, le présent arrêt, dans trois journaux de son choix, aux frais de la société MORGAN, sans que le coût de chaque publication excède le montant de 15 000 francs HT ;
Condamne la société MORGAN à payer à la société YDA Rectangle Blanc la somme de 15 000 francs au titre de l'article 700 du NCPC, première instance et appel confondus,
La condamne aux dépens et pour ceux d'appel, accorde à la SCP d'avoués BOLLET BASKAL le bénéfice de l'article 699 du NCPC.